[Résumé des épisodes précédents. Alors que s’achève la durée légale de la garde à vue de l’architecte Dubois, tueur en série retors de blondes aux yeux bleus, l’inspecteur Nutello, dit Dr. Nut, du service des personnes disparues, qui a eu une courte liaison qui s’est mal terminée avec Ethel Hazel la psychanalyste de l’architecte, a appris la découverte d’un corps, celui de Gina Rossi. Cette découverte remet en cause toutes ses certitudes.]
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« L’adoration est produite par la peur ».
Frank Herbert
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Acte 1
Mercredi 5h58 – Derrière le Miroir
Quand Ethel arrive, la mine chiffonnée après seulement quelques heures de sommeil, elle retrouve le chef et Dr. Nut déjà à pied d’œuvre, tous les deux au téléphone. D’un signe de tête, Dr. Nut indique à la thérapeute le café et les croissants frais. Sans un mot elle s’assoit, se sert un café – « je n’ai jamais de ma vie bu autant de café » se dit-elle – et commence à grignoter un mini croissant. Les deux policiers occupés, elle remarque à travers la glace sans tain l’architecte qui est amené en salle d’interrogatoire. Dès qu’il est seul, Dubois s’approche du miroir, elle le voit, là à quelques centimètres, qui se regarde, se lisse les cheveux et enlève les plis de son costume. Sait-il qu’il s’agit d’une glace sans tain ? Sans doute. Sait-il qu’elle est là derrière ? Comment le saurait-il ? Elle le voit qui se retourne quand il entend la porte s’ouvrir, un fonctionnaire lui apportant un café, deux croissants et une petite bouteille d’eau. Dubois s’installe à la table, résiste encore à la tentation de jeter un coup d’œil au dossier de l’inspecteur Nutello et entame son premier croissant de bon cœur. C’est alors qu’Ethel s’aperçoit que les deux policiers ont raccroché.
« Il est tranquille comme Baptiste », remarque le chef, avec une pointe d’amertume dans la voix.
« En savez-vous plus à propos de Gina ?* », demande Ethel qui a entendu son nom prononcé.
« Peut-être Dubois ne sait-il plus où les mettre… », répond le chef avec un sourire avant de s’en vouloir immédiatement de sa mauvaise blague.
« Certes… », répond Ethel, pensive.
« Nous en saurons bientôt plus à propos de Gina », intervient Dr. Nut. « Pour l’instant, il nous fallait décider que faire de lui ».
« Et… », demande Ethel ?
« Et rien. Le proc était prêt à considérer notre faisceau de présomptions – et il est large le faisceau – et à tenter de convaincre le juge d’ouvrir une information judiciaire, quitte à donner à Dubois le statut de témoin assisté, voire un contrôle judiciaire. Ce n’était pas gagné, d’autant plus que la procédure depuis 48h est ‘bordeline’ puisqu’il n’a pas d’avocat mais ça valait le coup de tenter. Sauf que la découverte du corps de Gina remet tout en cause. Le proc nous invite donc à le relâcher mais nous autorise à poursuivre la surveillance, ne serait-ce que pour protéger Fotika et Muriel », explique Dr. Nut.
« Fotika et Muriel ? », demande la psychanalyste.
« Fotika Diamantidou et Muriel Le Cleac’h », récite Dr. Nut, pensant à leurs photos dans son dossier. « Dubois les a embauchées il y a quelques mois ».
« Blondes aux yeux bleus ? », demande Ethel, qui s’en veut déjà de sa question.
« Toutes les deux », dit le chef. « Cela fait des semaines que nous les protégeons discrètement ».
« Pour autant, je ne suis pas certain qu’elles seraient heureuses d’être surveillées par la police », précise Dr. Nut. « Mais ce qui peut vous intéresser Ethel est que Fotika est une jeune trentenaire, architecte brillante comme il semble avoir le chic pour les trouver, tandis que Muriel est une femme de son âge affectée à l’administration de l’agence. La première est célibataire, la seconde divorcée. De ce que nous savons de Dubois, toutes les deux sont en danger mais elles semblent si heureuses de travailler avec lui, ce n’est pas le moindre des paradoxes ».
