
L’architecte Dubois, 56 ans, suit une psychanalyse depuis plus de quatre ans avec Ethel Hazel, 45 ans, psychanalyste rue Labrouste à Paris. Sans doute que ce tueur en série de blondes aux yeux bleus – telles sa thérapeute – et dont on ne retrouve pas les corps, ressent un besoin pressant de confession… Pour sa part, l’inspecteur Joachino Nutello, dit Dr. Nut, patron du 22, le service des disparitions inquiétantes, 50 ans, traque Dubois sans relâche depuis quatre ans mais désespère de le coincer un jour. Pour autant, la découverte à Turin en 2022 du corps de Gina Rossi, l’une des victimes de Dubois, disparue pourtant à Paris en 2018, a relancé l’enquête et forcé Dubois à s’enfuir au Brésil où l’attend sa prochaine victime : Gloria ! Aïda, la seule flic femme du 22, est lancée à sa poursuite.
Retrouver les personnages à l’œuvre
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« La Police et les Jésuites ont la vertu de ne jamais abandonner ni leurs ennemis ni leurs amis ».
Honoré de Balzac
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Lundi 15 janvier, 16h05, dans le bureau du chef
Dr. Nut retrouve le chef de la P.J. dans son bureau, comme d’habitude le regard perdu au-loin, au-delà de la banlieue vers sa Normandie qu’il a hâte de rejoindre avec la retraite.
– Vous vouliez me voir, chef, demande le policier après une minute de patience.
– Comment va Ethel ?, demande le patron de la maison poulaga.
– Bien, que je sache, répond Dr. Nut. Au moins, tant que Dubois l’architecte est au Brésil, elle est en sécurité, et les blondes de son agence également je présume.
– Dubois au Brésil justement, c’est à son sujet que j’ai des nouvelles.
Dr. Nut en frémit, des nouvelles de Dubois, aussi loin qu’il est concerné, sont toujours de mauvaises nouvelles.
– Gloria ?
Dr. Nut sait que Gloria, que Dubois est allé rejoindre au Brésil, il ne sait pas où exactement, est la prochaine sur la liste des victimes de l’architecte, la preuve : il lui a même préparé un bijou – une chaîne de hanche – comme il le fait pour toutes ses victimes. Juste après le départ de Dubois, alors qu’il était encore dans l’avion, l’inspecteur avait prévenu, avec l’aide d’un collègue d’origine portugaise, son homologue poulet de São Paulo de l’arrivée d’un tueur en série. Après son explication passionnée, il avait été déçu par la réaction du policier brésilien.
– Qu’est-ce que vous voulez qu’on fasse ? lui avait-il demandé.
– Lui filer le train peut-être ?, avait demandé Dr. Nut plein d’espoir.
– Mais enfin, avait répondu le flic, vous pensez peut-être qu’on en manque chez nous de tueurs en série et de blondes qui disparaissent sans laisser d’adresse ? Et je suis à peu près certain que nos méchants sont encore plus féroces que les vôtres. Et puis ce n’est pas mauvaise volonté – merci pour le tuyau – mais nous n’avons déjà ni le temps ni les moyens de surveiller les nôtres, alors votre Dubois, nous ne pouvons rien faire tant qu’il ne se manifeste pas. Mais bon, j’ai bien noté l’info et je la ferai circuler auprès de mes services, au cas où mais n’espérez rien.
De fait, depuis son départ, Dr. Nut n’avait eu aucune nouvelle de Dubois, il ne sait même pas où il se trouve exactement, sinon que les notes d’Ethel, qu’il a consulté à son insu, indiquaient qu’il devait rejoindre une certaine Gloria à Florianopolis, dans l’État de Santa Caterina. Le policier se désespère de savoir cette Gloria encore vivante et pourtant condamnée et d’être impuissant à la protéger. C’est donc avec une boule au ventre qu’il poursuit.
– Les Brésiliens ont retrouvé le corps de Gloria ?
– Non, justement, pas celui de Gloria, reprend le chef. Celui d’une autre, une Française, blonde aux yeux bleus, 45 ans, du nom de Léonie Meunier, retrouvée totalement nue sur une plage à… (il hésite et se penche sur son bureau pour relire ses notes)… Barra da Lagoa. Elle est morte apparemment noyée et son corps aurait été rejeté sur la plage après environ deux jours dans le grand bain. Elle pourrait être tombée d’un bateau.
