« La France moche », c’était le titre du Figaro en août dernier. Pourquoi ce sentiment d’impuissance face à la ville qui s’enlaidit ? Si le XIXe siècle a été celui des embellissements, il est encore temps de faire du XXIe siècle celui d’un amour retrouvé de la ville. Le réchauffement climatique nous y invite.
A la fin des années soixante, l’Amérique était celle de Paris, Texas de Wim Wenders, des Trois femmes de Robert Altman, celle de l’immensité. Et à la lecture de Learning from Las Vegas de Robert Venturi, une autre vision de la ville apparaissait, avec sa logique, sa culture, son espace. Il y avait une forte attirance pour le kitsch de la capitale du jeu, pour la démesure, pour ce souffle de liberté, pour une modernité décomplexée.
En France, c’était le début des désillusions, nos petits commerces, au pied des immeubles, ne résistaient pas à la poussée de la grande distribution. La ville, en s’étalant, perdait ses repères. Aujourd’hui, le constat est sans appel : l’importation de la « beauté » d’outre Atlantique a fait des dégâts irréparables. La transposition du modèle américain dans nos banlieues, réduit à la manière des Jivaros, est incontestablement à l’origine de nos villes chaotiques, explosées, tel un puzzle en vrac.
La France est moche ? Il n’est jamais trop tard pour bien faire !
La France s’enlaidit mais il est devenu difficile de parler de beauté lorsque l’uniformité est devenue la règle au prétexte d’une hypothétique harmonie. En architecture, la peur de la diversité est une sorte d’évidence, d’où la mocheté essentiellement répandue dans la périphérie. A l’origine, la France était belle de sa diversité mais le chaos des villes a rendu la « France moche ».
Après « l’architecture moche »,* pas étonnant que ce soit la ville qui soit moche, puis la France. La plus belle ville du monde s’enlaidit et sur ce point il y a consensus. Pourvu que l’on n’aille pas jusqu’à l’irréparable !
L’urbanisme est en faillite et nous n’avons pas réussi à endiguer un tsunami qui met le pays en péril. De quoi donner raison à Paul Valéry ? « Deux dangers ne cessent de menacer le monde : l’ordre et le désordre »
J’aime faire l’hypothèse que la beauté est dans le lien, la relation, l’inachèvement, alors que la rupture, la table rase, a été la base d’une modernité dévoyée. Aujourd’hui, il faut rassembler, relier, réunir ce qui est épars pour qu’une nouvelle beauté naisse, une beauté qui parlerait à tous et à toutes.
« La France moche », ce sont d’abord des villes dont il est question. Je les croyais belles, elles sont laides, à en croire les agents immobiliers, au point de faire fuir leurs habitants. Mais ils fuient vers des petites villes qui sont « encore plus moches » et la surchauffe n’est plus en ville, elle arrive dans les campagnes. Il faut y trouver son havre de tranquillité mais en même temps son désert médical, son désert culturel… et la beauté retrouvée.
La ville devient moche il est temps de stopper le tsunami
A l’heure où la déconstruction culturelle va bon train, comment parler de beauté ? Si l’on ose parler de mocheté, c’est par opposition à une idée que l’on se fait de la beauté. Le terrain est miné mais il ne faut pas éviter de s’y aventurer. Auguste Perret disait que « l’architecture, c’est ce qui fait de belles ruines », laissant à l’histoire le rôle de trier le bon grain de l’ivraie. Aujourd’hui, nous n’avons plus le temps, c’est « la ville » qui est sur la sellette. Un constat ne suffit pas, il faut des décisions pour que naisse l’espoir de retrouver le goût de la ville.
Comment définir la beauté ? Qu’est ce qui fait que nous trouvons une ville belle, un bâtiment beau ? Un projet lisible, partageable, une adhésion large. Si c’est vrai alors « la ville moche » serait désorientée, illisible, chaotique, il lui manquerait le lien qui donne sa raison d’être au vivre ensemble.
Au départ lieu de sécurité, la ville moderne a été soumise peu à peu à la vitesse de déplacements des voitures, des vélos, des trottinettes… qui engendrent l’insécurité en son sein. A des situations inextricables, les ronds-points qui se sont multipliés n’ont apporté aucune réponse à l’attente d’un paysage urbain complexe et attentif aux usages. Il ne sert plus à grand-chose de tirer sur le fonctionnalisme, il est immortel !
« Une ville moche » c’est un espace désorienté dans lequel le GPS est indispensable. « La ville moche » c’est une ville qu’aucun PLU ne pourra révéler puisqu’il n’est pas sous-tendu par un projet lisible et partageable.
Où est la juste mesure ? Le lien manquant est l’absence d’architecture. L’architecture est devenue autonome et c’est la ville qui en fait les frais. Le minimalisme flirte avec l’indigence quand il ne s’agit pas de brutalité. Et la frugalité vient rajouter son grain de sel ! On en vient même à proposer des noues, pour le recueil des eaux pluviales, au beau milieu d’un projet urbain.
