L’évolution de la construction en France est préoccupante. Que ce soit à l’échelle de la ville, du quartier ou de l’habitation, on constate des incohérences et des absurdités entre un projet initial ambitieux et une réalisation trop souvent médiocre. Tribune de Nicolas Michelin.
Une situation préoccupante, un mécontentement général
Dans la plupart des opérations classiques d’urbanisme ou d’architecture, les ambitions environnementales et sociales du projet cèdent la place aux logiques financières.
Les projets urbains dévient vers une politique de rendement et de résultats économiques. Ces mécanismes finissent par produire des réalisations architecturales et urbaines peu qualitatives : des éco-quartiers génériques tous semblables, mal intégrés au contexte social et historique, des immeubles réalisés au rabais suite à des permis modificatifs qui ont dégradé les prestations d’origine, des logements petits et trop chers qui ne correspondent pas aux demandes des habitants.
D’une manière générale, on ne peut que constater un mécontentement grandissant vis-à-vis de ce qui se construit. Ainsi, lors d’une inauguration il est frappant de voir l’amertume et la déconvenue des acteurs du projet, déçus de la réalisation finale, et la perplexité des habitants qui trouvent souvent le quartier peu qualitatif et les bâtiments inappropriés. Tous (élus, maîtres d’ouvrage, aménageurs, architectes, urbanistes, paysagistes, ingénieurs, promoteurs et bailleurs) ont été pris dans cette méthode de fabrication financière de la ville qui fait des ravages.
Une méthode peu qualitative et obsolète
Pourtant les élus ont souvent l’impression d’avoir fait au mieux. Ils ont suivi à la lettre la procédure qui leur a été recommandée : enquête préalable, concertation, consultation d’urbanistes, consultation d’aménageurs, cahier des charges exigeant, concours de promoteurs-architectes, et enfin permis de construire. Ils pensent avoir bien suivi toutes les étapes sans s’apercevoir que petit à petit, le projet perdait en qualité.
L’aménageur souffre aussi de la difficulté à maitriser le foncier et de la tension des marchés immobiliers due au prix de sortie trop élevé des logements. Il lui est donc difficile de refuser les «produits» peu qualitatifs et rentables qui sont parfois les seuls à se présenter.
L’architecte-urbaniste est lui très fragilisé dans le suivi d’une opération classique. Il est là pour établir un plan d’ensemble a minima, souvent sans détails de volumétrie sur les îlots (pour ne pas «contraindre» les futurs preneurs) et des recommandations architecturales générales (finalement peu respectées car jugées trop chères). Son rôle est par la suite de veiller au respect des règles et de donner son avis sur le dépôt de chaque permis de construire, ceci avec des petites missions et des honoraires réduits. Autrement dit, il n’a pas vraiment les moyens de créer une harmonie d’ensemble entre les projets des promoteurs, et de travailler dans la durée sur la qualité du quartier.
Les groupes immobiliers savent parfaitement se glisser dans cette méthode peu exigeante sur le fond. Ils s’accommodent facilement des cahiers des charges qu’ils contournent ensuite pour placer leurs produits immobiliers standards. En réalité, ils sont eux aussi pris dans ce système. Verrouillés par les impératifs financiers et les rendements que leur demandent les banques et les actionnaires, ils sont contraints de densifier et simplifier afin d’équilibrer leur bilan et sortir l’opération.
Ceci rejoint hélas le souci d’équilibre économique de l’aménageur et la volonté de l’élu de voir le projet se concrétiser. Par conséquent, tout concourt de manière insidieuse à optimiser économiquement les projets, phénomène qui tire inexorablement la qualité vers le bas.
Quant à l’architecte du projet, il a été choisi par le promoteur, soit directement, soit par un système de listes établies par la ville et ouvrant à des concours de promotion-conception. Ceux-ci, rapides, jugés le plus souvent sur une image, et toujours mal rémunérés, obligent l’architecte à produire une perspective séduisante plus qu’un véritable projet. Une fois choisi, l’architecte dépend entièrement du promoteur : dès lors, il est soumis au processus d’optimisation du projet, et cela dans des conditions contractuelles extrêmement précaires.
