Il y a des sujets qui agacent, voire exaspèrent, au point d’altérer toute objectivité. La maison de « l’individu » en est un exemple. A l’inverse de celle que décrit Gaston Bachelard dans la Poétique de l’Espace, la maison de « l’individu » des temps nouveaux n’a ni cave, ni grenier. Y a-t-il même encore de la poésie dans son espace ?
En expliquant le 14 octobre 2021 que la maison individuelle est « un non-sens écologique, économique et social », Emmanuelle Wargon, la ministre chargée du Logement, s’est offert un très long quart d’heure de célébrité. S’attaquer à la maison de « l’individu » quelle idée !
Au fil du temps, j’ai commencé à éprouver de la sympathie, non pour la ministre mais pour sa déclaration, imprécise peut-être, maladroite sûrement, mais complètement d’actualité à plus d’un titre.
En premier lieu, se demander si le Tsunami de critiques était destiné à la femme ou la ministre tant de virulentes attaques ad hominem renvoyait à l’image d’une campagne présidentielle d’un autre âge. Surtout, elles permettent d’occulter les préoccupations citoyennes vis-à-vis de l’urbain, l’environnement, l’écologie ‘au sens large’, etc.
Ensuite, considérons que préserver « l’individu » c’est préserver son habitat car « Habiter » ne peut se limiter à l’action d’être logé, mais déborde de tous les côtés de « l’habitation » et de « l’être »*.
La ministre nous explique au sujet de la maison individuelle que « ce rêve construit pour les Français dans les années 1970 » et « ce modèle d’urbanisation qui dépend de la voiture pour les relier » sont un « non-sens écologique, économique et social ». A qui profite le crime ? Tiens, les professionnels du secteur, représentés par la Fédération Française des Constructeurs de la Maison Individuelle (FFCMI), figurent au Top 10 de l’exaction !**
Le 19 octobre 2021, Damien Hereng, président de la dite fédération, est invité à raconter « sa maison individuelle » sur France Culture dans l’émission L’INVITE(E) DES MATINS *** : Habitat et Territoires – Les fractures Françaises. Il nous explique avec aplomb et mépris que LES Français ont envie et ont besoin de « VERT ». Néophyte sur les questions de paysage et de l’urbain sans doute, il invite les auditeurs à comprendre à demi-mot que « Vert » signifie pour lui, paysage jardiné ! Parce que sinon, pour les constructeurs de MI, le VERT est surtout la couleur du dollar !
Cette culture du dollar a proliféré comme un virus et infecté les esprits : ne pas acheter une maison pour se loger mais se loger pour investir ! Et dans la pierre de préférence, pas dans l’argile. Au diable le colosse !
Alors, d’où vient cette certitude à chaque fois reprise en chœur que le Français veut vivre dans une maison individuelle ? Par la construction de la pensée qui a dépassé le stade de la rêverie, répond Pierre Bourdieu. Dans Esquisse d’une théorie de la pratique (1972), le sociologue définit l’habitus comme étant « une loi immanente, déposée en chaque agent par la prime éducation ». L’habitus n’est pas une habitude, il ne s’agit pas de la reproduction d’un comportement inculqué par le milieu social, il représente un système « puissamment générateur ».
Pierre Bourdieu définit l’habitus comme étant des « structures structurées prédisposées à fonctionner comme des structures structurantes ». L’habitus garantit que les aspirations de tous soient ajustées afin que chacun puisse voir ses espoirs se réaliser et « conduit chacun à prendre la réalité pour ses désirs ». Le Français veut vivre dans la maison individuelle !
Précisons ici de quelle maison individuelle il s’agit. Il n’est pas question de la maison ouvrière, ni de la maison mitoyenne ou des villas urbaines, ni de la maison individuelle ‘faubourienne’, encore moins celle de la villégiature. Il est question de la maison individuelle qui abonde, celle produite et reproduite encore et encore, celle qui champignonne dans les territoires, celle avec laquelle on tartine le pays depuis les années ’70, le tout devenu comme une épaisse couche d’enduit qui asphyxie le sol et pollue l’air !
Celle-là même qui a échappé aux architectes malgré les combats et les batailles perdues d’avance. Celle à 100 000 Francs que promeut Albin Chalandon, ministre de l’Equipement et du Logement de juillet 1968 à juillet 1972 : surnommée la « Chalandonette », 70 000 maisons individuelles seront créées mais le projet sera un fiasco et les maisons bon marché seront rapidement délabrées.
Celle aussi à 100 000 €, que l’on pourrait surnommer la « Borloorette », lancée en 2005 par Jean-Louis Borloo, alors ministre de l’Emploi, de la Cohésion sociale et du Logement, et qui s’est effondrée avant même d’être construite. Les matériaux étaient de bonne facture, la maison était virtuelle ! Annoncée en grande pompe, le ministre fait plancher des architectes de renom, s’en suit une communication et une exposition à la hauteur des noms des architectes de renom ! L’échec est cuisant ! Les architectes détalent, les constructeurs aux aguets prennent le relais, l’étalement urbain reprend sa vitesse de croisière. Le Français veut vivre dans une maison individuelle !
Alors quelle maison de « l’individu » ? Au pays de la langue de bois, quand le sujet par trop exaspère, demeure toujours la planche à verdir !
Gemaile Rechak
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***France Culture : le 19 Octobre – L’INVITE(E) DES MATINS par Guillaume Erner. Habitat et Territoires : Les fractures Françaises. Avec Jean-Laurent Cassely et Damien Hereng.