La culture de la ville européenne, de la ville belle, a besoin d’être réinvitée pour qu’à nouveau la beauté soit au rendez-vous.
L’élégance n’est plus une valeur. Comment conduire un projet urbain pour rattraper nos errances ? A qui la faute ? La faute est bien partagée : incompétence généralisée, incompétence des élus, des urbanistes, des ingénieurs, de la charte d’Athènes, du réchauffement climatique, du prix du foncier, du manque de projet de culture… Cela fait beaucoup de coupables !
La ville sur la ville, c’était la piazza Navona, à Rome construite sur un cirque, la place Furstenberg à Paris édifiée sur le cloître de Saint-Germain. L’extension de la ville d’Aix-en-Provence a été l’occasion d’inventer le cours Mirabeau, devenu espace public. Voilà ce que la culture urbaine ou l’histoire de la ville apporte, la place du bien commun dans chaque projet petit ou grand toujours raccordé à une vision lointaine !
Aujourd’hui l’enjeu est de construire la ville sur la non-ville. Le gris, le neutre, le triste sont de mise actuellement. Après la banalisation du mal, nous sommes devant la banalisation du « moche », du laid. Il est devenu impossible de parler de beauté, c’est un non-dit. La beauté serait un instrument de domination sociale. Dans L’homme révolté, Albert Camus avance l’idée que « la beauté a été troquée contre le social ». La beauté est pourtant une appréciation culturelle et dans une société, de plus en plus multiculturelle, la beauté devrait prendre des formes différentes.
De son côté, l’architecture a du mal à faire sa mue « archipélique », à interpréter un contexte, elle a du mal à sortir d’un courant qui l’entraîne vers sa perte, par son adhésion au seul primat technique, en oubliant sa part poétique, métaphorique, qui lui donne « sa beauté naturelle », et peut être universelle.
L’architecture est une métaphore du monde en expansion, un déploiement. Aucun promoteur, aucun maître d’ouvrage ne commande autre chose qu’une construction correcte, solide, répondant aux normes en vigueur, dans le budget et les délais impartis. C’est l’architecte qui rend le projet magnifique. Il est le seul responsable de la beauté avec la maîtrise d’ouvrage, quand celle-ci existe.
La notion de beauté tétanise les architectes. Nous aurions honte peut-être même peur de parler de beauté. La beauté a changé de culture, de nature, nous ne percevons plus la beauté de la même manière, il va falloir surmonter l’obstacle. La vertu plutôt que la beauté !
La ville est moche ? L’architecture, comme la ville, doit être l’expression de la diversité dont il n’a jamais été autant question. La modernité devrait changer de paradigme si l’on souhaite mettre en accord les faits et les gestes, le dire et le faire.
La notion de beauté a été bannie de notre langage, de notre façon d’appréhender les choses. On dira « c’est fort, c’est brutal » mais on n’osera pas dire « c’est beau, c’est élégant, c’est charmant » parce qu’il nous fut trop expliqué que la beauté était une arme idéologique.
L’architecture est devenue moche sans que les architectes n’aient pris conscience de cet état de choses, par souci d’authenticité, de vérité en oubliant l’essentiel, le sens social qu’elle doit porter car il lui faut les deux dimensions pour donner tort à Albert Camus.
Après le syndrome de Stendhal (personne saisie par la beauté d’une œuvre au point de s’en rendre malade), les architectes souffrent du syndrome du Tal Mahal (une beauté indépassable conduit le commanditaire à tuer son maître d’œuvre), de quoi en effrayer plus d’un ! La construction n’a pas été au rendez-vous de la diversité, l’urbanisme a failli. La continuité ferait-elle peur ? Les bâtiments sont posés sans liens, ils s’ignorent.
C’est quoi « une ville moche » ?
La beauté est perdue d’avance, elle est derrière nous et pourtant nous pourrions faire un pas en avant. Ce qui est moche, ce sont ces entrées de villes qui n’ont aucune trace d’un ordre quel qu’il soit ; le chacun pour soi est insupportable. Ce qui est moche, c’est la circulation désordonnée qui contribue à l’impression de chaos. Il faut que le projet de ville redevienne lisible, que l’ambition du vivre ensemble aille au-delà du pseudo « projet urbain », un changement d’échelle, un changement de nature, une présence forte de la collectivité qui s’inscrive dans la création d’un bien commun, comme une promenade, un cours, une place, une terrasse, un mail, un usoir, un foirail, une avenue, une allée…
Une remise en ordre, pour redonner du sens à un espace de pratique collective qui soit autre chose qu’un stade, un théâtre, une maison de la culture, pour créer les supports d’une continuité, d’une sociabilité, pour que la ville soit belle, il faut qu’il y ait une mixité d’activités.
J’aimerais croire que la beauté sera une valeur d’avenir et que d’un nouvel urbanisme naîtra un art de la ville belle !
Alain Sarfati
Architecte & Urbaniste
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