« En rentrant dans une famille, on doit en adopter les coutumes. En navigant sur un fleuve, on doit en suivre les méandres ». (Nhập gia tùy tục Đáo giang tùy khúc). Chronique du Mékong.
En Asie, justifier l’implantation d’une maison, d’un bâtiment de bureaux, d’un campus requiert l’expertise obligatoire et l’approbation du Maître Feng Shui.
Comme en France répondre à la Réglementation Thermique 2023 sur l’environnement, mais différemment ici et avec d’autres codes…
Figure tutélaire incontestée sans quoi rien ne se fait, le Maître Feng Shui sait reconnaître la bonne position, l’emplacement du dragon de la terre qui viendra lécher les fondations, l’orientation cosmique du projet qui nous protégera.
Sans lui la réussite et le succès ne seront pas garantis pour le projet et la vie de ses habitants. Cela vaut pour tous les milieux sociaux et professionnels.
Ce passage obligé requiert de la part de l’architecte patience, écoute et abnégation sans quoi sa relation avec son client asiatique sera immédiatement rompue.
On ne résiste pas au ‘Feng Shui Master’, on s’adapte…
Le maître Feng Shui combine l’art de comprendre les forces invisibles et les forces magnétiques de la terre, il combine l’arrangement de l’espace avec ces forces invisibles.
Mais comme ces forces sont invisibles…, il devient alors un traducteur de très haut niveau et il détient ce pouvoir magique de transmettre l’immatériel ; ce que, dans tous les cas, l’architecte baratineur n’arrive pas à égaler…
Depuis 15 ans que je travaille au Vietnam, j’écoute avec attention et patience ces maîtres, je me suis promené avec eux sur des collines pour positionner des pagodes, pour orienter les bâtiments comme les sourciers avec leur pendule, baguettes et brindilles de bois dans des terrains sablonneux, je les ai entendus convaincre des clients de déplacer des fondations en évoquant le dragon terré dans le sol.
Attentif, j’ai toujours respecté avec simplicité ces pratiques, je ne suis qu’un invité dans un pays qui n’est pas le mien.
De nombreux Maîtres Feng Shui sont aussi sensibles et intuitifs que les architectes et je les aime donc tout particulièrement, mais je dois l’énoncer ; une bonne partie d’entre eux sont des vrais charlatans et ils usent de la cupidité des gens pour les rançonner.
Le discuter est un sujet tabou.
Nous sommes au pays de Confucius, certaines choses ne se discutent pas.
Les forces invisibles
L’architecte est celui sur lequel repose la responsabilité artistique de traduire avec l’architecture, l’émotion, les vibrations d’un site, d’amplifier sa température de couleur et sa lumière.
Les forces invisibles sont des taux vibratoires et de résonances que l’on ressent aussi bien dans les jardins de pierre zen japonais que dans l’architecture cistercienne de l’abbaye du Thoronet avec ses pierres silencieuses.
Ces forces invisibles ne sont pas uniquement au Tibet ou en Asie, les châteaux cathares parfaitement placés font bien respirer les pierres avec le paysage.
Tout ce qui nous entoure est lié aux forces invisibles.
Je me suis longtemps posé la question de savoir quelles lignes d’un bâtiment généraient le plus d’énergies ; est-ce les lignes de sol ou de ciel, ou les lignes perspectives de flottaison des projets d’Alvaro Siza ? Quelles forces invisibles pouvaient générer l’impression de se poser sur une plateforme, pourquoi un belvédère sur l’horizon est si généreux ?
L’architecte, un intuitif ?
Quelles sont nos qualités premières d’architecte et en quoi nous nous distinguons des autres constructeurs : l’écoute, la synthèse, la simplification et la résolution de programmes aux situations complexes, notre perception aiguisée de ce qui ne s’explique pas, l’émotion ?
L’architecture est bien un art majeur, Gainsbourg avait raison, dans des lieux, des époques et dans des climats différents.
Créer des lieux pour être bien, ressentir les vibrations d’un site, sentir l’épaisseur et la matière des murs, procurer un bien-être pour vivre ou travailler, se déplacer ; l’architecte le sait depuis toujours.
