Dans notre Chronique précédente, nous avons clos notre tour d’horizon des signaux faibles, possibles annonces d’un changement culturel à venir. Nous passons aujourd’hui aux propositions : comment faire advenir ce changement, comment rendre « mainstream » ces pratiques pionnières ? Chronique des limites planétaires.
Quelques pistes pour favoriser l’émergence de cette nouvelle culture
Les pistes que nous proposons ici prennent le parti de ne pas s’appuyer sur la contrainte réglementaire. Il est fréquent que les maîtres d’ouvrage s’appuient essentiellement sur la réglementation pour fixer les objectifs environnementaux de leur projet, sans chercher une approche plus complète, ce qui peut déjà représenter une gageure. Il est donc logique de souhaiter que cette réglementation inclue l’ensemble des éléments nécessaires à la bonne prise en compte des limites planétaires, comme rappelé dans les chroniques précédentes.*
Néanmoins, cet exercice a d’une part déjà été initié par le groupe RBR-T (1), se poursuivant par exemple par les travaux CAP 2030 (2), et d’autre part il ne répond pas totalement à l’enjeu d’orientation des préférences collectives que nous souhaitons adresser. Citant Patrick Bouchain en des termes explicites : « Arrêtons de faire croire que la création d’une nouvelle loi entraînant des procédures rendant encore plus difficile toute action est la solution à tous les problèmes » (3), nous aurions envie de préciser qu’elle peut probablement être une solution, mais pas à tous les problèmes en effet !
La formation du trio maîtrise d’ouvrage, maîtrise d’œuvre et collectivité publique
Les écoles d’architecture embrassent toutes l’objectif de former leurs étudiants aux outils et aux méthodes vertueuses. L’appropriation est néanmoins hétérogène selon les écoles, et doit beaucoup à l’investissement et la conviction des enseignants – ce qui n’est pas un problème en soi, et plutôt assurance d’une déclinaison pertinente dans le contexte de l’école, si tant est que les ressources minimales sont en effet disponibles et connues. Néanmoins il n’existe pas, à notre connaissance, de corpus méthodologique exhaustif des dimensions citées en introduction, ce qui pourrait être porté par le ministère de tutelle.
Par ailleurs, si l’architecte maîtrise le processus de transformation de la matière depuis l’extraction jusqu’à sa mise en œuvre sur chantier, il y a urgence à le reconnecter à cette matérialité. L’émergence du réemploi est un atout pour cela mais, au-delà, il semble intéressant de systématiser le principe de stage ouvrier, qui permet de saisir l’ampleur des pressions écologiques liées aux processus industriels, ou de chantier école, comme l’a par exemple expérimenté Jean Bocabeille à l’ESA (4). Enfin, et nous y reviendrons, la dimension d’inspiration est essentielle (cf. § Inspiration, les nouveaux courages*), et demande que le corpus de référence des enseignants soit significativement complété.
Les maîtres d’ouvrage, ainsi que leurs appuis programmistes, sont en général formés comme des professionnels de la construction ou comme urbanistes, et reçoivent une formation complémentaire qui peut durer d’un an (par exemple les diplômes supérieurs d’architecture DSA) à quelques jours (par exemple formation continue d’écoles d’ingénieurs) – quand il s’agit d’une formation structurée, ce qui n’est pas systématique. Il est essentiel que ces publics aient bien conscience de la grande responsabilité à construire, et maîtrisent l’ensemble des leviers pour interroger le besoin : c’est le levier majeur dont ils disposent pour faire entrer leur pratique dans les limites planétaires.
Dernier acteur, la collectivité publique, qui est l’intermédiaire essentiel du droit à construire, et bien souvent également maître d’ouvrage. L’ordre des architectes a publié en 2022 un guide précieux à leur intention, « Maires et architectes, 10 clés pour réussir la transition écologique » (5), dont la préface résume bien l’enjeu de leur rôle : « Garants de l’intérêt public, vous avez à prendre des décisions qui conditionnent l’avenir d’un territoire par son aménagement ». Ainsi, les outils et méthodes de « circularisation » (6) de l’urbanisme doit faire partie intégrante de tout cursus généraliste d’un élu local en charge de l’urbanisme – comme de tout maître d’ouvrage.
Un besoin de formation partagé par tous ces professionnels est la maîtrise des ordres de grandeurs, en valeurs intensives et extensives. Par exemple, combien « pèse » en carbone et en matière un centre culturel pour une ville de 5 000 habitants, par rapport à ce qu’émet un français moyen annuellement (7) ?
Nous pourrions enfin mentionner que l’interaction entre les professionnels de la ville se déploie dans un cadre économique précis, dont il est difficile de s’abstraire : la note RBR « Design économique » (8) s’attelle à proposer quelques pistes dans ce champ.
Du processus projet au projet-processus
De manière unanime le processus actuellement en place côté commande publique et très précisément décrit par la MIQCP n’est plus adapté à cette nouvelle donne. Nous proposons, à l’aune de ce qui est exposé ci-dessus, de rebaptiser cette entité qui a tant fait pour la qualité de la production nationale en MIQADO, Mission Interministérielle pour la Qualité et l’Architecture Durablement des Ouvrages publics, ou la MIQUPP (pour le verre à moitié plein), Mission Interministérielle pour la Qualité d’Usage du Patrimoine Public : la DITP vient d’ailleurs d’ouvrir la voie avec son guide « Comment intégrer les usagers et les agents à la conception des bâtiments publics – Assistance à maîtrise d’usage » (9).
