La place de la Concorde avec son sol, ses fontaines, ses statues, ses guérites, ses balustrades, ses colonnes, ses lampadaires… a fait l’objet d’un classement au titre des monuments historiques, par arrêté du 23 mars 1937. Son histoire est singulière par le choix de sa localisation mais aussi par celui de l’architecte qui devait concevoir la Place Louis XV.
À l’époque, les architectes se sont précipités et les propositions ont afflué, il faut dire qu’être l’auteur d’une nouvelle place royale était séduisant. Devant l’afflux de propositions, Monsieur de Marigny, en charge de la conduite du projet, s’est plaint d’avoir du mal à choisir. Sollicité, Louis XV lui a répondu : « Vous prenez ce qu’il y a de meilleur dans chacune des propositions et vous demandez à Monsieur Gabriel d’en faire son projet ».
Autre temps autre mœurs
Aujourd’hui, c’est le référendum populaire qui va être l’outil pour détruire l’une des merveilles du monde. Pour le dire autrement, le prétexte des Jeux olympiques (J.O.) est avancé pour « embellir » une nouvelle fois la plus belle place de Paris : « Après les Jeux olympiques et paralympiques, la moitié de la place de la Concorde sera dédiée à la promenade, offrant aux Parisiennes, aux Parisiens et aux visiteurs, un espace piétonnier, depuis les Tuileries jusqu’à l’obélisque. Une concertation publique sur le réaménagement de la place se tiendra du 2 avril au 29 mai (actuellement) et un registre sera ouvert permettant aux habitants et usagers de s’exprimer librement. Cette concertation vise à associer un large public autour du projet : acteurs du site, riverains, commerçants, Parisiens, Franciliens… afin de nourrir la réflexion, notamment du point de vue des usages attendus. Elle prendra forme d’ateliers, de tables rondes, de rencontres et de balades urbaines ».
J’aurais préféré la méthode de Louis XV : confiance, compétence, autorité, efficacité, honnêteté et beauté comme résultat.
Depuis un siècle, l’urbanisme est une discipline qui n’a cessé d’errer
D’abord aux mains des militaires du génie, elle est passée dans celles des géographes, des historiens, des architectes, puis des paysagistes, des écologues, pour finir… entre celles du grand public qui, légitimement, veut être informé et participer aux grandes décisions, voire s’inscrire symboliquement dans le paysage.
Après l’urbanisme de projet, qui est apparu bien souvent comme une projection sans lien avec le réel, il a fallu chercher ailleurs et c’est l’École de Chicago avec son courant de pensée sociologique, l’Advocacy Planning*, qui a semblé devoir être le modèle à suivre. Mais la démarche participative n’ayant pas eu le succès attendu, elle est tombée dans l’oubli. La voilà de retour, mais cette fois comme ersatz !
Tout élu devrait, dans son programme, annoncer ce qu’il veut entreprendre ; une consultation publique, tel un leurre, est insupportable. Si le projet existe, il faut l’assumer et ne pas le rendre irréversible.
La symétrie a mauvaise presse c’est pourtant la marque de fabrique de la splendeur française ! « Diviser par deux la place laissée à la voiture au profit des piétons » est une mauvaise idée. Cette dissymétrie n’a aucune raison d’être, ce serait une erreur avec des conséquences sur l’ensemble de l’avenue des Champs-Élysées. Autant rendre la place complètement piétonne !
Pourquoi un piéton, promeneur, badaud visiteur, qui s’est assis autour du bassin octogonal des Tuileries et qui a bénéficié de la vue sur l’avenue depuis la terrasse, aurait un bénéfice à regarder une place envahie de colporteurs ? Pourquoi un piéton ne pourrait-il pas traverser une voie pour se faire arroser par les fontaines de Jacques-Ignace Hittorf ou déchiffrer les hiéroglyphes de l’obélisque tant qu’il est sur la place ?
