Après avoir exploré la trace dans l’espace physique,* intéressons-nous à la nature de la trace numérique (par trace numérique nous entendons : commentaires, avis, mots, images, sons, vidéos, informations captés et produits).
L’espace modifie la résonance du langage
L’apparition de l’espace virtuel fait évoluer nos comportements. Dans le passé, à l’époque des relations épistolaires, les mots que nous écrivions étaient pesés et réfléchis car souvent, entre le temps de l’écriture et celui de l’envoi, s’écoulaient plusieurs heures, voire jours permettant relecture et réécriture. La lettre était l’expression d’un sentiment réfléchi.
Aujourd’hui il suffit d’un clic. Les nouvelles générations sont même plus à l’aise avec le «texto» qu’avec l’appel téléphonique. Les échanges écrits – entre soi ou sur les réseaux sociaux – sont donc facilement l’expression d’une émotion instantanée (colère, peur, jalousie…) peu représentative d’une pensée profonde et qui peut entraîner une mauvaise compréhension du message, surtout à posteriori. L’impulsivité se grave dans le marbre.
Dans l’espace numérique, la différence d’appréciation entre une prise de position impulsive (anciennement à travers la parole orale, maintenant à travers l’écrit) et une écriture réfléchie (anciennement à travers une lettre, maintenant à travers un écrit long) s’atténue tout comme la hiérarchie entre une information brute et une information analysée.
La trace numérique d’un événement : une déformation qui ne dit pas son nom
Dans un espace physique, l’événement et/ou la trace qui en résultent sont «enfermés» dans un lieu et dans un temps : la trace sur le mur et dans l’espace est toujours en relation avec ce mur et cet espace et son niveau d’usure nous informent vaguement sur l’époque de son inscription. Si je prends note de l’événement, j’inscris une autre trace floue, une impression. Ces traces physiques réelles ou mémorielles ne sont jamais nues, elles sont toujours circonstanciées. Il est difficile d’isoler l’événement de son contexte (historique, culturel, personnel, le lieu, l’état de l’écriture (graphie), etc.). Notre mémoire sélectionne ce qu’elle retient, elle combine, transforme, augmente.
Aujourd’hui la trace numérique (mots, photos, vidéos, etc.) est nette. Elle retient actes et auteurs. Mais elle ne met en lumière de manière précise qu’une partie seulement du réel. Elle efface donc dans le même temps tout ce qu’elle ne montre pas. Sa signification semble univoque mais elle est ambiguë, manipulable car décontextualisée.
La mémoire humaine floute l’ensemble de l’image d’un événement à la manière d’une photo à faible résolution et à gros grain. Il en reste une trace vague. Le numérique, lui, zoome une partie de l’image qu’il restitue de manière très claire et supprime tout l’autour. Il subsiste une trace nette mais le contexte a disparu.
La trace numérique peut ensuite se substituer à l’événement plus complexe dont elle est issue. Son écho grandit et son inscription rend l’image virtuelle plus réelle que le réel. A la différence de la mémoire qui floute en étant consciente de son approximation, la netteté numérique inaltérable fait oublier qu’elle n’est la représentation que d’une partie de l’événement. Elle en altère la perception.
Le temps s’étire, la trace physique se modifie, la trace numérique, elle, perdure intacte. L’espace virtuel est la plupart du temps désynchronisé. Il mélange les temporalités. D’apparence clair, il est morcelé dans l’espace et dans le temps. Restent les ‘glitches’ et les bugs, où les messages semblent – au moins en apparence – se flouter et disparaître. Mais ils sont dans ce cas davantage la résultante d’un dysfonctionnement que d’une action volontaire.
Pour une plus grande diversité des lieux numériques
La nature de la trace numérique doit être réinterrogée, elle devrait pouvoir davantage varier. Certains lieux virtuels proposent, mais ils sont rares, de les faire disparaître (je pense par exemple à Snapchat qui permet, soit de voir un message un nombre limité de fois, soit sur une durée elle aussi limitée initiant le concept de stories qui s’est répandu sur d’autres réseaux sociaux).
Autoriser l’autodestruction d’un post, par exemple dans les 24h suivant sa publication, s’apparente à modifier la nature du lieu virtuel. Cette approche devrait faire apparaître d’autres spécificités spatiales car aujourd’hui ces propriétés sont relativement similaires sur l’ensemble du web. Il s’agirait de pouvoir augmenter la diversité de nature des lieux (espaces-temps) et donc des traces qui en découleraient. Un outil pourra nous y aider : la possibilité de classer une trace à travers des étiquettes (tags), méta-classification souvent invisible. C’est une part cachée de la trace, nous y reviendrons.
Tracer sa vie
Dans le cas de trace volontaire : la représentation sur les réseaux sociaux, sa construction et sa résonance couvre la vie dans le présent. Ce n’est plus la société du spectacle (cf Guy Debord) mais le spectacle généralisé : nous entrons tous en scène… dans notre bulle sociale. Nous produisons les traces qui fabriquent notre spectacle. Son décor ce sont les lieux virtuels : Facebook, Instagram, etc. Des espaces globaux, standardisés, relativement aseptisés qui minimisent les spécificités spatiales de nos lieux physiques ou les «carte-postalisent».