« Le pédophile attire les enfants avec des bonbons », intervient le chef. « Nous faisons comme on a dit, on tente le tout pour le tout ».
Acte 2
Scène 1 : 6h18 – Dans la salle d’interrogatoire.
Dr. Nut et l’architecte se sont salués d’un signe de tête, sans un mot.
Dr. Nut (avec assurance, en récupérant ses photos et en rangeant son volumineux dossier) – Nous savons que vous êtes responsable, voire coupable, de la disparition de plusieurs femmes, généralement architectes, et blondes, je viens de raccrocher avec le procureur et …
L’architecte (qui l’interrompt) – Responsable, peut-être, nous pouvons en débattre de ma responsabilité dans leur départ de l’agence mais coupable, c’est vous qui le dîtes.
Dr. Nut (qui hausse les épaules) – Puisque vous ne tenez pas à connaître l’issue de ma discussion, je peux vous assurer que c’est le moment de vous mettre à table. Vous serez bien traité, avec beaucoup d’égards même, je vous l’assure. Et donc…
L’architecte (qui l’interrompt à nouveau) – Inspecteur, pardonnez-moi, mais je repense à notre conversation d’hier soir. Vous m’avez demandé si j’étais allé à Turin…
Dr. Nut (méfiant) – Et ?
L’architecte (dont le visage s’attriste immédiatement) – C’est bien ce que je pensais, si vous m’avez posé la question, c’est que… Vous voulez dire qu’il est arrivé quelque chose à Gina… Quelle tristesse. Et moi qui me réjouissais de la revoir. Que lui est-il arrivé ? Pouvez-vous me le dire inspecteur ? Ne serait-ce pour que je puisse envoyer un bouquet et mes condoléances à sa famille. Je vous le disais, Gina était une femme super ! Mais enfin, qui pour lui en vouloir ?
Dr. Nut (estomaqué par le sang-froid et le cynisme de l’architecte, l’entretien n’allant pas dans le sens qu’il espérait. Irrité, plus d’ailleurs qu’il ne voudrait le montrer) – Justement, c’est bien la question et, à part vous, je ne vois pas.
L’architecte – Pourquoi lui en voudrais-je ?
Dr. Nut (presque hargneux) – Parce qu’elle vous a démasqué, avec son talent et son intelligence, elle a vite compris que vous n’étiez qu’un architecte médiocre et un homme détestable. Il n’y a sans doute rien de pire pour un architecte orgueilleux qu’un ou une subalterne qui le déshabille jusqu’à ce qu’il soit nu. C’est vous qui me l’avez expliqué, si les ouvriers des agences d’architecture devaient se mettre à raconter les tics et manies des chefs et des associés, il y aurait foule pour le grand carnaval, déjà que les architectes, dites-vous, ont du mal à se faire entendre, sinon comprendre.
L’architecte (haussant les sourcils) – Je ne me souviens pas avoir jamais rien dit de tel mais je vois ce que vous voulez dire. Pourtant, non, avec Gina, ce n’était pas une question de l’étudiant qui dépasse le maître ou une question de puissance intellectuelle. Je me souviens, elle a contacté l’agence, expliquant qu’elle passait provisoirement par Paris. J’avais besoin d’un coup de main, j’avais mis une annonce, elle était expérimentée et pendant six mois ou presque c’était un bonheur de l’avoir à l’agence avec son accent chantant. Je ne sais pas si vous le savez inspecteur mais l’accent italien a beaucoup de charme et le don de mettre tout le monde de bonne humeur. Mais bon elle a dû repartir, une histoire avec son mari, me dit-elle. Hélas, à vos questions, je comprends qu’il lui est arrivé quelque chose, de grave apparemment.
Dr. Nut (qui note Dubois en train de se détendre la nuque, secouant la tête de gauche à droite) – Justement, c’est le moment de vous lâcher, de nous expliquer tout ça, ce qu’il arrive à vos collaboratrices et maîtresses, je suis même à peu près sûr que ce sera un soulagement pour vous, de vous débarrasser d’une vie entière de mensonges et de meurtres.
L’architecte (amusé) – Et pourquoi le ferais-je ?
