Manuel Tardits est un architecte français dont la pratique au sein de Mikan, une agence japonaise dont il est co-fondateur, est une combinaison cohérente de plusieurs systèmes de pensée, de plusieurs langages et de nombreuses passions. Un mode de vie autant que de construire qui s’inscrit selon lui dans une continuité historique intemporelle. Portrait.
L’architecte japonais Fumihiko Maki, Pritzker 1993, a souvent réitéré son intérêt pour le ‘tout’ et ‘les parties’, expliquant que l’un de ses objectifs était d’atteindre un «équilibre dynamique qui intègre des masses, des volumes et des matériaux parfois en conflit». Fumihiko Maki a passé plusieurs années aux USA dans les années 60, à Harvard notamment, travaillant ensuite pour Skidmore, Owings et Merrill. Il n’était pas encore très connu en 1983 quand il a accepté dans son laboratoire, à l’université de Tokyo, un grand jeune homme français, Manuel Tardits.
Ce dernier, 48 ans aujourd’hui, est l’un des quatre associés de l’agence Mikan, fondée à Tokyo en 1995 avec Kiwako Kamo, Masashi Sogabe et Masayoshi Takeuchi. D’emblée, Manuel Tardits ne souhaite surtout pas que ce portrait dont il est le sujet distingue la partie du tout. «Nous travaillons à quatre architectes, il ne s’agit pas d’un Français et de trois Japonais,» insiste-il. De fait, il expliquera plus tard, au cours d’une seconde rencontre, que, Français ou non, il est soumis exactement aux mêmes contraintes que ses collègues.
De sa culture initiale, il a cependant gardé le goût du verbe et, quant il discute, qu’il parle quelque langue que ce soit, et quelle que soit la nationalité de ses interlocuteurs, il s’exprime à toute vitesse. «Ca passe d’une langue à l’autre,» dit-il. Mais il porte aussi désormais sur le monde qui l’entoure un regard enrichi d’une longue carrière au Japon, éberlué par exemple par le manque de ponctualité des Français. Une question d’emploi du temps aussi peut-être. Manuel Tardits, en sus du travail à l’agence, est depuis 2005 sous-directeur d’une école de Design, ICS College of Arts de Tokyo et, en mars 2008, il séjournait dix jours à Paris accompagné d’une vingtaine d’étudiants japonais.
Comment un diplômé en architecture (UP1), après des études de sculpture en auditeur libre à l’Ecole Nationale Supérieure des Beaux Arts (Atelier César), se retrouve-t-il embarqué dans une telle aventure au long cours en Extrême-Orient ? Etudiant à Paris, Manuel Tardits avait le choix entre travailler en agence ou décrocher une bourse universitaire, «pas pour faire du tourisme mais de l’architecture». De ce qu’il en savait, l’architecture contemporaine était à chercher aux USA, au Brésil et au Japon. «J’aurais pu partir à Philadelphie», dit-il. Ce qui lui aurait été d’autant plus facile que son père, ethnologue, avait fait une partie de ses études à Chicago. A la recherche d’une expérience «différente», il coche ‘Japon’ sur sa liste. «J’en connaissais plus la littérature et le cinéma, même la mode, que l’architecture,» dit-il. En ce début des années 80, le Japon, au faîte de sa puissance économique, souhaitait attirer des étudiants étrangers. Fumihiko Maki pour sa part était séduit par la culture européenne. «Je pensais rester 12 ou 18 mois, me disant que c’était l’occasion ou jamais,» raconte Manuel Tardits.
Au Cameroun, où il vécut six ans avec son frère, aujourd’hui comédien, et ses parents, l’Iliade et l’Odyssée, Alexandre le grand et les Métamorphoses d’Ovide sont ses livres de chevet. «J’adorais l’antiquité grecque et l’Egypte et l’histoire factuelle, Louis XIV et la poule au pot ; je regardais les cartes. Longtemps je n’ai pas compris la différence entre l’ethnologie et l’histoire,» dit-il. Sa mère artiste – Belge de surcroît, ce qui, s’amuse-t-il, «ne veut pas dire Français» – a rencontré son père aux USA. Certes le jeune homme ne parlait pas un mot de japonais mais «nous n’avons pas beaucoup de mal à voyager dans la famille,» dit-il.