Sa mission est réduite fréquemment au dépôt du permis de construire, les plans d’exécution et le chantier étant confiés à un bureau d’études, rompu à l’exercice de compression des projets. Hors du regard de l’architecte, le projet se voit amputé de sa spécificité, et les prestations initiales sont dégradées : ouvertures réduites, fenêtres en pvc, enduit plastique sur isolant, loggias diminuées, cuisines en second jour… Toutes ces modifications seront entérinées par un permis modificatif en fin de chantier qui permettra d’obtenir la conformité finale. Il faut insister sur le rôle insidieux de ces permis modificatifs qui sont responsables d’une grande partie de la médiocrité des bâtiments.
Une nouvelle considération pour l’architecte
Face à l’obsolescence de ce système, il est temps d’envisager une nouvelle façon de faire la ville, et ceci aux deux échelles : urbaine et architecturale. Il faut alors repenser le rôle de l’architecte-urbaniste et de l’architecte du projet.
Les élus et les aménageurs doivent considérer l’architecte-urbaniste non pas comme un prestataire de service uniquement là pour rédiger les cahiers des charges et les avis sur les permis, mais bien comme un homme de confiance présent dans la durée et qui saura écouter, négocier et adapter le projet pour l’intérêt de la commune.
Les maitres d’ouvrage (promoteurs, bailleurs) doivent considérer l’architecte non plus comme une personne nécessaire pour établir le permis de construire et incapable par la suite de produire les détails techniques et de suivre le chantier, mais au contraire comme le concepteur du projet, ingénieur de l’espace apte à trouver les solutions les mieux adaptées à l’environnement et aux modes de vie.
Les architectes eux-mêmes doivent descendre du piédestal d’artiste sur lequel on les a placés et se considérer comme l’homme de synthèse du projet architectural et urbain. Ils doivent se restructurer, se regrouper et réinvestir les champs techniques qu’ils ont trop vite abandonnés aux bureaux d’études et aux spécialistes en assistance à maitrise d’ouvrage.
Une nouvelle façon de faire : l’Atelier
Cette nouvelle façon de faire consiste à établir une forme d’Atelier pour concevoir et réaliser un projet urbain ou architectural. Ce principe de travail en Atelier repose sur un mode opératoire transversal et sur l’intelligence collective de l’ensemble des acteurs. Il propose un modèle de discussions, de propositions, une interface permettant un travail itératif autour du projet, dans lequel l’intérêt public n’est jamais oublié. Dans ce dispositif l’architecte, seul à pouvoir élaborer un projet, retrouve une place centrale. L’« Atelier » peut prendre plusieurs formes suivant les échelles de projets, que ce soit un logement, un bâtiment, un quartier ou un territoire.
L’Atelier à l’échelle de la ville
A l’échelle de la ville, l’Atelier urbain est formé par trois entités garantissant l’intérêt public et la qualité du projet, à savoir : l’élu (ou son représentant) donnant l’ambition et la vision d’ensemble, l’aménageur gérant les équilibres socio-économiques et l’urbaniste garant de la qualité du cadre bâti (pleins et vides). Ce trio travaille en parfaite confiance et regroupe autour de lui les compétences nécessaires pour dialoguer, négocier et recevoir tous les porteurs de projets qu’ils soient promoteurs, associations, ou habitants.
Ainsi l’Atelier est une interface pour toutes les forces vives du quartier et permet de passer de l’expression des désirs à une forme de réalité. Les promoteurs peuvent influer et négocier avec l’Atelier en amont de leur projet pour apporter des modifications au programme et au cahier des charges prévus à l’origine. Cette discussion préalable est extrêmement importante car elle permet d’éviter les projets standards et génériques. Dans l’Atelier urbain, c’est le projet qui fait la règle (on parle alors d’urbanisme négocié) et c’est l’adaptation sur mesure au contexte et les réflexions sur l’usage qui font le projet. Avec cette démarche, l’innovation sociale, environnementale et culturelle peut s’exprimer pleinement.
