L’une des grandes marottes de nos édiles pour rendre la ville supportable consiste à vouloir réinterpréter la rue. Zone de rencontre, zone apaisée, zone piétonne, rue verte, rue des écoles, qu’importe le nom pourvu qu’il évoque autre chose que la bagnole et qu’il laisse imaginer que chacun va pouvoir se l’approprier. A grand renfort d’images poétiques et bucoliques, la rue disparaît au profit d’un espace vert parsemé d’aires de jeux et de terrains de sport.
Si dans le nouveau monde idéal cette vision peut être une réponse adéquate, dans le cadre de notre territoire couvert de villes historiques et anciennes, force est de reconnaître que, ces visions aussi idylliques soient-elles n’en demeurent malheureusement pas moins irréalistes.
Comme souvent avec nos écolo-bobos prompts à rêver d’espaces verts – à condition qu’ils n’en aient pas à assumer l’entretien eux-mêmes – il faut chercher l’anguille, ne pas s’arrêter à la surface des choses, à la cosmétique car, contrairement au slogan soixante-huitard, sous les pavés ne se cache pas la plage !
Dans nos villes historiques, construites de façon anarchique au gré des époques, il est un fait absolument constant, tout au long de l’histoire de leur constitution : la rue est un canal d’irrigation du bâti qui l’environne, un vide strict et nécessaire pour accéder plus ou moins confortablement aux différents logements et immeubles qui la bordent.
Cela ne date pas d’hier. On peut remonter jusqu’à l’époque romaine et même aux origines des premières cités antiques ; pour accéder au bâtiment, on passe par un couloir extérieur, une rue, qui n’a pas d’autre vocation que celle de circuler et faire circuler les marchandises nécessaires au besoin de la population.
Cet espace, à en croire les récits à travers les âges, a toujours été un endroit encombré, bruyant, souvent sale et malodorant, mais un lieu nécessaire au fonctionnement de la vie urbaine. Comme dans toute installation, pour reprendre le principe théorisé par Louis Khan, il y a des espaces « servants » fonctionnels : dans l’habitat, vous avez la cuisine, les sanitaires, un couloir, qui sont nécessaires au fonctionnement des espaces dits « servis », les pièces où vous allez pouvoir laisser libre cours à vos diverses activités.
Un parallèle peut être fait avec le corps humain : les rues sont les coronaires de la ville. Ce ne sont certes pas des organes majeurs, comme le cœur ou les poumons, et elles n’ont pas d’autre objectif que de faire circuler le sang. Pour autant : sans elles, point de vie !
Revenons à nos rues historiques : au fur et à mesure du temps, et de façon parfaitement empirique mais avec un certain bon sens, elles se sont vues affublées de plus en plus de fonctions dont une des principales : devenir supports des égouts. Jusqu’au Moyen-Age, tout était passé par les fenêtres des habitations et tombait au milieu des rues. Progressivement le réseau d’égout s’est assez naturellement déployé en lieu et place du caniveau central.
Depuis, sous les pavés de nos rues, ce sont des quantités de réseaux qui se sont développés ; égouts, métros, adduction d’eau, électricité, pneumatique, téléphone, gaz, fibre optique, chauffage urbain, voiries souterraines, et j’en oublie. La plage est donc très loin des pavés !
Et tout ce petit monde de câbles, gaines, tuyaux et tunnels, occupe en réalité une place importante sous les asphaltes des rues de nos centres urbains dont la plupart n’ont initialement pas été pensés pour recevoir toute cette couche technique. Il faut se souvenir que l’urbanisme d’apparat, qui a eu pour effet d’agrandir à l’extrême certains espaces pour des raisons esthétiques, n’est apparu qu’avec les travaux du baron Haussmann pour Paris ; et si ces espaces ont essaimé dans différentes villes, ils n’ont touché que quelques rues, au point que la majeure partie des tissus urbains issus du Moyen-Age est encore le modèle aujourd’hui.
Lorsqu’il y a une intervention sur une voirie, il arrive que certains réseaux soient endommagés. Ce n’est pas juste parce que les ouvriers sont des incompétents ! C’est surtout parce que l’accumulation des nouveaux services propres à satisfaire l’appétence des populations urbaines crée une telle promiscuité de réseaux dans le sous-sol que les interventions peuvent devenir extrêmement compliquées.