Dr. Nut (ironique mais sérieux) – Vous pourriez ainsi raconter vos exploits, en prison vous auriez le temps et il serait dommage que personne ne sache jamais à quel point vous étiez ingénieux, prévoyant, méticuleux, pour tout dire un tueur en série extraordinaire. Avec vous, la réalité dépasse la fiction. Et s’il vous arrive quelque chose maintenant, qui le saurait ?
L’architecte (ironique) – Vous me recommandez d’écrire mes mémoires ? Mais rien qu’avec tout ce que vous m’avez raconté, ou suggéré, depuis hier, s’il y a en effet de quoi écrire pour la Série noire, c’est à vous d’écrire vos mémoires inspecteur, vous avez vraiment de l’imagination…
Dr. Nut (pensif) – J’y songe. D’ailleurs, vous avez vu mon dossier, tout est dans mes notes, ainsi, s’il m’arrive quoi que ce soit, il y aura toujours quelqu’un derrière moi qui pourra reprendre le fil et – qui sait ? – ce quelqu’un finira bien par vous coincer et vous empêcher enfin de nuire. Je vous le garantis.
L’architecte (narquois) – Je suis sûr que cela fera un bon roman. Vous devriez même en faire une série.
Vroom Vroom Vroom
Acte 3
6h53 – Derrière le miroir
« Et s’il veut reprendre les séances, je fais quoi ? », demande soudain Ethel dans le silence de la pièce.
« Vous ne faites rien et restez aussi loin de lui que possible », réagit Dr. Nut au quart de tour avant de se rendre compte que son ton est déplacé.
Le chef, qui ne sait rien de leur courte liaison, est étonné de la réaction de l’inspecteur.
« Mais enfin Nutello, Madame Hazel est une grande fille, ça fait deux jours qu’elle est avec nous et elle en sait autant que nous, sinon plus », dit le chef. « En tout cas, je ne pense pas que ce soit une mauvaise idée de le revoir. Nous savons comment il opère, il ne va rien arriver à Ethel, sauf (dit-il en se tournant vers elle) si elle est assez folle pour aller le retrouver chez lui une nouvelle fois. De toute façon, c’est vu avec le procureur. Nous allons le relâcher tant qu’on n’en sait pas plus à propos de l’italienne – des Italiennes pardon Nutello. Mais vous le gardez à l’œil, le temps qu’on explore quelques pistes ».
À ce moment-là, ils voient à travers la glace sans tain un fonctionnaire venir chercher l’architecte, qui ne semble pas plus surpris que cela, pour le raccompagner vers la sortie.
« Mine de rien, les corps s’accumulent. Anastassia, Claire, et maintenant Gina, le filet va bien finir par se resserrer », dit Dr. Nut.
« Tout à fait, d’ailleurs, je ne serais pas malheureux d’avoir le fin mot de l’histoire avec Lévesque. On va les secouer un peu les collègues de la Roche-sur-Yon », s’amuse le chef. Il aperçoit alors Ethel, son visage fatigué. « Un fonctionnaire va vous raccompagner », dit-il avec un ton paternel. « Vous avez vécu deux jours éprouvants ».
Avant qu’elle n’ait le temps de répondre, « ce n’est pas la peine, je lui montre la sortie et je la mets dans un taxi », intervient Dr. Nut, ni l’un ni l’autre sans demander son avis à Ethel Hazel qui d’ailleurs ne sait plus trop quoi penser et ne demande pas son reste.
« Allons-y », dit-elle.
Acte 4
7h05 – Une belle matinée qui annonce l’hiver
L’architecte, en passant aux WC, a encore fait un brin de toilette, nettoyé ses mocassins, remis sa veste d’aplomb et il sort du commissariat la tête haute, comme s’il sortait d’un rendez-vous professionnel. La matinée est fraîche mais la journée s’annonce lumineuse et il s’arrête quelques instants les yeux fermés, le visage tourné vers le soleil d’hiver. Une pensée lui traverse l’esprit : « Keyser Söze, Keyser Söze », pense-t-il tandis qu’un sourire éclaire son visage « Keyser Söze, Keyser Söze, ha ha ha »…
Puis, pensant à Baudelaire, il se récite pour lui-même : « la plus belle des ruses du diable est de vous persuader qu’il n’existe pas ! ».
