En 2002, dix ans après le Sommet de la terre à Rio en 1992, Pierre Laporte et Teddy Follenfant publient un livre intitulé : Développement durable 21 patrons s’engagent. En effet, la crème de la crème patronale française, au travers d’entretiens, explique son engagement pour le développement durable. Alors visionnaires nos big boss français ? Florilège.
En 2002, la HQE balbutiait et nombreux étaient ceux qui découvraient malin de ‘verdir’ les projets. Ces grands patrons prenaient eux de la hauteur et s’inscrivaient dans le long terme et, comme ils étaient en confiance entre eux dans un ouvrage d’obédience libérale, ils furent sincères dans leurs réponses.
Ne jetons pas d’emblée le bébé avec l’eau du bain. Parmi les 21 patrons interrogés, certains avaient une vision assez juste de l’avenir et quelques-uns par exemple anticipent très bien l’avenir de l’islamisme radical – nous sommes un an après le 11 septembre – quand d’autres ont assez justement prévu le développement des inégalités ainsi que les dangers de la financiarisation de l’économie et du dérèglement climatique.
Ce qui frappe est cependant que tous ont une foi inaltérable en le développement technologique pour résoudre les problèmes et ont parfaitement intégré, voire récupéré, le sujet du développement durable dans leur communication. Bref, tous des parangons de vertu.
La preuve, à l’heure où la COP 21 se tient à Paris, nombre d’entre eux sont parmi les sponsors officiels. Hélas, la relecture aujourd’hui de ce manifeste se révèle plein de surprise. Retour vers le futur !
Gérard Mestrallet : vision à long terme, deux fois, pour GDF-Suez
«L’eau est l’un des grands défis du XXIe siècle». Mestrallet voyait juste et s’étonnait du paradoxe qu’il n’y eut pas encore de guerre de l’eau. De fait, celles-là allaient venir. Sa solution face à ce défi : confier au privé en concession la gestion de l’eau mondiale. «Toutes les occasions de sensibiliser les gouvernements sont bonnes. Aujourd’hui [en 2002], l’eau est distribuée [dans le monde] à 95% par le secteur public, 5% par le secteur privé», notait-il. Aujourd’hui, c’est 13% pour le privé. Bref, le marché était vaste et profitable.
En France, c’est environ 70% de l’eau potable qui est distribuée par trois groupes privés – Veolia 39 %, GDF Suez 19 % et 11 % pour la Saur (chiffres 2012). En dix ans, ces groupes se sont tellement gavés au frais du consommateur que sont nés d’affreux soupçons de conflit d’intérêt, voire de collusion, avec des élus. Résultat, dès la fin des années 2000, un mouvement se fait jour pour re-municipaliser la régie de l’eau, à tout le moins renégocier les contrats. Aussi bien des communes de gauche que de droite sont concernées, c’est dire. Et ça se passe en France ! Alors il est aisé d’imaginer les pratiques en ce domaine dans le reste du monde.
En octobre 2014, dans un contexte de pertes record pour GDF-Suez en 2013, la retraite chapeau de 21 millions d’euros de Gérard Mestrallet a fait polémique. Charité durable bien ordonnée…
Enfin, se souvenir que le principe du ‘pollueur-payeur’, visant à préserver la qualité de l’eau, a été instauré par une loi datant de … 1964. Cinquante ans plus tard, on voit les progrès !
Pierre Richard : la mondialisation peu durable de Dexia
En 2002, le développement durable pour le Patron de Dexia se résumait à un principe : «Pour nous, il s’agit avant tout de répondre aux attentes du marché et des investisseurs», disait-il. On a vu mieux en termes de leadership et de vision… Quoique ! En effet, il précise plus tard que «dans le contexte de la mondialisation, le développement durable est un instrument de conquête du marché et de développement de l’entreprise». On ne saurait être plus clair !
Une réussite ! Le grand œuvre de Pierre Richard fut de créer la banque Dexia, qui selon la doxa ultra libérale triomphante de l’époque, devint le premier financier des collectivités locales, celles qui promeuvent l’architecture publique par exemple. L’euphorie a duré quelques années. Au final, un naufrage digne de celui du Titanic, une facture en milliards d’euro épongée par les contribuables. Pierre Richard est contrant à la démission en 2008. En 2015, bien des collectivités locales sont encore bien emmerdées…
Louis Schweitzer : en voiture Simone à l’air libre
En 2002, à la question ‘Quel est l’avenir de l’automobile dans le développement durable ?’, Louis Schweitzer, patron de Renault, répond sans ambages : «Je pense, sincèrement, que le problème de la pollution [des voitures] est derrière nous». De fait, ajoute-il avec une candeur désarmante, «une voiture qui ne pollue pas, cela ne se vend pas». Le développement durable était entre de bonnes mains.
En 2015, chacun sait du scandale de Volkswagen. Heureusement, la tricherie, comme le nuage de Tchernobyl, s’est arrêtée aux frontières. Renault n’en fait pas moins partie de l’association des constructeurs européens d’automobiles (ACEA) qui a fait pression sur Bruxelles avec succès et est parvenu à repousser aux calendes grecques des contrôles sérieux en termes d’émission et de pollution sur les véhicules mis sur le marché. Un visionnaire on vous dit.
«L’une des premières libertés est celle de la mobilité et la voiture donne cette liberté ; lorsque le mur de Berlin est tombé, pour les Allemands de l’Est, l’expression de leur changement d’univers a été d’accéder à l’automobile», conclut-il. Idem pour les Chinois peut-on dire aujourd’hui. La voiture garante de la mobilité ? Hum… En 2015, même avec des Logan construites en Roumanie, c’est beaucoup moins sûr. En tout cas, les problèmes de pollution sont, eux, devant nous, pas derrière. Demandez aux Chinois… Et la circulation alternée à Paris, ça vaut quoi en termes de changement d’univers.
