Disons-le tout net : la Philharmonie de Luxembourg de Christian de Portzamparc est remarquable pour les musiciens qui y jouent, pour ceux qui les écoutent, pour les profanes qui ne souhaitent que la visiter et pour tout un chacun qui la découvre de la rue. Apparemment, il s’agit d’un temple dédié à l’art. En vrai, c’est un édifice élevé en l’honneur de l’homme.
Peut-être faudra-t-il renommer la Place de l’Europe de Luxembourg place d’Euterpe tant la muse de la musique semble y trouver, contre toute attente, l’endroit à sa convenance. L’attribut de la muse est la flûte. Du coup, il n’est pas certain que ce ne soit que pure coïncidence quand Christian de Portzamparc est celui qui lui rend ainsi un si vibrant hommage.
Quand Christian de Portzamparc présente la philharmonie du Luxembourg, le plus curieux est la dichotomie permanente entre l’assurance du professionnel et l’angoisse du mélomane. D’une part, l’architecte explique de lui-même, sous le titre de rubrique Généalogie, les antécédents dans ses projets, de la Cité de la musique à la Villette à Paris (1984 pour la conception) au Palais de justice de Grasse (réalisé en 1999). Une honnêteté intellectuelle qui a le mérite de montrer que si la Philharmonie est un projet étonnamment abouti c’est parce qu’il y a consacré, pour paraphraser Picasso, une vie et sept ans (de 1997, date du concours, à 2005, date de livraison). C’est en ce sens un chef d’œuvre de compagnon.
D’autre part pourtant, l’amateur éclairé – Christian de Portzamparc a pratiqué avec bonheur la flûte traversière (tiens, tiens !) – est visiblement soulagé, et encore, de sa réussite. « Pour l’acoustique, nous y sommes cette fois arrivé du premier coup, nous avons été moins prétentieux« , dit-il en référence à deux salles de répétition inadéquates de la Cité de la Musique. Sous l’humour, c’est pourtant une trouille de débutant qui suinte. « Si on se plante, l’orchestre ne travaille pas« , dit-il au détour d’une phrase. Parlant encore de la salle de musique de chambre, « il y a toujours une part de chance« , assure-t-il. « Croisons les doigts« , dit-il encore alors même que le lieu est inauguré depuis quatre mois au moins et que les critiques de musique n’ont écrit que louanges. « Il y a une part de chance et d’intuition« , dit-il de nouveau à propos de la grande salle. Une vie et sept ans sont donc à peine suffisants. « On voit la salle mais le son, il faut l’entendre« .
Cette fragilité, que la dichotomie seule permet de percevoir, rend ce bâtiment émouvant, au sens de riche en émotions car il n’est que l’écrin d’une recherche d’idéal tellement insensée que seuls les grands musiciens ont la faculté de l’apprécier véritablement. Pour simplifier, les 1.500 spectateurs du grand auditorium ne peuvent qu’imaginer ce que peut ressentir le septième ou huitième violon quand il joue avec la sensation, s’il le souhaite, d’être seul au monde ; seul le septième ou huitième violon peut l’entendre. De même pour chaque musicien, chaque instrument. Les 300 spectateurs de la salle de musique de chambre peuvent s’émerveiller de la beauté pleine de volupté de la pièce, que l’on découvre au fil d’un cheminement quasi muséal, grâce ne lui sera rendue que par les musiciens, quelle que puissent être la qualité et le confort d’écoute des auditeurs. Et les 150 spectateurs de la salle d’électro-acoustique ne sauront jamais que les panneaux modulables ont été spécialement conçus pour s’adapter aux chœurs électroniques du siècle en marche.
Certes leur bonheur à tous a été pensé avec toutes les subtilités que peuvent offrir une longueur d’onde ou un mégahertz mais les mérites de ce très bel édifice, aussi remarquable soit-il, ne peuvent être loués qu’à l’aune d’une qualité intemporelle, invisible et quasi imperceptible par le commun des mortels. « J’aime concevoir des formes architecturales pour la musique« , est la première phrase du texte de Christian de Portzamparc. Plus qu’une explication, c’est un aveu. De fait, c’est une image de temple qui vient immédiatement à l’esprit à la découverte des 823 colonnes du péristyle.