Dans les années ‘70, la publicité des jeans Levi’s avait transformé la place en pelouse avec des pique-niques géants, c’était une affiche. L’effet a été saisissant, puis les agriculteurs ont emboîté le pas en venant moissonner le blé sur les Champs-Élysées. Chaque année, pour la cérémonie du 14 juillet, une tribune temporaire occupe une partie de la place pendant que la grande roue permet de dominer la ville. Dernièrement, l’aménagement temporaire du village de la Concorde, pour la coupe du monde de rugby, a déjà montré son inanité, inutile de le pérenniser.
Quel est donc le dessein derrière ce projet ?
Nous sommes nombreux à pousser un cri d’alarme. Pourquoi ne pas tout de suite avouer que l’on veut transformer la Place de la Concorde en skate Park ou la diviser en jardins ouvriers pour en finir enfin avec toutes idées de grandeur, de caractère exceptionnel français. Il est difficile de comprendre l’ambition réelle derrière ce projet. Sur ce lieu, l’équilibre est fragile, l’harmonie est dans une juxtaposition, un jeu sur l’échelle, c’est le résultat de plusieurs siècles d’ajustement, pourquoi ne pas continuer ?
Imaginons fébrilement l’après Jeux olympiques !
La place de la Concorde, après avoir été la place Louis XV, puis la place Louis XVI, est devenue la place de la Révolution. Elle pourrait devenir la Place 2024 en souvenir de ce moment où, perdant de son lustre, elle est passée du statut de plus grand îlot de chaleur de la capitale à celui de principal îlot de fraîcheur de Paris…
Les paysagistes, les écologistes, les éclairagistes vont s’en emparer pour en faire la Place aux 1 000 fontaines avec une gigantesque patinoire l’hiver. Encore plus fort que « Réinventer Paris », ils auront enfin trouvé l’espace pour planter « 1 000 arbres » et sauver la ville des futurs étés torrides.
Difficile de s’élever contre un si beau et généreux projet ! En voulant « naturer » la place de la Concorde, le risque est de la dénaturer complètement, d’en détruire son échelle. À vouloir, coûte que coûte, transformer la ville en forêt, on peut penser au climax, concept qui s’applique aux milieux naturels, peu ou pas modifiés par l’homme et qui évolueraient si l’homme n’y intervenait plus. Mais la ville, comme la forêt, évolue, se développe et atteint un certain équilibre auquel il est dangereux de toucher au risque de détruire ce qui, en biologie végétale et pourquoi pas en écologie urbaine, s’appelle « un état climacique » : une sorte d’équilibre dynamique obtenu au fil du temps.
Toucher à l’équilibre du site produirait un déséquilibre préjudiciable
Les écologistes défendent les forêts, les urbanistes les villes, je suis de ceux-là. Si « l’enfer est pavé de bonnes intentions » et que les objectifs semblent incontestables, « réintroduire plus de nature dans la ville », c’est oublier que toutes nos villes se sont construites contre la nature. Les temps changent. Si l’aspiration à avoir davantage de nature dans la ville puise sa légitimité dans le trop de technique, trop de vitesse, trop de pollution, trop de bruit, pour autant oublier l’histoire et laisser poindre une aversion pour « la ville », il n’y a qu’un pas.
En son temps, la Place des Vosges a accueilli des platanes, la Place Saint-Sulpice a été arborée lors de la création du parc de stationnement, l’esplanade des Invalides a vu ses terre-pleins s’engazonner, les miroirs d’eau des Halles sont à l’échelle du jardin. Autant d’expériences globalement positives.
Aujourd’hui, c’est la Place de la Concorde qui est sur la sellette : « Peut-on l’embellir et comment » ? Difficile de répondre quand, aujourd’hui, « embellissement » est systématiquement synonyme de plantation ! Pour évaluer la beauté, il faut désormais d’abord compter les espaces bons à planter, les énumérer, donner le nombre d’arbres… Sans en oublier l’arrosage.
La place de la Concorde fait partie d’un ensemble urbain qui va du Louvre à l’Arche de la Défense, elle n’est pas isolée
Comprendre mon point de vue c’est imaginer ce que dirait le maire si à Venise la Place Saint-Marc était plantée, si à Toulouse la Place du Capitole était plantée et si à Nancy la Place Stanislas était paysagée avec quelques parterres et des « mixed-border » !