De cette capacité à se projeter dans l’espace et dans le temps et à s’ouvrir sans préjugés à des cultures diverses, il a conçu pour lui-même une philosophie qui lui permet de lier toutes ses passions et d’être à sa place où qu’il soit puisque «passé et futur se confondent dans le présent, l’histoire faisant partie de la vie dans laquelle on se trouve». Ce fut le Japon mais il n’aurait pas été moins curieux, moins riche ou moins épanoui au Brésil ou à Philadelphie.
«Au départ, je voulais être physicien nucléaire,» se souvient-il. Il avait donc commencé à apprendre le russe sauf que sa passion de l’histoire en avait fait un élève plus littéraire que matheux. C’est d’ailleurs un professeur de français qui lui a donné la clé de son futur. «Je vous verrais bien architecte, un bon équilibre entre littérature et sciences,» lui expliqua un jour ce professeur. Manuel Tardits comprendra plus tard – lorsque ses «impressions» d’architecture se seront transformées en «amour immodéré» – que, enfant, une de ses vraies sources de plaisir était liée à l’architecture vernaculaire qu’il découvrait lors de ses voyages avec ses parents. La tendresse qu’il porte aux fermes et villages traditionnels du monde entier est d’ailleurs, dit-il, sans cesse renouvelée.
Bref, convaincu qu’on ne «coupe» pas l’histoire, il est donc parti en Asie persuadé qu’il y trouverait une «continuité historique», et avec d’autant moins d’appréhension que l’architecture s’inscrit selon lui, également, dans ce «continuum historique». Il se retrouve donc à l’Université de Tokyo en 1984 pour apprendre le japonais, seul Français et seul architecte. Six mois plus tard, arrivé dans le laboratoire de Fumihiko Maki, Manuel Tardits doit, conformément aux exigences de sa bourse, proposer un thème de recherche. Ce sera : Les espaces intermédiaires dans le logement. Bien.
«Vous ne seriez pas intéressé par un vrai programme ?» lui demanda quelque temps plus tard l’architecte japonais. Manuel Tardits s’engage alors, à l’instar de n’importe quel étudiant japonais, dans un master d’architecture à l’université de Tokyo. «Cela voulait dire deux ans supplémentaires pour apprendre et parfaire mes connaissances. En effet, comprendre l’architecture, c’est comprendre la culture et, donc, comprendre la langue ; je ne pouvais pas imaginer que le Japon soit un pays sans logique,» dit-il. Les subtilités d’une logique autre que cartésienne seront acquises au fur et à mesure de la maîtrise du langage. En attendant, puisqu’il est architecte, une partie du travail passe par le dessin, ce qui lui permet de dépasser «les faiblesses de la langue». Sa thèse sera écrite en anglais. Il passera finalement trois ans dans le laboratoire puis l’agence de Fumihiko Maki, ne finissant réellement le cycle de ses études supérieures à Tokyo qu’en 1992.
Résumer ainsi ce parcours en quelques paragraphes en masque la difficulté. Manuel Tardits souligne, par exemple, qu’il regrette aujourd’hui, «surtout après avoir vu travailler les Japonais», qu’il n’y eut plus d’atelier à UP1 à l’époque où il en suivait l’enseignement. «Nous avons en France une culture de concept. La facilité à créer des formes et faire des maquettes des étudiants japonais m’avait rendu dubitatif sur mes qualités,» se souvient-il.
Toujours est-il que, pendant qu’il apprenait à faire des maquettes chez Fumihiko Maki, il a rencontré Kiwako Kamo, une étudiante en architecture qui sera bientôt la première femme architecte à intégrer la prestigieuse agence (600 architectes) Kume&Partners, laquelle lui confie rapidement des projets. «En architecture, nous parlions de la même chose, nous partagions une sensibilité commune,» dit Manuel Tardits. Ils se sont mariés en 1989, Kiwako Kamo étant tout à fait disposée à venir vivre et travailler en France. C’est TarditsSan qui était «réticent». «Au Japon, je suis un animal rare, ce qui me vaut une sorte de considération,» dit-il en riant. Est-ce la raison pour laquelle ce maître d’ouvrage lui confie un premier bâtiment de bureaux alors qu’il est encore étudiant ? Toujours est-il qu’avec un collègue étudiant et sa femme, il livre l’ouvrage. Dès 1992, il crée avec Kiwako Kamo l’agence ‘Célavi Associates’. L’ambassade de France leur confie la rénovation de l’institut franco-japonais de Tokyo tandis que, «cerise sur le gâteau», leur premier maître d’ouvrage revient vers eux pour leur proposer un second chantier, trois maisons en bande. Célavi, that’s just the way it goes. Pourquoi revenir en France en effet !