Dr. Nut est un peu surpris.
– Comment sait-on qu’elle est française si elle a été retrouvée nue sur la plage ?
– Je n’ai pas encore tous les détails mais elle a été identifiée après un appel à témoins. Apparemment elle voyageait seule et je n’en sais encore pas plus sur elle et ce qu’elle faisait au Brésil.
– Mais en quoi cela me concerne-t-il, si elle est déjà morte, c’est du domaine du légiste local, elle s’est peut-être noyée toute seule et chacun est libre de se baigner à poil, surtout quand on se baigne au large… Au pire, c’est du ressort de la police criminelle.
– Certes, sauf qu’il y a quelqu’un au Brésil qui s’est souvenu de votre alerte – une Française blonde aux yeux bleus – et a prévenu ses grands chefs qui ont prévenu le consulat qui a prévenu l’ambassade qui m’a prévenu.
– Et le rapport avec Dubois ? s’impatiente Dr. Nut.
– D’une part parce que le corps de la nageuse, qui ne semble avoir subi aucun outrage sauf ceux ayant servi de déjeuner aux poissons, a été retrouvé à moins de 100 m de là où habite une certaine Gloria Da Silva, architecte de son état et, voyez-vous, blonde aux yeux bleus elle aussi. Or, nous le savons aujourd’hui, c’est la Gloria qu’est allé rejoindre Dubois.
Dr. Nut en est baba.
– C’est peut-être une coïncidence, la noyade n’est pas le genre de Dubois. Il n’a pas l’habitude de les noyer ou de les balancer à la flotte. Et ça fait à peine deux semaines qu’il est parti !
– Parce que vous croyez aux coïncidences Dr. Nut ? Qui sait, peut-être Dubois est-il devenu plus imaginatif arrivé sous les tropiques. En tout cas, alors voilà !
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Lundi 15 janvier, 17h58, dans le bureau de Dr. Nut
Aïda est surprise d’avoir été convoquée « d’urgence » alors qu’elle n’est pas de service aujourd’hui. Elle s’en inquiète dès qu’elle découvre la mine sombre de Dr. Nut qui n’a attendu personne pour commencer la bière – elle voit tout de suite qu’il n’en est pas à la première. Il est penché sur son travail, en train d’écrire, totalement concentré, il semble même ne pas l’avoir vue arriver. Elle a bien senti, rien qu’à l’atmosphère dans le bureau et au regard des gars de l’équipe que quelque chose d’important, ou de grave, s’est passé. Elle craint soudain que le boss ne lui annonce la fin de sa mission, qu’il ne peut pas la garder, bla bla bla, et ne la renvoie à son labo. Qu’a-t-elle fait ? Où a-t-elle merdé ? Elle revoit vite fait les dernières affaires auxquelles elle a participé. Un gamin fugueur de 15 ans retrouvé à faire du stop en Allemagne, il allait voir « l’amour de sa vie » à Hambourg – c’est ce qu’il avait laissé sur le mot posé dans la cuisine pour sa mère – tout ça en partant en stop de Bussy-Saint-Georges. Il n’était pas content quand les Allemands, avertis, l’ont repêché. Il ne voulait pas revenir. Il y a des gens qui ne veulent pas être retrouvés. Mais elle est contente d’avoir retrouvé une pauvre gamine tombée aux mains d’imbéciles de son quartier et forcée de faire le tapin dans une chambre d’hôtel minable. Le calvaire n’aura duré que 48 heures pour elle et c’est déjà trop mais, quand avec les collègues ils ont mis la main sur les trois branleurs, dont un mineur, qui avaient imaginé et mis en œuvre le scénario, Aïda folle de rage et d’émotion, pour un regard ironique de celui qui apparaissait comme le meneur, n’a pas pu se retenir et l’a violemment frappé au visage. Ne pouvant plus se contrôler, elle était partie pour le bourrer de coups quand Jean, son collègue du 22 – le service des disparitions inquiétantes – et un gardien de la paix l’ont finalement retenue. L’autre connard la gueule en sang l’a regardé et elle a enfin vu la peur dans ses yeux. « Ne recroise jamais ma route salopard », a-t-elle hurlé avant d’être éloignée par Jean et de fondre en larmes.
