Un constat : le plan, qui permet d’expliquer un bâtiment, a disparu des revues d’architecture. Il a disparu des sites sur lesquels on peut trouver une grande profusion d’images, souvent passées par Photoshop, des ciels uniformément gris ou blancs. Signe des temps ? Est-ce une nouvelle façon de concevoir un projet : partir d’une image, d’une perspective, d’une « façade » ?
Le plan de l’école des Beaux-Arts de Paris me fascinait avec ses adjonctions, la salle Foch, la salle Melpomène, l’Hôtel de Chimay, le bâtiment des loges, la bibliothèque, la salle des antiques, l’amphithéâtre d’honneur (aussi appelé hémicycle de Delaroche de Félix Duban), la chapelle du château d’Anet, le portail du château de Gaillon… Une petite ville dans la ville avec des cheminements différents pour aller d’un point à un autre, une promenade au travers des mondes comme traverser la Cour du Murier pour aller de la rue Bonaparte au quai Malaquais… et le jardin du directeur, inaccessible aux élèves, rajoutait du mystère.
Il fallait comprendre ce labyrinthe merveilleux et le plan de cet ensemble a longtemps été pour moi une référence. Je regardais avec autant d’intérêt le plan du Vatican ou celui de Venise et recherchais désespérément les plans de la Cité interdite, ceux des temples d’Angkor ou ceux de la cité de Teotihuacan.
Comprendre un plan était une chose naturelle pour dessiner un bâtiment, un ensemble de constructions ou un quartier.
Regarder le plan du château de Fontainebleau ou celui de Chenonceau faisait partie de l’apprentissage mais aussi du plaisir de l’architecture. La raideur de la géométrie et la symétrie n’étaient plus à l’ordre du jour, il fallait inventer des situations pour faire vibrer les articulations et comprendre Alvar Aalto, Hans Scharoun, Arne Jacobsen et Jorn Utzon.
A mes yeux, la modernité pouvait s’accommoder de l’histoire qui l’avait précédée. J’avais alors une idée, trop étymologique et pas assez idéologique, de la radicalité. Pour moi l’architecture avait des racines et sa dimension écologique, en tant que système culturel, était naturelle. J’ai vite compris que ce point de vue était iconoclaste.
En fait, le mouvement moderne a introduit une rupture radicale avec l’idée que d’aucuns se faisaient de la beauté et de l’art en général. L’architecture a tourné le dos à la culture, à l’histoire. Etre un artiste aussi libre que le peintre devant sa toile, choisir son motif, était un pari risqué pour l’architecte, c’était même un contresens.
L’architecte, de tout temps, a répondu à une commande, à une attente. Aujourd’hui, l’architecte est le dernier « artiste engagé ». C’est un pléonasme puisqu’il doit à la fois répondre à une commande, y ajouter son talent et sa capacité à exprimer ce que le commanditaire ne peut pas exprimer lui-même. Chacun son rôle. Le programme, pour détaillé qu’il soit, n’épuise pas la question de la toute petite part de liberté qui va transformer une construction en architecture, sans besoin de « gesticulations ».
Poser une question ne résout pas le problème !
N’importe quoi peut devenir une question pour donner l’illusion de penser, la question de l’éphémère, la question du territoire, la question de l’environnement, la question du sens, de la diversité, de la complexité, de la ville… La question de l’émotion ne se pose pas, elle est pourtant brûlante mais on a peur de ne pas lui trouver de réponse. Une dernière question, sérieuse cette fois, est celle du symbole. Si l’architecture est un langage qui parle au plus grand nombre alors la question du symbole devient incontournable : que représente-t-elle ? Quel sens est susceptible de rassembler ? Une autre manière de mettre en évidence l’importance de la nature et de sa dimension métaphorique.
L’architecture est un art au sens noble du terme
L’art est fait pour toucher le monde, toucher tout le monde. C’est un langage polysémique qui peut être interprété de différentes façons et l’écologie, pas plus que les diverses technologies, ne peut l’épuiser. C’est dire combien l’ambition du mouvement international de s’en tenir à la vérité de la construction, à la seule expression des matériaux, a été réductrice, folle, dangereuse et pernicieuse.
Nous en sommes les héritiers désabusés. Le sens a été perdu et c’est l’ensemble d’un monde qui est désorienté. L’architecture est incontestablement un art, elle doit porter un sens social, une vision, le sens de l’engagement : apporter en chaque lieu la réponse la mieux adaptée et non pas faire partout la même chose, soit reproduire les mêmes folies de Bordeaux à Hambourg ou Rotterdam.
Aujourd’hui, l’architecture n’a pas vocation à ne produire que des monuments, elle participe avant tout à développer un projet de ville, à l’attention de tous. Il faut faire la différence entre la prétention et l’attention, entre l’intention et l’émotion et ne pas avoir l’ambition de transformer n’importe quel programme en monument.
C’est la découverte d’un bâtiment surprenant qui inspire ma réflexion, un ensemble de trois cent soixante logements en bordure de la Garonne. Une sorte de Palais royal avec un jardin central, pour lequel j’aurais aimé trouver un plan d’étage courant, un élément qui me fasse comprendre la démarche, l’attention marquée aux logements. Je voulais comprendre la conception de cette réalisation surprenante mais impossible de trouver un plan d’étage courant. Secret professionnel ? Il est plus facile de trouver les plans des immeubles de logements de « Roméo et Juliette » de Hans Scharoun que ceux de MVRDV pour Bordeaux !
Dans ces conditions, comment parler de critique d’architecture ?
C’est plausible lorsqu’il s’agit du Musée des Confluences, incompréhensible, grandiloquent mais prémonitoire, des formes informes pour impressionner, pas pour émouvoir !