Orienter le regard de ceux pour qui l’on bâtit, composer habilement, espaces, fenêtres, chambres, perspectives, envelopper ou ouvrir les lignes de regards pour saisir la nature et les lieux, notre rapport au monde.
Notre domaine de compétence est partout, il le restera car nous sommes des émotifs, nous traduisons ce qui ne s’explique pas.
Même l’espoir mis dans l’intelligence artificielle ne pourra remplacer notre rôle de passeur de la beauté, dans des mondes qui bougent incessamment et de plus en plus vite.
Nous agissons comme des révélateurs, des alchimistes qui attendent l’instant magique d’une précipitation chimique de la matière.
Et nous devons parler de beauté. Cela devient urgent !
Les heures de réunions…
Ne parlant pas la langue, j’ai développé au Vietnam un sens de l’écoute particulier, un sens de l’observation humaine semblable à celui des animaux.
Les longs moments de réunion à ne rien comprendre des discussions et des invectives, les longues séquences de discussions participatives communistes m’ont appris à déchiffrer les attitudes et les postures de mes partenaires. J’ai pris le temps de sentir le moment où une réunion se termine, comprendre l’instant précieux où vous êtes enfin compris ou inversement tout se retourne d’un coup contre vous. Traquer le regard qui souligne qu’à un moment vous semblez remporter l’approbation de votre projet. Passer du temps à analyser les gestuels de vos interlocuteurs ne s’apprend pas dans les écoles d’architecture mais dans les écoles de commerces…
Cette posture et cette mise en condition m’ont permis d’identifier les tonalités de voix, les attitudes bienveillantes de mes interlocuteurs, bref comprendre toute l’empathie que l’architecte se doit de porter à ce qui l’entoure !
L’absence de communication orale m’a forcé à communiquer autrement, j’ai compensé avec mes dessins et mes présentations visuelles une autre communication visuelle du projet.
Être architecte étranger peut se révéler un atout : vous êtes d’une certaine manière protégé, l’on peut saisir vite et sans le filtre du langage et ses particularités, nous allons directement au sujet sans nous égarer des nuances.
Professer en dehors de son pays natal est un défi. À l’export, votre zone d’inconfort dope vos potentialités et vous oblige à la performance. C’est une évidence.
L’art de la négociation
Tout projet d’architecture comme le Feng Shui se négocie…
Les méandres de la négociation sont comme ceux du Mékong.
Le terrain et les codes de la négociation en Asie ne sont pas les nôtres.
Perdre ou garder la face et la loyauté n’ont pas les mêmes valeurs qu’en Occident.
Dire non n’est pas commun, personne ne dit non, on ne dit rien, c’est parfois mieux ici …
La négociation du contrat dure bien souvent plus longtemps que les phases d’études.
Il y a d’abord la longue phase d’approche avec le client, puis la phase la plus excitante de la découverte (le client vous offre voyage pour visiter le site, repas, moments d’échanges pour se comprendre). Puis la phase d’élaboration du contrat où l’on tente d’établir un programme de surfaces ou de prix qui n’existe jamais, et avec plusieurs interlocuteurs qui moulinent et modifient sans cesse le calendrier toujours trop court pour optimiser le prix de votre offre… (Si le client est bien organisé alors une succession de secrétaires et de comptables diminueront sensiblement votre taux d’honoraires à chaque nouvelle étape de la négociation).
Respecter ensuite le contrat et se faire payer ne sera pas toujours de mise ; les semaines s’égrèneront sans que vos paiements n’arrivent, le client prétextera alors dans l’urgence des réunions importantes avec les autorités (toujours différentes) qui nécessitent une finalisation du projet, il faudra aussi attendre la bonne date lunaire pour signer le contrat, effectuer un paiement, organiser la cérémonie d’ouverture du chantier et lancer les premiers pieux avec la bénédiction du Maître Feng Shui en ayant préalablement jeté une pièce en argent dessous. Signer un jour de pluie augure une suite harmonieuse et positive, la saison des pluies est propice aux affaires !