L’avenue de l’Opéra n’a pas été plantée d’arbres d’alignement justement pour préserver la perspective et magnifier le Palais Garnier. Plantez-donc le rond-point des Champs-Élysées et les fontaines disparaîtront ! À qui va-t-on faire croire que pour autant l’air de Paris sera moins pollué ou que la température baissera d’un demi-degré ?
Viendrait-il à l’idée d’un paysagiste de considérer l’acropole comme un îlot de chaleur et de proposer de noyer le Parthénon dans une forêt de chênes verts ?
La place de la Concorde n’a rien à voir avec celle de la Bastille ou celle de la République qui ont été récemment bricolées. Je suis un adepte du bricolage mais le bricolage de l’architecte n’a rien à voir avec le bricoleur du dimanche. Là, il s’agit d’un projet, d’une composition, au sens de « faire avec ». La place de la Concorde fait partie du « panache de la France » ! Au risque de paraître pompeux, démodé ou ridicule, je prends le pari que de proposer cette dissymétrie est une erreur : au lieu séparer les flux, il serait préférable de les rapprocher de part et d’autre du motif central, deux feux suffiront !
Au prétexte de rendre le piéton roi, le projet devient celui de l’enlaidissement de la ville. Le plan Vigipirate a été à l’origine de la réduction du nombre de places de stationnement dans les rues de Paris. On a commencé par les supprimer devant les bâtiments publics puis le réaménagement de la voirie a prolongé le projet. L’épisode Covid a vu naître les terrasses devant les cafés parisiens, sans aucune concertation, « ça allait de soi » ! Si la réduction de la circulation automobile dans Paris est inéluctable, le ralentissement des voitures produit trop de particules fines, et là c’est bien les poumons du piéton qui en profitent ! À force de rendre l’espace aux piétons, c’est la ville que l’on tue. Une ville de moins en moins active et dans laquelle, pour animer les rues, certains élus n’hésitent pas à justifier « la présence des joueurs de bonneteau ou des marchands de tours Eiffel qui feraient partie du décor ».
Les villes en générale, et Paris en particulier, ont la résilience comme qualité : Allez-y ! Faites des bêtises ! Nous sommes assez riches pour espérer que d’autres pourront les réparer plus tard !
Le panorama des Champs-Élysées est un ensemble : c’est la Place Charles de Gaulle, ce sont les jardins depuis le rond-point aux fontaines saccagées, la place de la Concorde, les parterres des Tuileries, le Louvre. Nous sommes face à une unité, une harmonie parfaitement rythmée, magnifiquement ordonnancée. Comment, dès lors, envisager une transformation de cette place aux multiples facettes, sans prendre le risque de tout détruire. Cette place est une accumulation de projets qui ont abouti à une perfection. Aujourd’hui, le projet est illisible ! Il s’agit plutôt d’une catastrophe annoncée.
Après l’aménagement de la rue de Rivoli, la question du projet devrait être un vrai sujet ! La concertation est un leurre car la ville, ses aménagements, son embellissement, son adaptation à l’évolution des usages, relèvent d’une décision politique assumée, pas d’une consultation concernant une partie infime de la population.
Il ne faut pas laisser la ville devenir de plus en plus moche au prétexte du réchauffement climatique, les entrées de ville sont déjà là pour montrer l’incapacité à engager des projets d’aménagement par manque de vision. La situation est désespérée car, en ville comme à l’extérieur, il ne s’agit pas de beauté, mais de grandeur, d’ambition, d’audace, de courage.
Alain Sarfati
Architecte & Urbaniste
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* L’advocacy planning est une théorie urbanistique élaborée par Paul Davidoff, dans le milieu des années 1960 aux États-Unis, qui relève que l’urbaniste, tout en étant technicien, sert de fait les intérêts des groupes économiques sociaux et politiques les plus influents.