Image qu’il faut nuancer pourtant tant les dichotomies, formelles cette fois, se succèdent pour qui arrive de l’extérieur et se rend à l’auditorium ou à la salle de musique de chambre. En effet, l’intensité du propos de l’auteur se révèle d’une gaieté bienvenue et au final moins solennelle que la vision extérieure ne le laisse à penser. Le plateau « européen » du Kirchberg incarne sans doute toutes les ratés et le sentiment d’inachevé de la construction européenne. Dans ce quartier froid où l’urbanité brille par son absence, la Philharmonie rappelle que si « less is more« , l’homme c’est encore bien mieux. Ses formes arrondies et la spiritualité qu’elle évoque au premier regard sont des signes chaleureux dans un univers à angles droits où même la verdure des arbres tire vers le gris. D’un blanc immaculée, elle rend vain, par sa seule présence, l’orgueil des bâtiments qui l’entourent, y compris le musée de Pei, réduit à un pastiche de forteresse Vauban. C’est d’ailleurs la Philharmonie qui tient lieu d’éclairage public pour cette place de l’Europe, Europe si attachée à ses services, si peu convaincue de la nécessité de culture. La façade sud, où sont situés les bureaux, la cafeteria et, tout près, l’entrée des artistes, s’ouvre en proue sur la vieille ville de Luxembourg, signifiant ainsi que là est le cœur de l’ouvrage, que dans nouveau quartier il y a quartier.
C’est à l’échelle de l’homme encore qu’une longue passerelle, « protégée de l’extérieur par le péristyle » explique d’ailleurs l’architecte, fait le tour du bâtiment. Malgré les hauteurs imposantes, l’espace y est à taille humaine. « Elle intrigue et attire le promeneur« , dit-il. Si bien d’ailleurs que les gestionnaires du lieu n’hésitent pas à y tenir salon professionnel. Une incongruité au goût douteux certes, surtout les soirs de concert, mais significative. Dichotomie encore parce que si le péristyle de facture classique sert de filtre, la paroi extérieure de la grande salle qui lui fait face est une « falaise prismatique » d’une écriture résolument contemporaine. Des jeux de lumière, des passerelles d’accès, des recoins mystérieux, (où sont par exemple, en toute discrétion, nichées les toilettes), des ouvertures, en font un paysage changeant, mouvant, sans cesse renouvelé, propre à la promenade justement.
Ce traitement paysager de l’espace est nécessaire car il offre un sas permettant de passer sans encombre du dehors à l’intimité de l’auditorium, lequel permet enfin – malgré ses proportions – de rassembler les hommes dans une urbanité bienvenue et réconfortante tant elle manque alentour. Il s’agit d’un site urbain de ville moderne, les loges sont dans des « tours« . « On dirait des HLM« , remarque un quidam. Et pourquoi pas. L’architecte lui-même parle de les « habiter » et chacun les verra donc à l’aune de ses propres expériences. La peinture pochée donne le sentiment qu’elles sont construites en briques mais, quel que soit le mode constructif, ces tours habitées qui surplombent une ‘plazza’ évoquent aussi bien un théâtre shakespearien (dixit l’architecte) qu’un théâtre de la Commedia del Arte ; en clair le lieu propose, comme dans ces théâtres anciens, une rencontre joyeuse, heureuse, des artistes et d’un public. Le brouhaha des querelles a disparu car la culture classique n’est plus accessible au plus grand nombre, ce que semble d’ailleurs ici regretter Christian de Portzamparc. Mais l’intention demeure. Ne dit-on pas des musiciens et des comédiens qu’ils jouent ? Les grandes orgues rappellent à tous, tant au petit peuple du parterre (toutes proportions gardées hélas) qu’aux puissants des loges, que l’art, quand il n’est pas sacré (et la géométrie de ces orgues est justement là pour signifier que ce n’est pas ici le cas), n’a d’autre fonction que de permettre à l’homme de dépasser sa condition.
« A-t-on encore besoin de tels grands temples bourgeois ?« , s’interroge un journaliste. La question aurait pu être posée un peu différemment. « A-t-on encore besoin de tels grands temples dédiés à la culture ? » et la réponse serait en ce cas, « plus que jamais« . Quant à la question de savoir si la culture peut encore être partagée verticalement à travers les différentes strates de la société, chaque jour plus éloignées des unes des autres, c’est aux instances européennes si proches et soudain si lointaines qu’il appartient d’y répondre.
Christophe Leray
Cet article est paru en première publication sur CyberArchi le 23 novembre 2005