L’architecte émotif cèdera ensuite et toujours aux différentes demandes supplémentaires, de peur de voir disparaître son cher projet, mais mal lui en prendra, il deviendra alors vulnérable. Il donnera tout, il se mettra à nu et se fera hacher menu alors que son client négociera déjà la phase suivante d’études avec d’autres confrères bien moins chers et embusqués.
Dans le système anglo-saxon d’organisation de la maîtrise d’œuvre, l’architecte et les ingénieurs sont des prestataires de service interchangeables.
En Asie, et depuis bien longtemps, ce saucissonnage des missions de maîtrise d’œuvre dans le temps des études fait des ravages dans la cohérence des projets d’architecture… mais tout le monde s’en fiche.
Peu de gens comprennent la continuité qu’assure l’architecte sur un projet.
La découpe des études en multiples phases et contrats affaiblit la qualité du projet.
Il est difficile en Asie d’assurer la cohérence d’un projet dans le temps.
C’est durant ces moments incertains et difficiles, entre chaque mission et différents contrats, que le Maître Feng Shui resurgira de sa boîte…
Lui sera le prétexte incontrôlable de votre éviction ou de votre maintien.
Le maître d’ouvrage s’en sert comme un prétexte indiscutable, il est rappelons-le, l’interprète unique des voies célestes… ce qui ne se discute donc pas.
Et comme vous, architecte français constructeur et rationnel, vous semblez ne jamais rien comprendre à l’aménagement de l’espace asiatique et son rapport au cosmos, vous ne pouvez répondre et vous vous sentez brutalement seul…
Pour le Maître Feng Shui, vous n’avez jamais assez suivi ses recommandations ; vous n’avez pas tourné le bâtiment pour respecter les flux du vent et de l’eau, vous ne comprenez rien à l’appréhension du qi (transporté par le vent mais stoppé par l’eau), certaines portes ouvrent malheureusement à gauche, vous n’avez pas 21 marches du cycle de vie et, surtout, vous êtes incapable d’expliquer ou de justifier l’emplacement des fondations en rapport aux dragons de la terre, vous ne comprenez rien aux forces de l’environnement, et pour finir vous êtes incapable de disposer correctement les feux dans une cuisine…
Votre client et son Maître Feng Shui (son Assistant Maître d’Ouvrage) disposent alors de tout pouvoir pour assurer seuls la continuité du projet et rompre votre contrat…
À cet état de la discussion – parfois ubuesque mais bien réelle et vécue – s’ajoute l’absence d’une culture de l’architecture, du patrimoine et de l’espace, celle de l’art de concevoir villes, territoires et paysages… Une longue période de guerre et deux générations à l’éducation sacrifiée ont gommé la réflexion.
Parler d’architecture n’est pas commun !
Le travail de l’architecte est mal connu ici, personne ne comprend vraiment sa fonction.
Le formidable boom immobilier qui s’affaisse en raison d’une situation internationale tendue (Covid, Ukraine, Taïwan), la mise trop rapide sur le marché du foncier public de l’Etat sur le marché privé a eu comme résultat de fausser la réflexion partagée de la question urbaine. L’achat et la revente du foncier étant un moyen de devenir riche au Vietnam, toute construction écologique et de qualité et toute discussion architecturale sensible ont été reléguées au second plan.
L’architecture est éphémère, elle est aussi un produit de la chaîne de spéculation immobilière. Le patrimoine n’est pas un sujet d’intérêt !
L’Etat et ses services de l’urbanisme n’ont pas les moyens de contrôler la situation, le pays souffre de son développement capitaliste trop rapide et la compétence n’est pas toujours au rendez-vous.
Dans ce contexte mouvant, le Maître Feng Shui veille, il est le seul qui assure la continuité entre le projet, son histoire, le site avec l’épaisseur de son passé, les forces inexplicables.
L’architecte français écrit ses chroniques (…), le maître Feng Shui prodigue la parole vertueuse des flux sur les énergies positives du bouddhisme, il confirme le dialogue du projet avec l’histoire et les forces invisibles, sans quoi rien ne se construit et n’a de sens.
Olivier Souquet
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