En 1995 la NHK (chaîne de télévision nationale) lance au travers d’un concours national et ouvert un appel à candidature pour un centre régional de télédiffusion à Nagano, site des Jeux olympiques de 1998. Manuel Tardits, Kiwako Kamo, Masashi Sogabe et Masayoshi Takeuchi, deux amis (l’un d’eux a passé un an en France chez Ciriani), s’y intéressent. «Nous décidons d’associer nos forces». Ils n’avaient encore jamais travaillé les uns avec les autres et, pour l’anecdote, c’est le Français qui fait… la maquette. Et les voila lauréats. Le maître d’ouvrage, avec sagesse, souhaite travailler avec une agence, pas avec quatre architectes. Ainsi naît Mikan Gumi, Mikan signifiant ‘mandarine’ et Gumi étant un terme générique signifiant entreprise, classe ou syndicat.
Mandarine était le nom de la classe de maternelle de l’école de la fille des époux Tardits-Kamo (ils ont deux enfants). Ce nom a pris aujourd’hui, douze ans plus tard, une autre dimension pour les quatre associés. «Ce nom, qui nous a beaucoup plu car il est facilement mémorisable et assez doux, signifie surtout aujourd’hui que nous ne sommes pas des démiurges mais des architectes qui parlent à tout le monde, des gens très sérieux avec un nom de zozos,» dit-il.
Mikan ne savait pas alors qu’il leur faudrait attendre sept ans pour gagner un autre concours. Ce qui ne veut pas dire que Mikan ne construit pas : logements collectifs à Tokyo et à Zushi (les logements Hasune World gagnent le Prix 1997 du logement collectif de l’institut des architectes de Tokyo), une vingtaine de maisons individuelles, une crèche, une salle de concert, une école de danse, une boutique Issey Miyake, une librairie, un restaurant… Impossible de citer en quelques lignes toutes leurs réalisations. D’autant que, depuis 2002, Mikan gagne de nouveau ces concours japonais si particuliers, dont celui d’une école où le seul critère requis par le maître d’ouvrage, avant tout esquisse ou projet, était justement de pouvoir dialoguer avec tant les professeurs que les habitants et administrateurs.
Il est symbolique, peut-être, que les classes de cette école construite par Mikan, de nouveau dans le district de Nagano, porte à leur tour des noms… de fruit. Un travail qui vaut en tous cas à l’agence deux monographies du magazine japonais Architects Works file, la première retraçant la période 1995-2002, la seconde la période 2003-2006. Une mise en exergue pas étonnante si l’on considère l’étendue du champ de recherche de Mikan, de l’imposant Pavillon du groupe TOYOTA pour l’Exposition universelle de Aichi en 2005 à l’étonnant tunnel de Yokohama réalisé avec des… cintres.
Manuel Tardits n’est toujours pas totalement satisfait de la façon dont il maîtrise les subtilités de la langue japonaise. Et sans doute s’en réjouit-il. Il en a pourtant acquis nombre de codes, y compris les plus ardus : ne serait-ce que la capacité à exprimer un désaccord sans élever la voix. Alors qu’il travaillait avec Toyo Ito à Paris, il se souvient ainsi d’une réunion de chantier «où les gens se hurlaient dessus». «En France, tout le monde est souvent et facilement architecte,» dit Manuel Tardits. «Au Japon, cela n’existe pas et, de manière générale, les choses sont assez décrispées. Les Japonais ont une vision positive ; le professionnel connaît son métier et on ne met pas en cause ses qualités,» explique l’architecte français. Ainsi, si le consensus interne au sein de l’agence Mikan n’existe pas a priori, l’interlocuteur du maître d’ouvrage est en revanche tenu de porter la parole de tous. De façon plus générale, au Japon, quelle que soit l’échelle du projet, les convictions de chacun sont affirmées mais mise au service d’un objectif collectif et les idées peuvent s’affronter dans un rapport de confiance. Le Japon est un pays pragmatique.
Lorsque lui fut remis son Pritzker prize, Fumihiko Maki a expliqué avoir découvert d’expérience trois messages importants : «La fantaisie de l’enfance», «l’individualisme collectif» et «l’attention à l’humanité et à l’histoire». «Et je me demande s’il ne s’agit pas là de l’essence même de la modernité,» dit-il.
Manuel Tardits pourrait aujourd’hui dire la même chose. Sa vie et son œuvre partagée avec ses associés sont bien dans la continuité de l’histoire.
Christophe Leray
Cet article est paru en première publication sur CyberArchi le 19 mars 2008