En marchés publics, les marges de négociation avec les entreprises seraient faibles une fois l’appel d’offres déposé, tandis qu’en marchés privés, la négociation serait le nerf de la guerre. Qu’en est-il réellement ? Chroniques a posé la question à l’architecte Patrick Rubin (CANAL Architecture) et à Nicolas Brenner, chef de projets à la RIVP.
Le cas du marché public
La relation maître d’œuvre – entreprise est soumise au code des marchés publics et à la réglementation de la loi MOP. Trente ans plus tard, elle est restée peu ou prou la même, ce qui implique que les procédures de mises en concurrence soient formalisées, selon diverses contraintes. «En marché public, tu ne peux pas rencontrer l’entreprise en amont de l’appel d’offres, ce qui est presque infantilisant», indique Patrick Rubin.
Ce cadre légal nécessite un calendrier précis, notamment la publication des marchés sur différents supports. Il existe ensuite deux types de procédures : la procédure ouverte et, plus couramment, la procédure restreinte, qui se déroule en deux phases. De nombreux dossiers de candidature sont déposés puis seuls les candidats présélectionnés remettent une offre.
Lorsque l’appel d’offres est fructueux, c’est-à-dire conforme au dessin de la maîtrise d’œuvre, dans les délais et dans le prix impartis par le maître d’ouvrage, c’est le mieux disant qui devrait être retenu. «Ce qui correspond souvent au moins disant car il s’agit souvent d’appels d’offres importants, avec des sociétés comme Bouygues, Vinci, ou Eiffage qui ont toutes déjà énormément d’expérience et de savoir-faire», souligne Nicolas Brenner
Techniquement, les marchés publics nécessitent de préparer des descriptifs en relation avec les plans et détails. L’entreprise, si elle remporte l’appel d’offres, est ensuite prisonnière du descriptif et du prix forfaitaire qu’elle a dû donner à un article très précis.
Seul cas possible de négociation, celui d’un appel d’offres infructueux, ou alors le mémoire en réclamation. «La légende veut que ce soit Bouygues qui l’ait inventé, mais cela existait déjà au XVIIIe siècle», remarque Patrick Rubin. Ce mémoire permet à l’entreprise de justifier de travaux supplémentaires, prétextant par exemple que le dossier de la maîtrise d’œuvre était incorrect ou incomplet ou encore que le calendrier d’exécution s’est détendu ou prolongé. Un vrai sport de combat !
Pour remporter les appels d’offres, les entreprises concurrentes connaissent-elles le prix en amont ? A priori, non. Elles tombent pourtant souvent ensemble admirablement juste.
Prenons le cas de l’opération Mouzaia, deux immeubles de bureaux à Paris XIXe, conçus par André Remondet et Claude Parent dans les années 70, transformés en logements pour la RIVP par CANAL Architecture. Les trois Majors ont répondu à l’appel d’offres dans l’enveloppe budgétaire. Etonnamment, deux entreprises ont sorti le projet au même prix, peu ou prou.
«Les entreprises générales ont des émissaires qui récoltent ou glanent des informations et équilibrent les données. Nous-mêmes avons été approchés en amont, alors qu’on terminait les études. Actuellement, nous finalisons le dossier de consultation des entreprises sur la rénovation de la Bibliothèque Publique d’Information (BPI) du Centre Pompidou et je suis relativement certain que les entreprises connaissent déjà le budget alloué», explique l’architecte.
Si dans le cadre des marchés publics, la maîtrise d’ouvrage et la maîtrise d’œuvre ont la formelle interdiction de dévoiler le prix du marché, les entreprises, par le biais de leurs « émissaires » directs ou indirects, ont en effet des moyens de faire des prévisions.
Par exemple, les opérations de la RIVP font l’objet de délibérations de la ville de Paris car elles intègrent souvent des subventions de cette dernière. Ainsi, les opérations sont formulées dans des documents de la Direction du Logement et de l’Habitat (DLH) ou dans des circulaires du logement social. Elles font souvent foi d’une validation du montage au Conseil de Paris, ce qui donne lieu à des documents publics dans lesquels sont formalisées des indications financières. Autant d’indications qui sont une première source d’informations pour les entreprises.