– T’inquiète, lui dit-il, il n’a que ce qu’il mérite et ce n’est rien comparé à ce qui l’attend dans la grande taule où on n’aime guère les pointeurs de fillette. Allez viens, les services sociaux sont arrivés et c’est fini pour nous.
– Mais le rapport ? Son avocat ?, sanglote-t-elle.
– Le rapport c’est nous qui l’écrivons et les collègues et moi sommes témoins qu’il a résisté à son arrestation.
C’était il y a plus de quinze jours, les trois enflures sont en détention provisoire et elle n’en a plus entendu parler. Est-ce ce pourquoi Dr. Nut veut me voir, se demande-t-elle ? Et lui qui continue d’écrire – il semble remplir des formulaires – comme si elle n’était pas là et ça commence à l’énerver. « Calme-toi », se dit-elle, percevant que depuis qu’elle est avec cette équipe, à faire ce boulot loin de son labo tranquille, ses émotions sont plus souvent qu’avant à fleur de peau. Elle en est là à se dandiner, n’osant pas s’asseoir, ni même prendre une bière, comme si l’atmosphère remplie d’électricité du bureau avait rompu tous les codes confraternels qu’elle avait finis par tisser avec Dr. Nut. Elle sent un pressentiment inquiet la gagner quand elle découvre à cet instant, sur le tableau dédié aux victimes de Dubois, un nouveau visage : une belle femme blonde, à la peau bronzée…
– Gloria ! Ne peut-elle s’empêcher de s’exclamer.
– Exact, lui répond Dr. Nut sans lever les yeux de ses formulaires.
– Elle est morte ? Dubois l’a liquidée ?
– Non. Prenez une bière, asseyez-vous, je suis à vous dans une minute.
Secouée – elle s’en veut de sa parano, il n’a jamais été question de la virer – Aïda est soulagée de se diriger vers le frigidaire, d’attraper une bière et un verre, et une fois servie, plutôt que de s’asseoir, elle va se poster devant la photo de Gloria. Une jolie femme d’une cinquantaine d’années, des cheveux blonds qui commencent à tirer vers le gris, deux grands yeux bleus espiègles. Si elle n’est pas morte, comment Dr. Nut a-t-il fait pour récupérer sa photo et savoir qui elle était, se demande-t-elle. Elle en est là de ses réflexions quand elle entend derrière elle Dr. Nut se lever, puis le frigidaire qui s’ouvre, suivi presque immédiatement du pschitt de la canette puis elle sent Dr. Nut juste derrière elle.
– Je vous présente Gloria….
– Mais elle n’est pas morte ?
– Non, du moins pas encore.
À son invitation, Aïda s’assoit enfin, l’incompréhension laissant très vite place à la curiosité. Alors elle attend.
– Gloria n’est pas morte mais une Française dénommée Léonie Meunier, blonde aux yeux bleus, a été retrouvée noyée sur une plage… à moins de 100 m de là où crèche Gloria, qui accueille Dubois, ce qui a été confirmé par la police locale. C’est d’ailleurs comme ça qu’on a appris où il était, avec l’enquête de voisinage. Les Brésiliens n’ont absolument rien de probant contre Dubois, comme d’habitude, mais ils sont désormais inquiets et, comme nous, n’aiment pas beaucoup les coïncidences. Et comme ils sont aussi pauvres que nous question moyens, ils ont besoin de notre aide. Alors, voilà, vous partez dès demain matin par le vol Air France 460 de 10 h 25 jusqu’à São Paulo. Là vous reprenez l’avion vers Florianopolis, dans l’Etat de Santa Caterina. Un flic local doit vous accueillir à l’aéroport. Puis, il vous faudra rejoindre Barra da Lagoa, c’est là qu’a été retrouvé le corps de Léonie Meunier.
Aïda est abasourdie. Partir au Brésil ? Sur la piste de Dubois ? Dès demain ? Une nouvelle victime dont on aurait le corps, enfin ? Elle a compris au ton du boss qu’il s’agit d’un ordre. Elle peut refuser bien sûr mais elle est sûre alors de retrouver ses chiffons dans son laboratoire jusqu’à sa retraite ! Inquiète, elle sent pourtant poindre l’excitation.
