
Le seuil de l’été est une période étrange, où tout semble s’accélérer et ralentir à la fois. À l’agence, les projets s’empilent, les appels d’offres s’enchaînent, les chantiers s’ajustent. À l’université, au contraire, tout se ferme, se boucle, se range.
Deux rythmes qui se croisent sans jamais vraiment se rencontrer. Le monde de l’agence poursuit sa ligne tendue, presque linéaire, tandis que celui de l’enseignement vit une forme de mue. Finir l’année quand on enseigne, ce n’est pas toujours finir un semestre.
Enseigner, transmettre, s’émouvoir
J’ai assisté ce mois-ci (juillet 2025) aux soutenances de fin d’études de quelques-un(e)s de mes étudiant·es. Certains, je les accompagnais en pointillé depuis deux ans. Cette fois, c’était leur tour de parler. Leurs projets se sont découverts pour la dernière fois, avec leurs fragilités, leurs intuitions, leur courage. L’un d’eux, que j’ai vu progresser pas à pas, a reçu une très bonne note et les félicitations. Un travail précis, habité, solide. Voir éclore quelqu’un, le voir s’émanciper, cela bouleverse.
Je ne sais pas si l’enseignant aguerri s’y s’habitue. Sans doute ne le faut-il pas… Cette année, j’ai lu pour la première fois mon nom dans les remerciements de leurs travaux. À chacun sa phrase, son mot discret. Et puis, lors des jurys, la rencontre avec les parents, qui vous remercient, l’occasion de mettre des visages sur des noms souvent évoqués. Ce sont des instants minuscules mais d’une intensité rare.
C’est là que je me suis demandé : que signifie, « faire devenir architecte ? » J’ai toujours aimé enseigner, j’ai fait plusieurs jurys HMONP et PFE mais sans que ce soit mes étudiants qui passent le fameux cap. Je pense que c’est à ce moment-là que l’on comprend l’intégralité des étapes nécessaire de ces études d’architecture, comme il est primordial d’être un enseignant investi à chacun de ces semestres afin que l’étudiant se construise pleinement et que nous nous comprenions, dans une maquette, un plan ou un discours, qu’il se passe enfin quelque chose de l’intime, de la société, du politique.
Faire école autrement : un changement
Presque parallèlement, nous avons réalisé notre deuxième édition du « Champ des possibles », une ‘Summer School’ que nous organisons avec le collectif pour des jeunes de l’ENSA Paris-Val-de-Seine.* Dix-neuf étudiant.es volontaires venus construire, débattre, et vivre l’architecture autrement. Hors les murs, hors cadre. Une école éphémère entre paysage, usages, assemblages, habitants et gestes partagés.
Cette semaine intensive est loin d’être des vacances. Ce sont des moments d’intensité pédagogique rare, une sorte de séminaire, où enseignant·es et étudiant·es se frottent aux matières, aux contradictions, aux utopies. On débat beaucoup. On coupe, on cloue, on rêve. Chacun travaille et module sa propre pédagogie : certains y trouvent une vocation, d’autres une respiration, d’autres encore une forme d’engagement renouvelé.
Montrer aux jeunes qu’ils peuvent expérimenter de façon libre, qu’ils peuvent porter des initiatives et les réaliser, qu’elles soient constructives ou non !
Faire école autrement, c’est accepter de ne pas tout maîtriser. C’est ouvrir des espaces de transmission horizontale, de pensée située. C’est, à chaque fois, une joie. Voilà un pied à l’école, un pied « hors les murs ».
Remaniements invisibles
De mon côté, cette année a aussi été marquée par une transformation plus intime. Un remaniement professionnel profond, long, parfois douloureux, nécessaire. Aujourd’hui, il prend forme : j’ouvre une nouvelle agence, seule. C’est acté depuis le 1er juillet et c’est à la fois vertigineux et libérateur.
Peut-être un jour écrirai-je une chronique sur ce sujet, sur le fait de tout recommencer. Mais pas aujourd’hui. Aujourd’hui, je veux simplement dire que les changements, aussi flous soient-ils, sont souvent porteurs de sens. Qu’ils nous forcent à réaffirmer nos désirs, nos limites, nos élans. Quel projet, d’ouvrir une agence qui ne représente que soi après plusieurs années d’association.
Autour de cela, il y a un déménagement, un emménagement. N’est-ce pas souvent le cas en été ? On prépare, on trie, on referme les boîtes. Nos clients eux aussi veulent souvent tout boucler avant la rentrée scolaire. C’est un moment de bascule, où les repères se déplacent.
L’été ne vient pas clore. Il vient bousculer, faire place, ouvrir.
Le seuil
Tout cela me ramène à cette notion que j’aime tant : le seuil.
Le seuil n’est pas une ligne d’arrêt. C’est un instant, un entre-deux. Une transition. Entre deux saisons. Entre deux engagements. Entre deux états d’être. Cette chronique aussi est un seuil. Elle n’a pas de thème très défini. Elle avance doucement, floue, tâtonnante. Elle cherche à nommer un moment, un passage. Peut-être cela suffit-il.
Je crois que ce qui m’a émue, en voyant mes étudiant·es devenir architectes, est justement cela : leur (af)franchissement. Leur passage d’un monde à un autre. D’un espace à un autre. Comme si, dans leurs gestes, dans leurs voix, je reconnaissais tous les seuils. Ceux qu’ils avaient franchis et ceux qui leur restaient à franchir.
Estelle Poisson
Architecte tout court
Retrouvez tous les chapitres du Journal d’une jeune architecte
*Lire la chronique Poésie, construction et pédagogie au cœur du Perche