Souvent les architectes s’échinent, à la demande du maître d’ouvrage, à faire assaut d’innovation. En réalité, l’innovation est rarement dans l’édifice lui-même, cela se saurait, mais en ce que ce bâtiment, dans son environnement (son contexte diront d’autres), permet d’innovations sociales, culturelles, financières, etc. En témoigne la U Arena livrée à Nanterre à l’automne 2017 par Christian de Portzamparc.
Avant qu’au terme des enchères un nouveau nom ne lui soit donné, comme cela se fait désormais des stades, attardons-nous une dernière fois sur le nom de l’ouvrage tel qu’il se présente lui-même aujourd’hui. U Arena.
Le U donne une indication très précise d’une forme, un parti pris si prononcé qu’il s’impose dans le nom. Un U pourtant parfaitement invisible de l’extérieur. Arena, ensuite, fait référence au sport. Il y a très peu de stades en U, la plupart sont circulaires ou ovales. Surtout, s’agit-il ici vraiment d’un stade, comme son nom ne l’indiquerait pas ?
Le mot Arena est si tendance qu’il n’y aura bientôt plus que des aréna.e.s en lieu de stades, mais la référence est sans doute nécessaire aux joueurs de l’équipe de rugby, le Racing 92, qui en prennent demeure car eux tiennent certainement à jouer leurs matchs à domicile dans un stade. Au bout du U, plutôt que des rangées de sièges, un écran super géant de 1 400m². Il fallait oser. Les joueurs vont devoir s’y faire. Un stade donc !
En tout cas, le 25 novembre 2017, lors du premier match de rugby qui s’y est tenu, un France-Japon d’anthologie, pour le Japon, les commentateurs sportifs parlaient de ‘salle’, pas de terrain. Une salle de rugby ? «C’est une salle de spectacle dans laquelle on peut faire du sport», relève Jacky Lorenzetti, le maître d’ouvrage privé à l’origine du projet.
A partir de 1972, «avec seulement quelques appartements» appartenant à son père, Jacky Lorenzetti a développé et fait prospérer la société Franco-Suisse Gestion qui deviendra Foncia en 1991. Une réussite. L’homme aime le sport et, depuis 1998, Foncia était impliqué dans le sponsoring de la course au large. Dix ans plus tard, Michel Desjoyeaux est vainqueur avec Foncia (c’est le nom du bateau) du prestigieux Vendée Globe. En 2007, Foncia est le leader européen de l’immobilier, moment choisi par son fondateur de vendre la boutique.
Fortune faite, Jacky Lorenzetti aime toujours le sport. Il est depuis 2006 le propriétaire de l’équipe professionnelle du Racing 92, une équipe de rugby évoluant dans l’élite, à domicile au stade Yves-du-Manoir, à Colombes dans les Hauts-de-Seine. Dix ans plus tard, l’équipe est championne de France, et cette année-là, en 2016, également finaliste de la coupe d’Europe. Christian de Portzamparc dit de lui qu’il a un «esprit aventurier». D’habitude l’aventurier c’est plutôt l’architecte !
En 2007, Rudy Ricciotti livre le nouveau stade Jean Bouin à Paris pour l’équipe de rugby concurrente du Stade Français. Quelles que soient ou non ses qualités, c’est un vrai stade de rugby, ouvert au ciel et aux intempéries, un lieu fait pour le sport. C’est d’ailleurs ainsi que furent conçus tous les stades remis à neuf ou construits à l’occasion de la tenue en France de l’Euro 2016 de football. Un stade de foot est un stade de foot. Comment remettre en cause la fonction même d’un stade de foot ou de rugby ? Surtout quand ils sont pour la plupart non pas la propriété des clubs mais des villes-hôtes.
L’économie d’un tel équipement est une équation compliquée. Un stade de rugby pro, ce ne sont par exemple que 14 matches à domicile, par an. Un stade de foot, à peine 20 rencontres. La pelouse ? 180 000€ d’entretien par an, pour 8 heures seulement d’utilisation par semaine pour le rugby. Une pelouse synthétique appelée Soft-Grass ? 8 000€ d’entretien par an, utilisable 24h/24 et 365 jours par an quelle que soit la météo. «Pour équilibrer les comptes dans le rugby, il fallait un peu plus que la billetterie», souligne Jacky Lorezetti.
«Les trois règles d’une bonne affaire : localisation, localisation, localisation», rappelle Jacky Lorenzetti. «On s’est battu pour ce terrain», dit-il. Au pied de La Défense, où vivent et travaillent plus de 200 000 CSP +, un lieu accessible aux transports en commun ; ce sera donc une salle de spectacle dans laquelle on jouera au rugby.
Au départ a d’ailleurs été étudiée la possibilité d’un toit ouvrant mais cela posait de graves difficultés, notamment au niveau de l’acoustique pour les spectateurs autant que pour les riverains. Et puis fermer la salle représentait en ce cas une économie de 20M€.
Sauf que fermer un stade de rugby, personne ne l’avait jamais fait, le toit s’ouvrait toujours.
Contre toute attente, Jacky Lorenzetti obtint l’aval de la puissante fédération internationale de rugby de faire jouer à son équipe professionnelle des matchs officiels dans cette salle «à condition qu’elle ait au moins 40 mètres de hauteur», et sans piliers sur le terrain bien sûr, sinon bien entendu ceux des mêlées et des poteaux de rugby.