Jean-Cyril Spinetta : Air France à cul et chemise
Depuis 2002, des progrès ont été réalisés dans le domaine aérien, ne serait-ce que parce que le coût du carburant est un facteur important du coût d’exploitation ; alors avec un baril au-dessus de 100 dollars, ce qui fut souvent le cas durant la première décennie du XXIe siècle, il importait à cette industrie de faire des économies, ce qui tombait pile poil avec les premières réflexions quant aux émissions de CO2. Mais, en 2002, Jean-Cyril met surtout l’accent, au titre du développement durable, sur la diminution des nuisances sonores.
Sauf qu’en 2002, Jean-Cyril Spinetta, patron d’Air France, n’a rien vu de l’avenir. «Même s’il est scientifiquement reconnu que les activités humaines provoquent un réchauffement de l’atmosphère, j’hésite à mettre en relation ce réchauffement de l’atmosphère avec les changements climatiques». Même si c’est scientifiquement reconnu ???? Bien vu ! Bon il n’a pas anticipé non plus la naissance de l’aviation low cost.
«Quand on fait ce métier [le transport aérien] on se doit d’être exemplaire, humainement parlant, dans tout le fonctionnement interne de l’entreprise et les relations de celle-ci avec son environnement, écologique, bien sûr, mais aussi social». Pour le coup chapeau ! En 2015, le DRH du groupe est pris à parti et doit s’enfuir, la chemise déchirée au vent, devant les caméras des chaînes d’info en continue, images qui font le tour du monde. Voilà qui démontre chez Air France, socialement parlant, une capacité d’anticipation hors norme.
Yves-René Nanot : le remède qui tue le malade
Yves-René Nanot, le patron de Ciments Français, à l’époque la filiale internationale d’Italcementi Group, fait lui le bon diagnostic, reconnaissant d’ailleurs – il est l’un des rares – que son industrie est extrêmement dépensière en énergie : une tonne de ciment produit une tonne de CO2. Il anticipe par ailleurs parfaitement le cas de la Chine – là encore, il est l’un des seuls à avoir calculé ce qui allait s’y passer en dix ans – et s’inquiète déjà de la catastrophe annoncée.
De fait, les cimentiers font des efforts ; entre 2007-2012, Lafarge par exemple est parvenu à réduire ses émissions de dioxyde de carbone (CO2) par tonne de ciment de 22,7% par rapport à leur niveau de 1990.
Mais au bon diagnostic, mauvais remède. Yves-René Nanot est convaincu que les nouveaux marchés de permis d’émission seront un moyen efficace pour lutter contre les émissions de gaz à effet de serre. «D’où notre insistance à utiliser des instruments de marché qui ont été définis à Kyoto et, qu’au-delà des engagements volontaires, on puisse utiliser le marché des permis d’émissions», prônait-il. Or ce marché, une fausse bonne idée rapidement financiarisée, s’est révélé être une usine à gaz et n’a eu à ce jour aucun impact sensible sur les niveaux d’émission de CO2, lesquelles continuent de battre des records.
En réalité c’est la défense du béton par nombre d’architectes – dont l’empreinte carbone est au final bien inférieure à celle de l’acier et de l’aluminium –ainsi que le concept de cycle court qui font aujourd’hui florès et permettent aux cimentiers de s’en tirer plutôt à bon compte.
François Roussely : 50 nuances d’électricité
François Roussely, à l’époque président d’EDF, estime en 2002 que, dans le domaine de l’énergie, il faut «une organisation importante car la notion small is beautiful est complètement absurde». Au fil de ce long entretien, pas un mot en effet sur les énergies renouvelables, les éoliennes, l’électricité solaire mais un plaidoyer pour l’énergie nucléaire. Avec une nuance cependant : «je crois, si on a une vision à long terme en matière d’énergie qu’on doit, parallèlement au développement de l’énergie nucléaire surement investir dans le charbon et le charbon propre». De ce point de vue il a été entendu partout dans le monde, même si personne n’a encore inventé le charbon propre.
Quant au nucléaire, Le développement de réacteurs nouvelle génération de type EPR – en chantier à Flamanville (Manche) à Olkiluoto (Finlande) – sont un tel fiasco industriel que nombre de pays ont préféré renoncer à cette technologie tandis que le coût réel du nucléaire français commence à être mieux compris et risque d’être au final faramineux. François Roussely évacuait d’ailleurs le problème des déchets : «Nous [l’humanité] sommes en fait beaucoup plus menacés par les déchets toxiques, voire le volume de déchets ménagers, a fortiori par le volume de déchets toxiques industriels, que par les déchets nucléaires». Vu comme ça en effet ! Mais pas d’inquiétude, en 2002, François Roussely l‘assurait : «aujourd’hui, il semble que la sécurité est assurée […] mais nous devons rassurer nos concitoyens». Et les Japonais de Fukushima aussi sans doute.
Pour finir avec EDF, la séquence émotion. Ce haut fonctionnaire décrit ainsi l’installation de l’électricité chez un paysan Brésilien. «C’était bouleversant parce qu’on lui a installé en même temps la lumière et une parabole et, d’un coup, il pouvait accéder à cinquante chaînes de télévision». On n’arrête pas le progrès !
Conclusion
Laissons donc le mot de la fin à un architecte. Dans son pamphlet HQE, Rudy Ricciotti écrivait dès 2006 : «Le développement durable comme slogan est devenu un bins de voyous pour manipuler et fabriquer des marchés et des instances décisionnelles». Visionnaire pour le coup.