– Je pars demain ?
– Oui, il n’y a pas de temps à perdre. Maintenant que la presse en a parlé, les Brésiliens sont embarrassés – ce n’est qu’une question de temps que l’histoire d’un tueur en série français ne fasse la Une, craignent-ils – et l’ambassade met la pression pour que l’on ait rapidement quelqu’un sur place avant que l’affaire parte en vrille.
– Pourquoi moi ? Elle comprend tout de suite que ce n’était pas la bonne question.
– Et pourquoi pas vous ? explose Dr. Nut. Que je sache vous n’êtes pas mariée, vous n’avez pas d’enfant à charge mais vous avez Dubois à charge. Peut-être qu’à l’étranger se sent-il plus libre – comme à Pétaouchnok quand il a massacré la petite Anastassia, dont la photo est là sur le mur – et qu’il commettra des erreurs et que nous pourrons ainsi le coincer. Tous les gars sont déjà au taquet et j’ai moi-même autre chose à faire que de partir en vacances au Brésil.
Il cesse sa diatribe subitement, comme épuisé.
Aïda, qui se sent d’abord blessée par l’évocation de sa vie privée – mais quelle vie privée dans la police ? -réalise le sens des arguments et ne se formalise pas de cet accès de colère, elle comprend surtout que Dr. Nut est ému de la laisser partir seule sur les traces de ce psychopathe. Comme le serait mon père se dit-elle…
– OK, OK. Je pars pour combien de temps ?
– Le temps qu’il faudra, soupire Dr. Nut.
Il lui tend une serviette dans laquelle il a mis la liasse de documents sur lesquels il travaillait quand elle est arrivée.
– Il y a là tout ce que j’ai pu préparer pour vous en amont du voyage. Vous y trouverez une fiche avec tous les renseignements que j’ai pu glaner à propos de Léonie Meunier. A priori, aucun lien avec Dubois, d’ailleurs le corps s’abîmait très vite dans l’océan et aurait pu disparaître mangé par les requins sans que personne ne sache jamais rien de ce qui lui était arrivé. Pour autant, la noyade n’est pas dans les habitudes de Dubois, du moins jusqu’à aujourd’hui peut-être, sait-on jamais. Prudence donc. Il y a dans la serviette votre billet d’avion, votre nouveau passeport avec un visa longue durée et tous les papiers administratifs officiels en toutes les langues si vous avez besoin de vous sortir d’un mauvais pas. Il y a une carte de crédit pour tous vos frais officiels. Pour vos frais officieux et pour le cas échéant délier les langues, dans l’enveloppe, il y a environ 65 000 Reals – la monnaie locale – en cash, soit environ un peu plus de 10 000 €. Faites-y attention. C’est beaucoup d’argent au Brésil alors faites aussi attention à vous.
À cette évocation, son ton bougon a totalement disparu. Il est sincèrement inquiet pour elle.
– Alors, bon voyage, bonnes vacances et bonne chance. N’oubliez pas votre maillot de bain.
– Merci Patron. Je n’y manquerai pas.
L’entretien est terminé et elle n’a pas de temps à perdre pour se préparer. En sortant du bureau du patron, elle retrouve tous les gars de l’équipe avec un visage hilare. Pour une fois, c’est elle la dernière au courant, se dit-elle et elle se sent soudain pleine d’affection pour ce petit groupe d’ours ronchons qui l’ont acceptée parmi eux comme les trois ours ont accueilli Boucle d’or. Sauf qu’Aïda est brune. D’ailleurs, c’est bien la première fois qu’elle les étreint tous, un par un, avant de partir tandis que, cachant leur propre inquiétude à son sujet, ils lui souhaitent bonnes vacances à leur tour.
Elle n’a bu qu’une seule bière mais c’est le pas chancelant qu’elle attrape son ordinateur et quelques bricoles sur son bureau avant de s’éloigner, émue au possible. Ce n’est qu’une fois seule dans l’ascenseur qu’elle pousse un cri avant de fondre en larmes, qu’elle sait être d’émotion. Le Brésil ! Dubois ! Yes ! Pense-t-elle en serrant le point. Repensant à Dr. Nut, elle se dit qu’elle n’a nul besoin de prévenir son père de ce voyage.
(À suivre)
Secrétariat du 22
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