Pendant la crise, disons depuis 2010, le logement fut pour beaucoup d’agences d’architecture un ultime recours. L’occasion pour nombre d’hommes de l’art habitués de la commande publique de découvrir cet «autre monde» pour citer l’un d’eux, qui poursuit : «J’ai été surpris de découvrir la rigidité de la conception et de la fabrication du logement en France». Bienvenue !
Ce n’est un secret pour personne que les architectes ont peu de marge de manœuvre entre ce qu’ils souhaiteraient pour les futurs habitants de leurs logements et ce que leur imposent les maîtrises d’ouvrage. Qui plus est, dans un contexte très tendu, les taux d’honoraires subissent d’énormes pressions à la baisse, lesquels atteignent des niveaux planchers quand il n’y a pas de mission de suivi de chantier. Ce qui n’empêche cependant pas les maîtres d’ouvrage d’imposer la déclaration d’achèvement et la conformité des travaux (DAACT).
Si les architectes aiment à transformer les contraintes en atouts ou leviers, dans le domaine du logement, la limite de la rentabilité est cependant vite atteinte. La «limite de la rentabilité» n’ayant d’ailleurs pas tout à fait le même sens selon que l’on est architecte ou maître d’ouvrage ou promoteur.
C’est l’histoire des duplex proposés par l’architecte au promoteur, qui n’en veut pas, avant de s’apercevoir que ce sont les logements qui se vendent en premier et qui se plaint ensuite de ne pas les avoir vendus assez cher. Du coup, la fois d’après, il veut absolument des duplex et à l’architecte de lui expliquer que, sur ce projet-là, ça ne marche pas. C’est la même chose avec les grandes ouvertures. Les services financiers murmurent à l’oreille du promoteur que «ça ne sert à rien», «que les habitants ne sauront pas où mettre leurs meubles» ! Qui a déjà entendu quelqu’un se plaindre d’un appartement baigné de lumière ? Du coup le promoteur ne sait plus trop à qui se fier, et donc surtout ne pas se fier à l’architecte.
Il n’est pas le seul à exprimer cette défiance. En témoignent, au sujet de la procédure de concours d’architecture rendue obligatoire par la loi LCAP votée en juillet 2016, les bisbilles entre le Conseil national de l’ordre des architectes (CNOA) et les bailleurs sociaux. Le CNOA entend faire appliquer la loi, les organismes HLM entendent conserver le privilège qui, depuis 2010, les dispense de concours. Pourquoi les bailleurs sociaux, qui furent traditionnellement sources d’innovation dans le logement, craignent-ils désormais le concours ?
Peut-être que le système de la vente en état futur d’achèvement (VEFA) s’avère décidément bien pratique pour des maîtres d’ouvrage paupérisés et en perte de compétences tandis que les promoteurs, qui savent construire à moindre coût, ont fait leur compte. L’architecte a dès lors changé d’interlocuteur et «le contrat est global coco».
En réalité, la défiance est encore ailleurs. Le ministère du logement le rappelle sans ambages : «élément critique à la paix et à la cohésion sociale, la politique du logement est fortement encadrée, régulée et surveillée par un arsenal juridique accompagné d’outils de pilotage économiques et sociaux et de partenariats d’acteurs». Encadrée, régulée, surveillée ! Pas moins ? Ils faisaient comment à la Stasi ?
Ce n’est donc pas un hasard si le métier est réglementé, l’architecture étant visiblement aux yeux des politicien(ne)s chose trop sérieuse pour être laissée aux mains des architectes. Et pour être réglementés, tant la profession que le logement le sont abondamment : entre juillet 2006 et novembre 2016, pas moins de cinq grandes lois promulguées, près de 500 articles et plus de 400 décrets d’application ! Et comme le remarque Pierre-François Gouiffès*, qui a dirigé l’ouvrage Le logement en France, cela «sans compter les lois de finances, les ordonnances et les multiples dispositions concernant le logement dans des lois dont ce n’est pas l’objet principal…». Onze codes différents sont concernés. A vos marques…
Pierre-François Gouiffès est maître de conférences à Sciences Po (gestion publique & économie politique). Faisant le constat que les situations du logement relèvent davantage de marchés locaux conditionnés par les opportunités économiques et la qualité de vie de ces multiples territoires, il suggère que le logement «devrait être un champ majeur d’expérimentation de la décentralisation des politiques publiques avec d’importantes marges de manœuvres juridiques laissées aux villes, métropoles et régions supposant le droit à l’expérimentation pour ces territoires et donc la possibilité de s’affranchir d’une partie des normes étatiques».