Mais lorsqu’il s’agit de logement, en faire des objets comme s’il s’agissait de monuments, relève du détournement de bien public. C’est criminel d’utiliser le logement comme matériau pour arriver à ses fins. Les années soixante-dix se sont illustrées avec une architecture qui faisait du logement une pièce de Lego. Cela a donné la Petite cathédrale, le viaduc, Abraxas et d’autres fantaisies fromagères, ces temps semblaient pourtant révolus. Et bien non ça continue avec le Marché de Rotterdam (des mêmes MVRDV) ! Les logements sont devenus un matériau pour faire des monuments.
À quoi servent ces revues qui ne transmettent que des images et pas de plans ? Cela n’intéresse plus personne ? Sont-ils secrets ou bien honteux ? Une autre interprétation, la place trop importante de la programmation ? Effectivement, bien trop souvent ce sont les maîtres d’ouvrage qui donnent les modèles et montrent les images !
Le logement n’est plus l’affaire d’architectes mais affaire de promoteurs. Les architectes n’ont plus qu’à faire des enveloppes, sorte de mastaba, sans se préoccuper de l’orientation, du contexte, l’échelle n’étant plus non plus un sujet. C’est probablement une des raisons de la « disparition du plan », à moins que ce ne soit un sujet de protection intellectuelle. Signe du temps, on ne partage plus le savoir-faire. Si l’on feuillette les revues des années soixante à quatre-vingt, les projets présentés contiennent tous les plans, les coupes, les détails de construction.
Question de générosité ?
La générosité était partie prenante de ces réalisations passées que justement nous transformons aujourd’hui. La fluidité, la limpidité, la clarté d’un plan étaient les qualités essentielles de l’architecture, y compris lorsqu’il s’agissait du logement. C’est cette générosité de l’architecture de ces années qui permet aujourd’hui de transformer les réalisations d’alors, de les réutiliser, de les adapter aujourd’hui.
Tout le monde s’accorde sur la qualité de la distribution des logements conçus dans les années soixante. Aujourd’hui, les programmes sont tellement détaillés, mesurés, précis, que les architectes sont obligés d’aller chercher ailleurs leur part de liberté. Les productions contemporaines conduiront au résultat inverse de celui attendu : soumis à l’évolution des usages, les plans seront très vite inadaptés et ne permettront pas l’évolution que le développement durable attend. Je ne porterai pas de jugement sur les plans qui se cachent !
Il serait temps de relever le défi et de remettre l’architecture face à son rapport à la culture. La disparition du plan est un symptôme de quelque chose de bien plus grave. En cela, il revient aux revues d’architecture, aux écoles, et autres institutions de poser ce problème vital. Comment réintroduire la culture dans l’architecture et quelle culture ? Comment l’utiliser, l’interpréter ? Quelle nouvelle modernité pouvons-nous partager ?
L’utilité publique de l’architecture n’est plus portée et c’est normal dès lors qu’elle est désincarnée. Pourtant, l’architecte a une mission, celle de transmettre pour transformer, y compris avec le réchauffement climatique. Il faut se souvenir, qu’avant nous, des hommes ont appris à résoudre des problèmes et nous ont laissé des chefs-d’œuvre, des villes.
Notre engagement est de remettre la boussole en service pour sortir du brouillard et réhabiliter l’architecture en tant que discipline autonome, telle qu’elle le fut. Il est inquiétant de ne plus parler de sens indépendamment du politique, indépendamment de l’histoire, de la culture, indépendamment d’une vision de l’avenir. L’architecture ne peut pas se contenter d’être simplement une production, une génération spontanée, des objets juxtaposés sur un plateau, sans que le sens soit partagé.
La question du plan paraît anecdotique ? Selon que l’on s’adresse à un maire ou à un promoteur, mieux vaut-il dessiner un plan ou commencer par une façade ?
Chat GPT va nous rappeler à l’ordre, il ne fait pas encore de plan mais donne des images. Le plan devient une sorte de remplissage, d’où l’origine de mon inquiétude. Les images sont déjà produites avec des bribes de cahier des charges, à une vitesse saisissante. Un diplôme d’architecte est un permis de conduire, mais cela devient insuffisant. Il faut aussi des coordonnées, savoir vers quel chemin se diriger, choisir un itinéraire… C’est bien le rôle de la culture qui nourrit un projet, c’est elle qui permettra de guider l’IA.
La culture du plan a disparu
La question du plan est devenue subsidiaire, effet du GPS ? Désorientés, sommes-nous encore capables de lire un plan ? Un plan de ville ? Une carte au 1/25.000 ? Une carte bleue de l’IGN ? En fait, ce n’est pas uniquement une affaire de plan, c’est surtout la capacité à changer d’échelle qui est en question : passer du plan d’ensemble au détail. C’est cette démarche itérative qui nourrit, enrichit en permanence un projet, elle est une des particularités de l’architecture. C’est cet aller-retour qui garantit la richesse de l’architecture et assure qu’elle parlera au plus grand nombre, c’est cette démarche qui donne du sens « au projet urbain ». Je pense à Antonio Salieri qui disait au jeune Mozart « votre œuvre est inventive, sa qualité parle ! Toutefois un peu trop de notes, c’est tout, élaguez là un peu, et l’ensemble sera parfait » Nous y sommes, l’élagage ayant déjà eu lieu, il n’y a plus qu’à attendre la saison prochaine pour que l’architecture renaisse.
L’architecture est une affaire qui commence dans la tête, autrement dit qui se prescrit avant de se dessiner. Les plans des cathédrales sont bien cachés dans la tête de ceux qui les ont conçues. C’est le prochain défi pour dialoguer avec Chat GPT : avoir les idées claires dans chaque tête d’architecte.
Vive le plan !
Alain Sarfati
Architecte & Urbaniste
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