Dans cette configuration, l’architecte-urbaniste retrouve un vrai rôle de synthèse. A partir de son plan guide, il peut ajuster le cahier des charges et les faisabilités aux demandes de la ville et des porteurs de projets, ce qui rend le dialogue beaucoup plus fertile. Il peut également «ciseler» son plan guide au fur et à mesure afin que les différents projets se répondent et s’accordent avec le site et les usages. Enfin, l’Atelier urbain est une instance qui assure le rôle de commission de pré-permis de construire. Avec cette méthode, les permis modificatifs au rabais n’existent plus.
L’Atelier à l’échelle du bâtiment
L’Atelier urbain est le préalable à l’Atelier architectural, les deux échelles s’emboitent naturellement de manière à créer une cohérence à l’échelle du quartier. L’Atelier choisit, avec le promoteur, l’architecte qui va travailler sur chaque îlot après audition de trois ou quatre candidats. L’architecte est alors en bien meilleure position pour mener son projet : soutenu dans son travail, il ne rend plus seulement compte à son promoteur, mais aussi à l’Atelier avec lequel il met au point le projet dans un dialogue et une négociation constructive. C’est une sorte d’atelier dans l’Atelier qui se crée sur chaque projet. L’architecte retrouve une mission complète et les problèmes économiques éventuels de l’opération sont traités au fur et à mesure, et non à la fin à coup d’optimisations sauvages.
La qualité de ce qui se construit ainsi est sans commune mesure avec ce qui se fait habituellement. Les projets sont dessinés sur mesure (pas de génériques), ils s’inscrivent dans une cohérence globale (pas d’effet collection), sont contemporains (pas de pastiche), tout en adoptant une attitude discrète par rapport au site (pas d’ostentatoire).
Les élus sont beaucoup plus sereins ; les réalisations correspondent à leur ville et sont mieux acceptées par les habitants. L’aménageur tient davantage les rênes de l’opération car les promoteurs sont dans une dynamique constructive et les bâtiments se commercialisent plus facilement.
L’Atelier à l’échelle du logement
L’Atelier à l’échelle du projet de logement peut prendre des formes très diverses. L’objectif est d’échapper à la fabrication de logements standards, et de produire des logements sur mesure correspondants aux aspirations des habitants et à leurs possibilités économiques.
En France, des groupes d’habitants en autopromotion ou en coopératives sont montés pour mener des ateliers en co-conception avec les architectes. Mais des opérations hybrides commencent à voir le jour dans lesquelles des promoteurs, constatant l’impasse dans laquelle ils sont aujourd’hui, s’intéressent à ce processus et prennent une place en tant que partenaire avec l’architecte et les habitants. Des expériences de ce type sont en cours : à Mulhouse, un jeune groupe de promotion, Loft Compagny, propose des lofts dans d’anciennes friches industrielles à des prix très abordables en travaillant avec les futurs habitants ; à Bordeaux Brazza, dans l’Atelier qui mène l’opération d’éco-quartier, il est demandé aux promoteurs de proposer des « volumes capables », avec des possibilités multiples de plans de logements. Enfin, dans l’opération «Réinventer Paris», des ateliers de conception mixte se sont montés spontanément et ont fait émerger de nouvelles formes d’habiter.
A chaque fois, et quelle que soit l’échelle, le principe du travail en Atelier s’avère très efficace et beaucoup plus proche de la réalité de la ville. Cette façon de faire «par le bas» (bottom up) et non «d’en haut» (top down) pourrait s’appliquer judicieusement aux enjeux urbains des nouvelles métropoles. L’Atelier pourrait également être une solution sur mesure pour les villes moyennes et les communes rurales, qui font face à des difficultés de développement urbain.
Avec l’Atelier, le devenir de la ville ne relève pas uniquement des enjeux économiques privés ; au contraire, la dimension publique et partenariale du projet architectural et urbain est affirmée.
Nicolas Michelin
Mars 2016