Il sourit et, décidant de rentrer chez lui à pied, il s’élance alors vers Belleville d’un pas allègre.
Acte 5
19h39 – Dans le bureau d’Ethel
(avant d’aller dîner ensemble, ce dont ils sont convenus)
Dr. Nut s’est assis gauchement, lourd et massif sur le divan tandis qu’Ethel est assise, un peu raide derrière son bureau. Les deux ont accepté de partager et confronter leurs impressions après la garde à vue de Dubois, le policier ayant l’espoir que la thérapeute l’aide à décrypter tous les non-dits de l’architecte. L’inspecteur la regarde à la dérobée, si jolie, à ses yeux du moins, et ne peut s’empêcher de ressentir une forme d’admiration, après tout voilà une femme qui s’est donnée aussi loin que possible à un tueur en série et qui a survécu. Mais cette seule évocation réveille une jalousie latente à laquelle il ne peut jamais donner libre cours ; il a dû se contrôler pendant 48h face à Dubois qui se jouait de lui, et il peut encore moins maintenant faire des reproches à Ethel. D’autant qu’il sent l’affection – l’amour, s’étonnant que le mot lui vienne à l’esprit – qu’il ressent encore pour elle. Il n’a qu’une envie, lever tous les malentendus entre eux. Être honnête au point de la perdre encore ?
Elle lui a donné rendez-vous dans son bureau, pas chez elle comme il l’espérait confusément. « Vous pourrez ainsi découvrir où je travaille », lui avait-elle dit. Comment expliquer que depuis quatre ans maintenant, il vient au moins un fois par an fouiller dans ses notes avec l’espoir d’y trouver de quoi stopper Dubois. « Une intrusion qui vaut un viol, répété », pense-t-il tristement, sans pour autant laisser rien paraître de ses émotions. « Être honnête au point de la perdre encore ? » se dit-il à nouveau.
E.H. – Excusez la tristesse de ce bureau, et profitez-en car il sera bientôt transformé. Tout comme chez moi d’ailleurs.
Dr. Nut fait du regard le tour de la pièce, s’attarde une seconde sur le diplôme encadré – il se souvient de l’histoire compliquée d’Ethel avec son père – et décide de ne pas lui dire finalement qu’il le connaît par cœur son bureau. « Et je n’ai jamais regardé le dossier d’un autre client », se dit-il comme pour se rassurer.
Alors qu’ils en sont à échanger leurs réflexions, Ethel soudain bondit de son fauteuil et s’écrit : « je sais ce qu’il fait des corps. Le syndrome de la Belle au bois dormant ».
Dr. Nut (surpris) – Le syndrome de …
À sa grande surprise, il voit Ethel qui fait le tour de son bureau puis de la pièce en deux pas de danse, fredonnant une chanson qu’il ne reconnaît pas. Puis elle s’arrête, exaltée, plonge ses yeux dans les siens – « elle me regarde comme un gros nounours », a-t-il le temps de penser – se penche, lui dépose un rapide baiser sur les lèvres. Le Dr. Nut tout à sa surprise, envahi d’émotions désordonnées, n’a pas le temps de réagir qu’Ethel danse à nouveau, riant, riant : « je sais ce qu’il fait des corps, je sais comment il les tue et je sais pourquoi il les tue ainsi… Le syndrome de la Belle au bois dormant, il les aime, il les adore… »
Dr. Nut – La belle au bois dormant, comme le film de Disney ?
E.H. – Non, comme la légende immémoriale. Donne-moi le temps de faire quelques recherches.
Ethel se rend derrière son bureau, se plonge dans son ordinateur avec une concentration telle que l’inspecteur sent bien que, pour l’instant, il n’existe plus. Il se demande s’il va pouvoir manger ce soir…
Il se rend à la fenêtre et laisse son regard se perdre au fond de l’avenue illuminée avec les décorations de Noël.
Dr. Nut (d’après les notes d’Ethel Hazel)
* Lire l’épisode L’architecte en garde à vue – Le fantôme de Gina
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