Le cas du marché privé
Dans la sphère privée règnent deux intervenants majeurs que sont l’aménageur et le promoteur. Le promoteur, qui est invité à se battre tant pour le prix du foncier que pour la qualité architecturale, présente un budget comprenant le prix du terrain, de la construction et de l’architecte. Un gain de temps notable. Une fois que l’équipe gagnante a été félicitée, les négociations commencent réellement. La maîtrise d’ouvrage peut par exemple ne pas hésiter à présenter des entreprises avec qui elle travaille régulièrement qui, fidélisées, vont proposer des solutions «au catalogue» moins coûteuses et souvent moins qualitatives.
Dans les marchés privés, l’entreprise peut être désignée très en amont. Prenons le cas par exemple d’une opération de 230 logements étudiants pour l’Etablissement public d’aménagement Paris-Saclay, remportée par le Groupe Pichet et l’atelier CANAL Architecture.
«Nous avons présenté un projet conçu en poteaux-dalle, pour répondre à des objectifs de réversibilité qui nous tiennent à cœur», témoigne Patrick Rubin. «Mais l’entreprise de gros œuvre présélectionnée ne possédait que la culture des banches. Alors le projet alterne poteaux et refends et le bâtiment n’en est que moyennement réversible, alors que le promoteur avait eu l’opportunité de défendre la réversibilité proposée par l’architecte. Sans posture constructive lors du concours, ce projet n’aurait pas été sélectionné», dit-il.
Et en conception – réalisation ?
«La conception – réalisation répond aussi au code des marchés publics et de la loi MOP, comme beaucoup d’autres procédures», relève Nicolas Brenner.
En l’espèce, le maître d’ouvrage peut confier simultanément les études et l’exécution des travaux d’un ouvrage à un groupement si l’ouvrage nécessite une technicité importante et, plus récemment, dans le cadre de la construction de logements sociaux. «Sauf que les rôles sont inversés, le mandataire n’est pas l’architecte mais l’entreprise», explique Patrick Rubin. Dans certains cas, des maîtres d’ouvrage progressistes imposent au groupement que l’architecte soit le mandataire le temps des études. Pour la maîtrise d’ouvrage, c’est une façon de raccourcir les délais et de faire l’économie du temps nécessaire à la consultation de la maîtrise d’œuvre et à l’appel d’offres des entreprises.
Ce qui selon Nicolas Brenner doit inciter à la méfiance : «si la maîtrise d’ouvrage ne connaît pas parfaitement son opération, cela peut avoir des conséquences compliquées et même catastrophiques pour elle», dit-il.
De plus, la conception-réalisation pose la question de la qualité architecturale car l’entreprise cherchera à négocier très en amont le coût du projet. «Le problème est que le constructeur, qui connaît le prix, va vouloir s’octroyer une marge. En caricaturant, plus il déshabille le projet plus son profit sera important», souligne l’architecte.
«Aujourd’hui, ce ne sont plus des bâtisseurs mais des financiers qui régissent l’architecture», dit-il. «Avec la loi ELAN et la perte du concours d’architecture, c’est encore un précipité pour le bailleur, qui se dégage le temps de la consultation».
Dans ce cadre, le risque est grand d’une forme de docilité de la part de quelque architecte vis-à-vis d’un maître d’ouvrage qui l’a choisi tandis que l’entreprise, redevable envers le bailleur, fera ce qu’il faut pour être dans les prix du marché. Les prix du marché étant hyperconcurrentiels, les opérateurs immobiliers étant de plus en plus nombreux, il est aisé d’imaginer la variable d’ajustement.
Patrick Rubin s’interroge : «quand tu commences à dessiner, l’entreprise te met en garde et te propose des solutions. Pour moi, c’est une façon de travailler intelligible et c’est d’ailleurs comme cela que travaillaient les anciens, simultanément avec les maçons. Je pense qu’il est important de savoir avec qui tu vas construire. Sauf que le code des marchés publics te l’interdit, celui des marchés privés te l’impose».
Amélie Luquain