Le concours sur une question posée, souvent mal posée quand on dézoome l’opération comme exposé plus haut, suscite une effervescence créative de trois mois qui débouche sur un lauréat dont la création est fixée de manière photographique par l’esquisse livrée, et à laquelle l’ensemble des parties prenantes sera lié jusqu’à la livraison. Le mythe central est l’illumination créatrice qui sera célébrée par le jury. Dans cette période de concours existe une étanchéité forte entre les équipes en lice et le terrain, quand des rencontres enrichissantes avec les futurs occupants ou les élus permettraient de connaître a minima leur système d’attente, voire de l’enrichir et de le faire évoluer en accompagnant des propositions originales, qui seraient considérées trop risquées dans le cadre du concours classique.
C’est ce qui est partiellement à l’œuvre dans le dialogue compétitif. Chloé Bodart en donne une excellente illustration avec l’école Frida Kahlo de Bruges : « Les oraux successifs avec les élus, les techniciens et la maîtrise d’usage nous permettent d’échanger, d’expliquer, d’alimenter, de réajuster nos propositions souvent atypiques (10) », en l’occurrence par exemple proposer plus d’espaces extérieurs et moins d’espaces bâtis qu’une école classique.
Ensuite, toute convocation d’une analyse postérieure, qui intégrerait de nouvelles données d’entrées (connaissance d’une ressource locale disponible, d’une circonstance de libération foncière ou d’un bâtiment voisin) ne peut plus en loi MOP modifier le projet lauréat, sous réserve de modifier les conditions initiales du projet et déclencher des recours. Ce n’est clairement pas adapté à l’intégration des nouvelles limites planétaires : sauf intervenir toujours dans le même rayon de 100 km (ce qui peut être une solution, cf. par exemple la pratique de l’Atelier du Rouget ou de la SCOP Grand Huit), l’architecte aura difficilement une connaissance parfaite des opportunités offertes par le lieu dans le temps du concours. Les auteurs en appellent à une rénovation du processus pour que la remise en cause de la question posée puisse être une réalité.
Nous avons vu fleurir depuis 2014 et Réinventer Paris les appels à projet pour engager la cession de droits à construire. Dans ces procédures, la puissance publique délègue l’élaboration du programme à des tiers, promoteurs, foncières ou maîtres d’ouvrage privés. Le bénéfice de la méthode à l’élaboration de la ville est toujours discuté, du scepticisme ouvert (11) à l’enthousiasme pragmatique (12). Notre proposition serait que pour autant de sites ou de surfaces, le projet soit cadré par un autre processus, celui de la permanence architecturale rendue obligatoire. Quitte à s’alléger de la responsabilité programmatique, autant la placer parfois dans les mains des riverains et de leur média, l’architecture.
La décision en jury est en elle-même un processus à réinterroger : à qui revient la décision, qui a posé la question initiale, qui siège autour de la table ? Clairement pas la planète, ce qui sera peut-être le cas des droits futurs où nous aurons réifiés les entités de la planète en entités décisionnelles qui ont voix au chapitre. Sinon le cliché reste celui-là : les professionnels et l’assistant à maîtrise d’ouvrage votent pour un projet, l’administration prudente suggère et le politique vote pour un autre qui gagne inéluctablement.
Les élus contre les experts : les experts perdent toujours, c’est le fait du prince. Faut-il faire entrer le citoyen, pour peu qu’il ait été acculturé ? Faut-il faire entrer la nature ? L’Ordre des architectes propose a minima de renforcer le conseil et l’ingénierie territoriale, dans le cadre d’une opération « 1 maire, 1 architecte ».
Après ces propositions concernant la formation des acteurs et le processus de projet, nous aborderons dans la prochaine chronique les questions de l’inspiration et du cadre d’intervention du maître d’œuvre.
Pour le groupe RBR-T
Emilie Hergott, architecte-Ingénieur, Directrice environnement & numérique au sein d’Arep.
Cédric Borel, Directeur, Action pour la Transformation des marchés (A4MT)
* Retrouvez toutes les Chroniques des limites planétaires
Les « Chroniques des limites planétaires » sont issues d’une note du groupe prospectif du Plan Bâtiment Durable, RBR-T, co-présidé par Christian Cléret et Jean-Christophe Visier.
(1) Note déjà citée : https://www.planbatimentdurable.developpement-durable.gouv.fr/IMG/pdf/201209_note_rbr_t_un_label_pour_eclairer_au_dela_de_la_re2020_vf_avec_retours.pdf
(2) https://www.planbatimentdurable.developpement-durable.gouv.fr/cap-2030-r354.html
(3) « La ville pas chiante, alternatives à la ville générique », préface par Patrick Bouchain.
(4) Jean Bocabeille construit son fort Alamano avec ses étudiants (lemoniteur.fr)
(5) maires-et-architectes-2022.pdf
(6) En référence au Manifeste pour un urbanisme circulaire (dixit.net)
(7) Pour une estimation de la responsabilité d’un maître d’œuvre dans le cadre de sa pratique professionnelle par rapport à son impact personnel, voire le chapitre #2 de Energie, matière, architecture. Partie 1. by Raphael Menard – Issuu
(8) https://www.planbatimentdurable.developpement-durable.gouv.fr/IMG/pdf/221118_note_design_eco_v_def.pdf
(9) https://www.modernisation.gouv.fr/outils-et-formations/comment-integrer-les-usagers-et-les-agents-la-conception-des-batiments-publics
(10) À Bruges, une école sans couloir | Faire | Topophile
(11) Yann Legouis, Vert, une architecture ? / Towoods an architecture ? – YouTube
(12) Les appels à manifestation d’intérêt enrichissent-ils la ville ?, Guillaume Hébert dans La ville pas chiante