Reconstruire la flèche de Notre-Dame à l’identique n’est pas la solution de facilité à laquelle a fini par se ranger le président de la République en juillet 2020. Faut-il en effet re-boulonner Viollet-le-Duc, raciste en diable ? Qu’en pense le CRAN ?
Début juillet 2020, on apprenait qu’à la suite d’une réunion de la Commission Nationale du Patrimoine et de l’Architecture, l’Élysée avait « acquis la conviction » (lire : avait changé d’avis) qu’il fallait restaurer la cathédrale à l’identique et allait même jusqu’à préciser : « le président a fait confiance aux experts et pré-approuvé dans les grandes lignes le projet présenté par l’architecte en chef (Philippe Villeneuve) qui prévoit de reconstruire la flèche à l’identique ». Exit donc, le concours d’architecture envisagé un temps pour faire entrer Notre-Dame dans la modernité (sic). Même Jean Nouvel approuve aussitôt par une tribune dans Le Monde.
L’architecte en chef, Philippe Villeneuve, partisan déclaré de la solution retenue, s’est habilement gardé de tout triomphalisme, alors même que devant la Commission des Affaires Culturelles de l’Assemblée Nationale, le 13 novembre dernier, le général Jean-Louis Georgelin, représentant spécial d’Emmanuel Macron, favorable, comme le président à l’époque, à un geste architectural contemporain, avait lâché la flèche du Parthe – chacun sa flèche ! – contre l’architecte en chef, l’invitant sans ménagement à « fermer sa gueule ! »
Désavoué par le président, Georgelin allait-il démissionner ou, à son tour, fermer sa gueule, selon la jurisprudence Chevènement de 1991 ? Que nenni, il publiait dans la soirée du 9 juillet un communiqué approuvant docilement le choix de l’Élysée : « Je suis heureux que les Français, les pèlerins et les visiteurs du monde entier puissent retrouver la cathédrale qu’ils aiment ». Entre le sabre et le goupillon, le bouillant général choisissait l’aspersoir pour son homélie à l’eau bénite. Car il faut préciser, malgré ses discours de matamore, que le général Georgelin est oblat chez les bénédictins et membre de l’Académie catholique de France ! On songe au personnage de la Grande Duchesse de Gérolstein d’Offenbach, qui se présente bombant le torse, avec un air martial : « Et pif paf pouf, je suis le général Boum Boum ». Quelle rigolade !
Tout cela ne fait que commencer, car la « confrontation » – inévitable – entre le fougueux général et Viollet-le-Duc promet d’autres épisodes burlesques.
Viollet-le-Duc, on le sait, a pris quelque liberté avec Notre-Dame et laissé courir son imagination : modification de la façade ouest, arcs-boutants traités comme éléments de décor, gargouilles des tours inventées, chimères monumentales diaboliques ou grotesques (comme la Stryge) destinées à recréer l’atmosphère fantasmagorique dans laquelle, pensait-il, baignait le Moyen Âge. On est loin du modèle de correspondance entre pensée scolastique et architecture qu’Erwin Panofsky attribuait à l’abbé Suger, constructeur de la basilique de Saint-Denis, achevée le 11 juin 1144.
L’architecte s’est d’ailleurs justifié de ses choix : « Restaurer un édifice, ce n’est pas l’entretenir, le réparer ou le refaire, c’est le rétablir dans un état complet qui peut n’avoir jamais existé à un moment donné ». C’est le fond du débat qui opposa Viollet-le-Duc à John Ruskin, lequel écrivit après avoir visité la cathédrale « restaurée » en 1856 : « Notre-Dame n’existe plus pour moi ! »
Viollet-le-Duc, alias Thomas le sceptique
De part et d’autre de la flèche, à la croisée des transepts, Viollet-le-Duc a aussi fait placer une statue de chacun des douze apôtres, dont l’une, tournée vers le nouveau clocher, est à son effigie, en lieu et place de Saint-Thomas, alors que les autres compagnons de Jésus regardent le monde à leurs pieds. Vêtu comme au Moyen Âge, une fibule fermant les plis de sa toge, de son bras gauche en équerre il porte sa main à son front, faisant le salut du compagnonnage. Sa main droite tient une longue règle, la règle de la Mesure, sur laquelle on peut lire : « Eugène Emmanuel Viollet-le-Duc édifia cette flèche ».