Revenons à la surface de nos rues, cet espace de conquête pour le nouveau citoyen en mal de verdure. Certes, cette surface doit bien sûr permettre aux activités de se développer dans les bâtiments qui la bordent mais elle doit aussi permettre aux différents services de protection d’intervenir – une grande échelle, ça prend de la place et ça pèse lourd ! La surface de ces rues est donc une somme de contraintes, auxquelles il faut encore ajouter le rôle de protection de l’ensemble des réseaux qui se trouve dessous !
Ainsi, s’il peut sembler regrettable que les arbres en ville n’aient droit pour se développer qu’à des fosses étanches, c’est avant tout pour éviter que leur système racinaire ne vienne endommager quelques réseaux, et perturber la vie du citadin.
Ainsi, lorsque le désir de convertir les rues en espaces servis s’ajoute à toutes ces contraintes, l’idée devient pour le moins utopique.
Sans oublier le besoin quasi quotidien de diverses interventions sur les réseaux qui nécessitent d’éventrer les rues. Si les surfaces d’enrobé et d’asphalte portent les stigmates de ces rapiéçages incessants, ce n’est pas pour le plaisir des services techniques de faire des trous partout mais bien que ce monde souterrain nécessite de nombreuses opérations de maintenance, réparation, rajouts, modifications… Toutes ces interventions ont un coût, supporté par la communauté, un concessionnaire ou un client final. Il est donc important que ce coût ne soit pas démesuré.
Cette nécessité a déjà en partie prévalu à la disparition des rues pavées au profit de matériaux moins onéreux, comme l’asphalte et les enrobés, tous deux issus d’énergies fossiles, charbon et pétrole, il faut bien le reconnaître.
Néanmoins, l’idée de remplacer ces surfaces par des installations de mobilier, de végétaux, voire d’équipements sportifs, interroge sur le coût induit pour chaque intervention sur les réseaux sous ces rues nouvellement décorées. Si, pour le moindre raccordement à un nouveau réseau, un riverain doit assumer le coût de dépose et repose d’une aire de jeu ou d’un arbre… nombre de réseaux ne risquent pas se déployer rapidement !
Quant à l’entretien des réseaux existants, si les concessionnaires doivent refaire un terrain sportif pour pallier à une fuite d’eau ou un câble sectionné, ils risquent quand même de traîner des pieds pour intervenir ! Pour ceux dont les risques sont élevés, comme le gaz, les résultats peuvent être dramatiques !
Pour autant, si la rue historique doit rester un espace de service, pratique et fonctionnel, plus que d’agrément, il n’en demeure pas moins que son surfaçage doit être réinterrogé. L’asphalte et l’enrobé ne sont évidemment pas une réponse d’avenir pour de multiples raisons, à commencer par leur dépendance aux énergies fossiles, mais aussi par leur couleur généralement noire qui participe de l’échauffement des espaces publics.
Il est notable cependant que, dans cette recherche de réappropriation des rues, il y a plus de volonté d’emmerder les automobilistes qu’une réelle volonté d’interroger la soutenabilité de la création des espaces publics. De nombreux exemple montrent qu’en réalité, une fois l’accès à certaines rues interdit aux automobilistes, celles-ci ne se retrouvent pas, d’un coup, réappropriées dans une multiplication d’usages mais restent le plus souvent désertes. De plus, faute de moyens, faute de soutenabilité technique, les aménagements sont faits a minima et sans réelle dés-imperméabilisation des sols.
Evidemment cette réflexion vaut avant tout pour les tissus historiques ; dans un nouveau quartier, la réflexion peut être tout autre, les espaces publics peuvent être généreusement dimensionnés pour assurer toutes les contraintes techniques en générant des espaces de vies importants… Pour autant, est-il plus pertinent de générer des rues larges pour que chacun s’en réapproprie un bout d’usage, ou contraindre la rue à sa stricte nécessité fonctionnelle pour générer des espaces publics généreux hors de toute contrainte technique ?
Il est permis de penser que dans cette volonté de transformer l’espace utilitaire de la rue en espace d’activités, se cache simplement chez ceux qui le prônent le désir, finalement égoïste, de disposer d’un lieu d’apparat à l’échelle de leur quartier.
Stéphane Védrenne
Architecte – Urbaniste
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