Le Dickinsonia est un être qui vivait sur la Terre il y a bien longtemps. Il était ovale et plat et ressemblait à s’y méprendre au musée Ferrari de Futur System, un volcan ou un autre d’Oscar Niemeyer, le KNIT de Nervi ou (modestement) au Palais des Sports de Beauvais.
Une forme un peu organique, faite d’une coque et de raidisseurs, lui confère une allure architecturale connue et même rabâchée, faisant toujours plaisir à voir, comme une vieille blague de Coluche, toujours fraîche et délicate dans ce monde souvent envahi par la lourdeur, l’humour pesant et l’architecture flagorneuse.
Le plus intéressant de cette forme éculée est que l’être dont elle est issue, le Dickinsonia, est sans doute le premier animal de la terre. Des milliers de fossiles de Dickinsonia ont été retrouvés sur la planète mais son appartenance au règne animal faisait débat dans la communauté scientifique. Était-ce un lichen ? Une amibe ? Un ancien règne disparu ? Des chercheurs de l’Université Nationale d’Australie (ANU) ont apporté la preuve, selon eux décisive, que la créature était bien l’un des premiers animaux à avoir vécu, en tout cas le plus ancien jamais confirmé.
Pas de bouche, pas de tube digestif, pas d’anus, d’aucuns se demandent ce qu’il pouvait bien foutre sur terre et pourquoi. Alors des scientifiques ont décrété qu’il était un animal et non une algue banale avec une coquille sur le dos. Les scientifiques Summons et Erwin ont réalisé d’immenses travaux pour démontrer que la frontière entre le règne l’animal et le règne végétal se trouvait dans l’existence de cholestérol, absent des plantes et présent chez l’animal.
Le Dickinsonia a du cholestérol. Peut-être picolait-il beaucoup ? En tout cas ce caractère lui a décerné le titre de premier animal répertorié dans le règne, aux alentours de 700 millions d’années avant les ravages cardiovasculaires actuels du cholestérol.
Mais pourquoi attacher autant d’importance à son appartenance à la noble espèce animale, ancêtre du non moins fameux ver de terre, plutôt qu’à la triste espèce végétale ancêtre des orties ou du chancre nécrotique de l’écorce et du Cambium ?
Bien sûr, la recherche scientifique est noble et si des scientifiques décrochent des budgets importants pour traquer le cholestérol chez de vieux fossiles, on s’en réjouit, autant pour eux que pour notre soif de connaissance du monde merveilleux qui nous entoure, et dont jamais l’émerveillement des secrets qu’il renferme ne cesse d’éblouir devant nos yeux ébahis par tant de mystères poétiques, comme celui de la manière incroyable dont on a extrait du cholestérol d’un fossile de plusieurs centaines de millions d’années.
Un rapide parallèle avec nos préoccupations usuelles nous plonge dans un siècle d’histoire de l’opposition du monde rural du monde urbain. Règne animal : la ville ; règne végétal : la campagne bien sûr.
D’Alphonse Allais qui proposait de mettre la ville à la campagne, jusqu’aux équipes municipales les plus en pointe en matière d’agriculture urbaine, la relation ville/campagne est aujourd’hui l’objet de toutes les interrogations quant à leur frontière, et au sens qu’il faut donner à l’urbanisme.
Le mot urbanisme désigne l’ensemble des sciences, des techniques et des arts relatifs à l’organisation et à l’aménagement des espaces urbains. La définition de l’espace urbain est «qui se rattache à la ville». Ce qui tendrait à signifier que l’urbanisme rural est un oxymore, avec ses talus cauchois et ses ronds-points idiots.
Pour comprendre l’étendue du problème sémantique du rond-point, il est intéressant de noter que beaucoup d’entre eux sont des évocations, en pleine ville, d’un monde rural enchanteur.
Il convient de noter les efforts démesurés des ministres successifs chargés de l’aménagement du territoire pour réduire les différences de traitement entre les deux espèces de territoire, efforts perceptibles notamment dans le choix du nom de leur ministère, évoluant au gré des modes sémantiques.
Du premier de ces ministres de la cinquième république en charge du problème de relation ville/campagne, Maurice Schumann en 1962, à l’actuel, Jacques Mézard, pas moins de trente-deux ministres ou secrétaires d’Etat (selon le rang protocolaire que leur état de service auprès du Prince a bien voulu leur attribuer) se sont succédés, chacun apportant, bien évidemment, le nom à la mode qui lui convenait et le logo afférant. Donc trente-deux dénominations parmi lesquelles, prises au hasard pour leur poésie respective :
Ministre de la Cohésion des territoires (actuellement)
Ministre de l’Aménagement du territoire, de la Ruralité et des Collectivités locales
Ministre du Logement, de l’Égalité des territoires et de la Ruralité
Ministre du Logement et de l’Égalité des territoires
Ministre de l’Égalité des territoires et du Logement
Ministre de l’Agriculture, de l’Alimentation, de la Pêche, de la Ruralité et de l’Aménagement du territoire
Ministre de l’Espace rural et de l’Aménagement du territoire
Secrétaire d’État chargé de l’Aménagement du territoire
Ministre d’État, ministre de l’Écologie, du Développement et de l’Aménagement durables
Ministre délégué à l’Aménagement du territoire
Ministre de la Fonction publique, de la Réforme de l’État et de l’Aménagement du territoire
Ministre d’État, ministre du Plan et de l’Aménagement du territoire
Ministre délégué pour l’Aménagement du territoire
Donc autant d’efforts sémantiques pour arriver à la conclusion aujourd’hui, après plus de cinquante ans de valse-hésitation, que le monde rural a envahi les villes par le développement des circuits courts et des fermes urbaines. La «rondpointite» évoquée ci-dessus, qui démontre l’extraordinaire créativité de nos directions départementales de l’équipement, émaille (et égaye) irrémédiablement nos paysages ruraux d’infrastructures routières sublimant le moindre croisement de rase campagne en grandiose carrefour de banlieues..
Pour voir plus clair, une idée de simplification est suggérée par un sophisme élémentaire : le monde rural est peuplé d’agriculteurs, et le monde urbain de startupers. Mais lorsque l’on cherche à caractériser l’image des hommes des villes et des hommes des champs, les apparences sont également trompeuses. De l’image du monde agricole/rural d’antan, a succédé l’image du monde agricole/urbain d’aujourd’hui.
Lorsque l’on a créé les villes nouvelles en région parisienne dans les années 70, c’est à la campagne qu’on les a faites. Le développement actuel du Grand Paris Express n’a d’autre objectif que de fédérer ce qui reste du monde rural de l’Ile-de-France en un ensemble structuré, donc urbain. Parallèlement, des quartiers entiers se développent au beau milieu de nulle part, repoussant plus loin encore ce qu’il reste de ruralité aux portes de nos grandes agglomérations.
Alors, l’urbanisme correspond bien à l’étude des conditions d’urbanisation et la ruralité est un mot en voie de désuétude qui, à travers le caractère satirique un peu arriéré et trop éloigné de la startup nation, resplendit à travers le terreau politique de ceux qui cherchent, en tâtant le «cul des vaches» à affirmer une spécificité dans la culture de différentes espèces d’électeurs.
François Scali
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