C’était déjà l’esprit des lois de décentralisation de Pierre Mauroy. La lettre est qu’aujourd’hui chaque commune a son PLU et c’est souvent l’architecte qui, au détour d’un projet, de logement social par exemple, doit en expliquer au maire les incohérences, voire soulever de légitimes questions quant à la légalité de certains articles. De fait, ce n’était pas prévu, l’architecte qui fait du logement devient au fil du temps un connaisseur hors pair du droit de la construction, souvent plus éduqué à ce titre que ses interlocuteurs. Dialogue entre l’architecte et le maire.
– Le maire : «Je n’aime pas du tout le toit à deux pentes».
– L’adjoint(e) à l’urbanisme du maire : «Moi non plus».
– L’architecte : «C’est le PLU qui me l’impose».
– Le maire : «Ha bon ?»
– L’adjoint(e) à l’urbanisme : «Ha bon ? Première nouvelle !»
– L’architecte : «Ben heu, regardez là et là… et encore là, les textes sont clairs».
– Le maire : «Bon d’accord mais on ne peut pas faire différemment pour les toits parce que là j’aime vraiment pas du tout ?»
– L’adjoint(e) : «moi non plus».
– L’architecte «Monsieur le maire, sauf votre respect, c’est votre PLU qui me l’impose !»
– Le maire : «Et pourquoi n’y a-t-il pas de balcon sur la façade sud au bord de la rivière. Ce serait bien pourtant pour les habitants, non ?»
– L’adjoint(e) : «Ha oui moi j’aimerais bien ça. Des fois on se demande à quoi ils pensent les architectes».
– L’architecte, au désespoir : «mais Monsieur le maire, c’est votre PLU qui me l’interdit».
– Le maire : «Bon bah c’est pas tout ça mais on m’attend. Merci monsieur l’architecte et voyez pour ces toits à deux pentes. Un toit végétalisé, par exemple, ce serait bien pour la commune».
– L’adjoint(e) : «Ha ça oui, ce serait bien et puis des toits végétalisés on en voit partout maintenant, n’est-ce pas Monsieur l’architecte ?».
– L’architecte : PAN
Voilà pour la lettre de la décentralisation.
Il est aisé de se moquer. Se souvenir cependant de la loi ALUR, publiée en mars 2014, qui en supprimant le COS promettait plus de m² en volumes aériens et mètres cubes constructibles. Un architecte se souvient avoir sur un immeuble parisien ainsi gagné 30% de surface en surélévation. Sauf que depuis l’été 2016, la loi a évolué et le gain de surface est désormais limité à 10%, sauf pour le logement justement. Le gouvernement s’est inquiété sans doute que les plus prompts à comprendre la loi n’étaient pas ceux attendus. Dit autrement, la suppression pure du COS n’aura en fait duré qu’un an et demi. A ce rythme législatif, même les lobbyistes ne doivent plus trop savoir sur quel pied spéculer.
Pourtant, malgré tout, les architectes construisent du logement, souvent très bien d’ailleurs et, si pas toujours avec la plus grande réussite, au moins presque toujours avec les meilleures intentions. L’argument de Pierre-François Gouiffès de laisser plus de marges de manœuvres juridiques aux villes, métropoles et régions est recevable mais il ne peut fonctionner qu’à la condition même que la même latitude soit également laissée aux architectes.
La conjoncture du logement en 2016 est prometteuse. Dans un communiqué du 27 janvier 2017, le ministère du Logement se félicitait en effet des chiffres de la construction pour l’ensemble de l’année 2016, en hausse sur un an de 14,2% pour le logement notamment.
Donc, mesdames et messieurs les candidats à la présidentielle, puisque l’étau sur l’économie se desserre, puisque le choc de simplification demeure à accomplir, comme bon an mal an des centaines de milliers de logements seront de toute façon construits en 2017 et que ce sont des architectes qui les dessineront, peut-être est-ce le moment (dans un cadre régionaliste renouvelé ?), de lâcher la grappe aux architectes. Vous savez, leur faire confiance, se dire que c’est leur métier ? L’expérimentation et l’innovation seront alors sans doute au rendez-vous avec des solutions par définition inattendues
Il n’est pas question ici de dérégulation sauvage à la Thatcher ou aujourd’hui à la Trump, justement parce que le logement est sujet important. Mais il est permis de penser que les architectes ont compris d’eux-mêmes, souvent avant la loi d’ailleurs, les impératifs d’accessibilité et de durabilité. Entre autres. En plus ils sont assurés, au max.
Bref, l’architecture est-elle, pour un quelconque gouvernement, si importante qu’il ne puisse la confier enfin (un peu) aux architectes ?
Christophe Leray
Les photos d’illustrations sont issues des articles consacrés à Gemaile Rechak, AZC, Karawitz, Badia-Berger et PetitDidierPrioux.
*Pierre-François Gouiffès a dirigé l’ouvrage Le logement en France, paru en janvier 2017 aux éditions Economica 29€