Christian de Portzamparc a transformé la vision et les bons calculs de Jacky Lorenzetti en réalité. En 2010, s’il avait déjà réalisé des salles de spectacle, l’architecte n’avait jamais construit de stade, ce qui lui permit peut-être d’approcher ce projet sans idées préconçues, sinon une vision de la ville et une compréhension des enjeux qui lui ont permis de gagner le concours (25 participants, concours non rémunéré, puis trois finalistes associés à un constructeur en conception-réalisation, un vainqueur, Christian de Portzamparc avec Vinci).
L’insertion dans les Terrasses de l’Arche à Nanterre, à la pointe ouest du quartier de La Défense, est particulièrement réussie car, malgré sa taille, le bâtiment n’apparaît pas massif, au contraire. Pourtant l’alignement est tiré au cordeau, autant pour répondre au PLU que pour faire rentrer tous les éléments du programme. L’environnement, aux pieds de la Grande Arche, est géométrique à souhait et l’architecte de mettre en exergue «la douceur des lignes extérieures» de son dessein.
Les écailles en verre et aluminium qui rythment les façades permettent de multiples jeux de lumières, de jour comme de nuit, sans concurrencer l’environnement. Les coques en béton courbes font complètement disparaître la voûte de l’ouvrage, au point de donner à penser de l’extérieur qu’il pourrait s’agir en effet d’un stade ouvert. A l’échelle du piéton, il est facile d’accès.
Pourtant ce ‘stade’ compte aussi un immeuble de bureaux de 31 000 m² : huit étages, une mezzanine, un parking et un restaurant inter-entreprises commun à l’U Arena sont destinés à 1 500 agents du conseil Général des Hauts-de-Seine (le 92 de Racing 92). C’est cet immeuble qui a permis, à hauteur de 170M€, de financer ce projet à 380 M€. C’était une gageure qu’un stade et un bâtiment de bureaux de cette dimension fassent ensemble partie d’un tout. Un mouvement de toiture signale les étages de bureaux.
L’acoustique était une contrainte importante car il fallait protéger les riverains des nuisances liées aux concerts et événements sportifs attirants jusqu’à 40 000 fans. Il fallait également disposer d’une acoustique permettant toutes sortes de manifestations à l’intérieur de la salle, du concert au Moto-cross. Enfin, une autre isolation acoustique devait encore protéger les employés dans les bureaux, «y compris des vibrations des basses», explique Christian de Portzamparc.
L’ouvrage est un exploit technique ; ce fameux toit fait quasiment le poids de la tour Eiffel et compte une poutre de 140 m de portée et de 14 m d’épaisseur. Rappeler encore qu’une autoroute passe sous le bâtiment, dont quatre mètres de façades sont dédiés à la sortie de secours. Les fondations à elles seules furent une épopée.
Certes il répond à une analyse bien comprise du marché. Il y a apparemment la place pour une salle de spectacle de 40 000 places à l’ouest de Paris, soit deux fois la jauge de Bercy, et pourtant à l’opposé du gigantisme du Stade de France et de ses 80 000 sièges loin du terrain offerts aux intempéries.
Les premiers spectacles musicaux de la U Arena furent les Rolling Stones et Stars 80. Jauge à 40 000 pour les premiers, à 20 000 pour les seconds. Pour une salle neuve de cette dimension, des ajustements acoustiques sont, selon les spécialistes, sans doute nécessaires, y compris pour les producteurs de spectacle qui n’ont pas l’habitude d’une salle de cette dimension, la plus grande d’Europe. D’un autre côté, ce n’est pas comme si l’acoustique du Stade de France, un soir de février sous la pluie, était parfaitement top…
Il s’agit donc bien d’une salle de spectacle ET d’un stade ET d’un immeuble de bureaux, l’ensemble parfaitement urbain, aisé à rejoindre en transport en commun, aisé à sécuriser par les forces de l’ordre.
Très bien. Sauf que dans sa configuration rugby, la U Arena a des implications plus profondes et plus inattendues. En témoigne le match France-Japon qui s’est terminé en humiliation pour le XV tricolore. Sur cette surface synthétique, sans la pluie, sans le vent, sans le gel, la célérité de la brigade légère nipponne a fait merveille et les Japonais ont donné une leçon de rugby à des joueurs français soudain trop lourds et désemparés par leur manque de vitesse. Le rugby n’est pas le même quand il n’y a plus à s’extraire de la boue sur un terrain rendu gluant par la pluie, la neige et le froid.
Dans une telle salle, quand les joueurs du Racing 92 auront pris la mesure de leur nouveau stade, c’est la nature du sport qui en sera transformée. Certes les puristes diront que le rugby se joue dehors dans la gadoue mais les temps ont changé, comme en témoigne le bâtiment de Jacky Lorenzetti et Christian de Portzamparc, sans doute le premier stade de rugby non-fumeur (encore que cela prendra du temps. L’architecte et le maître d’ouvrage ont d’ailleurs anticipé le problème, la salle étant capable d’extraire 800 000m/cube d’air par heure).
Il n’y fera jamais trop froid ou trop chaud, de quoi attirer une nouvelle population de spectateurs. Le rugby va devenir de plus en plus un spectacle de vélocité et moins un sport de combat pour initiés, tout simplement parce que les calculs de Jacky Lorenzetti sont imparables et finiront par s’imposer au fil du temps à nombre de propriétaires d’enceintes sportives. Le sport en sera changé.
Ce n’est pas souvent que le bâtiment d’un architecte change les règles du jeu pour lequel il est conçu, surtout celles d’un jeu international. La U Arena de Christian de Portzamparc et de Jacky Lorenzetti, d’un coup d’un seul, vient de ringardiser tous les nouveaux stades qui en France sont sortis de terre ces dernières années. En voilà un bâtiment innovant !
Christophe Leray