Il est en effet au plus près de la flèche, au-dessus des autres, et invite à contempler son chef-d’œuvre. L’incarnation de Viollet-le-Duc en Saint-Thomas n’est pas un hasard. Thomas est le sceptique de la bande, il veut voir pour croire, mais il a aussi comme attribut une équerre, symbole de son rôle d’architecte, envoyé par Jésus pour la construction légendaire du palais du roi indo-parthe Gondopharès.
Quoi qu’il en soit, la figuration des apôtres, juchés sur une toiture, n’est guère usuelle dans la statuaire gothique. Et pour trouver une statue d’architecte en pied, il faut remonter à l’époque de Djéser, fondateur de l’Ancien empire en Égypte, qui glorifia Imhotep, le constructeur de Saqqarah.
Viollet-le-Duc, quant à lui, n’hésite jamais à se mettre en scène, utilisant sans vergogne le procédé du rêve pour relater la visite (sic) que lui fit Villard de Honnecourt dans deux articles de la Gazette des Beaux-Arts (1859-1860).
Coup du sort, heureux hasard ou véritable guigne pour le général, ces statues avaient été déposées, donc sauvées du désastre, quelques jours avant l’incendie du 15 avril 2019. Si elles avaient fondu avec le plomb de la charpente, peut-être les aurait-on oubliées ?
« Mais non, scrogneugneu, elles sont là », dira le général et, nonobstant la mégalo aggravée de l’architecte démiurge, il faudra bien en faire quelque chose. Malheureusement, ces dernières semaines, on a plutôt tendance à déboulonner les statues qu’à les remonter sur leur socle lorsqu’elles rappellent le passé colonial et la ségrégation raciale. Ont été visées quelques ganaches, comme Bugeaud et Galliéni mais aussi Colbert, accusé de « Négrophobie d’État » pour avoir publié le Code noir.
Partout les questions raciales s’invitent dans l’actualité : le film Autant en emporte le vent est mis à l’index aux Etats-Unis et le roman policier d’Agatha Christie Dix petits nègres se voit rebaptisé. Dernier épisode (scandaleux) en date, le magazine Valeurs Actuelles, publie un roman de l’été dans lequel la députée de Paris à la peau noire, Danièle Obono, apparaît caricaturée en esclave avec un collier en fer autour du cou !
Viollet-le-Duc adepte des théories raciales de Gobineau
Que se passera-t-il dans ce feuilleton si les membres du Conseil Représentatif des associations noires de France (CRAN), très certainement escortés par BFMTV, CNEWS et LCI, viennent sous les fenêtres du général Georgelin lui mettre sous le nez les propos de Viollet-le-Duc, largement inspirés par son ami Arthur de Gobineau, auteur d’un Essai sur l’inégalité des races humaines, tel que le rapporte le professeur Laurent Baridon dans L’imaginaire scientifique de Viollet-le-Duc ?*
Dès les premières pages de son Cours d’esthétique appliqué à l’histoire de l’art, publié au lendemain de l’achèvement du chantier de Notre-Dame, Viollet-le-Duc écrit que « les races ne sont pas égales entre elles », postulant que « les races blanches qui couvrent l’Europe depuis trois mille ans sont infiniment supérieures aux races nègres ». Fort de ce principe, il entreprit de déterminer les grandes caractéristiques de leurs aptitudes respectives. C’est dans cette perspective qu’il aborda l’étude de l’art grec dont il pensait que le panthéisme était essentiellement hérité des « Aryas » (Aryens).
Empruntant à Gobineau ses principes idéologiques et méthodologiques, il voyait dans les migrations aryennes un des principaux moteurs de l’histoire de l’art. Les différents styles architecturaux résultent pour lui de l’origine raciale des peuples et les Aryens, parce que la nature leur fournissait de grands arbres, étaient seuls capables de réaliser de grandes charpentes. L’architecture gothique, dont Viollet-le-Duc exaltait la logique structurelle, en faisait évidemment partie, relève encore l’historien Laurent Baridon.
Alors, va-t-on remettre en place, en catimini, un personnage aussi sulfureux au pied de la flèche, ou bien Viollet-le-Duc, alias Saint-Thomas, finira-t-il ses jours en ‘guest star’ à la Cité de l’architecture et du patrimoine, entre les moulages du portail Royal de Chartres et l’Ange au sourire de Reims ?
Sinon que faire ? Le général Georgelin, dont la souplesse est avérée malgré ses coups de gueule, réussira-t-il à dénouer cet écheveau ? Qu’en pense Roselyne Bachelot, nouvelle ministre de la Culture ? Ou ses anciens camarades des Grosses Têtes (RTL) ?
Syrus
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*Harmattan.2008