Les selfies cherchent à associer notre image à une icône du monde physique : un tableau, un paysage, un événement. Nous partageons la preuve d’un moment vécu pourtant sans véritable valeur tant il est facile de produire des faux.** Il s’agit d’habiller, de «paysager» sa vie. La trace nette, morceau d’un moment, se substitue alors facilement au réel bien qu’elle ne soit que la transformation, l’embellissement d’une partie seulement de la réalité vécue. Le cliché se grave dans le marbre.
Interactions virtuelles temps réel : un cas à part
La réalité qui n’est saisissable que partiellement quand il s’agit de l’enregistrement dans l’espace numérique d’un événement ayant lieu dans l’espace physique, l’est davantage quand l’événement a lieu en direct dans l’espace virtuel, par exemple lors d’échanges en temps réels par tchat ou à travers la vidéo comme avec Skype.
Quand l’espace numérique est synchronisé dans le temps, il est possible de s’y croiser fortuitement même si généralement la rencontre ou la réunion se prévoit en groupe ou en dialogue (vidéo, photo, son, écrit). Cette situation simplifiée est diminuée par rapport à une situation physique. Si je pense à une vidéo conférence, je peux voir mon interlocuteur mais ne peux ni le sentir, ni le toucher. Nos regards ne se croisent pas. Il ne sait pas si je l’observe ou si je regarde un autre contenu sur mon écran. Pour donner mon regard je fixe la webcam etc.
Cette diminution n’est pas négative. Elle peut au contraire ouvrir de nouveaux champs relationnels comme prémices ou prolongation d’une relation physique. Alors, les traces qu’il en reste sont nettes mais, cette fois, presque «totales» car représentatives de l’échange réel.
Data-space
A travers ces exemples non exhaustifs, nous avons observé quelques propriétés et incidence des traces numériques. Retenons que c’est très souvent la nature de l’espace qui les définit et que ce qui les caractérise sont leur précision, leur permanence et leur «substance», laquelle inclut une part visible et une part cachée, possiblement infinie. La trace n’est plus une tache, elle est la norme. Le souvenir est figé, la réminiscence envolée. Cette trace nette et indélébile est-elle toujours une trace ? «Une trace ineffaçable n’est pas une trace», écrivait Jacques Derrida. En effet, à peine marquée, la nature de la trace numérique se métamorphose. Elle devient une donnée.
Dans l’espace virtuel tout est une donnée, et toutes les données sont conservées. Ces données sont des empreintes qui sculptent et se confondent avec l’espace lui-même : le data-space. L’espace virtuel est constitué ainsi. La trace est donc une incidence de l’espace qu’elle participe à façonner.
La collecte et l’exploitation de la donnée peuvent ensuite être néfastes ou bénéfiques. Mais il est difficile de s’y opposer a posteriori, il reste donc important, avant d’utiliser un service ou d’entrer dans un espace virtuel, d’avoir conscience que nos traces sont des données collectées. Libre à nous ensuite de s’interroger à quoi ? Pourquoi ? Par qui ? Dans quelle situation et sous quelles conditions ? De manière à déterminer par avance si nous sommes prêts à donner nos données. La vigilance est de rigueur mais un compteur Linky en sait moins sur nos comportements que n’importe quel réseau social.
Ces données que nous produisons nous permettent, par exemple, d’accéder à des services. En contrepartie, nous les cédons et elles vont pouvoir selon les cas être revendues pour nous suggérer de nouvelles offres ou produits. Elles peuvent également servir à collecter des informations sur le vivant, pour mieux comprendre les comportements collectifs, l’être humain de manière générique, sa nature, son fonctionnement et d’anticiper des actions (médicales, épidémiologiques, urbaines, organisationnelles, politiques, etc.) dans le mouvement du monde.
Appliquée au ‘Smart-building’, la maquette BIM d’un bâtiment existe avant qu’il ne soit construit. Chaque action produite pendant sa construction où lors de son usage (BIM exploitation) va produire des traces, ces traces deviennent des données qui peuvent nourrir la maquette en vue de mieux faire réagir le bâtiment : adapter une consommation énergétique, mieux anticiper sa maintenance et son usage, cartographier dans le temps les n-spaces, etc. Mais quelles propriétés pour cet environnement virtuel ?
Les ‘traces-données’ sont souvent la numérisation d’une image de la vie physique, de nos interactions, sa simplification en vue notamment de mieux adapter et réguler les n-spaces selon l’usage. Or toute simplification s’organise. Elle exige aussi d’avoir conscience qu’il ne s’agit pas d’un tout sinon elle peut conduire à des contresens.
Eric Cassar
*Lire à ce sujet la chronique La trace : nature physique et présence d’une chose absente
** Voit l’article de l’Obs (21/05/19) Comment Instagram est devenu le royaume du fake généralisé