Quiconque s’intéresse même de loin à l’architecture, que ce soit par le biais de consultations publiques ou de publications, n’aura pas pu échapper aux tics de langage, toc d’expressions et autres anglicismes en vogue depuis “Réinventer Paris”. La novlangue avait envahi les start-ups, elle est désormais omniprésente dans le langage des faiseurs de la ville. Pour le meilleur et, surtout, pour le pire ?
Il ne faut pas longtemps pour prendre de mauvaises habitudes, en témoigne le nouveau verbiage qui sévit chez les décideurs, aménageurs et promoteurs. L’initiative en revient comme souvent à la ville de Paris, appliquant sans sourciller à l’aménagement du territoire les recettes des communicants d’Anne Hidalgo. Et comme la banlieue n’attend que l’étalement de la ville pour l’annexer sans complexe, l’abordage se fera par les mots, sur le pont construit par les (ré)inventer tout ce qu’on voudra, tout ce qu’on pourra.
La politique lorgnant du côté des disruptives start-ups, cool hipsters et bienheureux bobos ayant inondé son territoire, il est bien normal que notre dame de Paris devienne bilingue. L’histoire ne dit pas si son adjoint à l’urbanisme, Jean-Louis Missika, rêve en novlangue. Pourtant, il pourrait prétendre à un score de 975/990 au TOEIC (Test of English for International Communication) ; chacune de ses interventions publiques annonce les nouvelles expressions, vides à souhait, qui feront les notes d’intention de demain. Dernière en date, ‘Faire la ville autrement’ aura été le mot d’ordre de la conférence de presse du 15 juin dernier pour le lancement des consultations du futur quartier Saint-Vincent-de-Paul.
La ville devrait se méfier pourtant. Déjà, en 2016, après Réinventer Paris1, un collectif d’architectes avait lancé «Réinventer pourris», un concours parodique et loufoque dont le but était entre autres d’alerter sur l’omniprésence du «greenwashing», élément de novlangue dont l’emploi est devenu obligatoire dans la présentation et la conception des projets.
Les locataires du Château Lobeau (l’adresse officielle de la Mairie de Paris est rue Lobeau ; c’est, à l’opposé du parvis, en quelque sorte l’entrée des artistes. Ndr) n’ont en réalité rien inventé mais, comme c’est dans les vieux pots qu’on fait les meilleures confitures, les petits-déjeuners sont certes plus gourmands mais les idées rapetissent comme Alice après avoir croqué sa tartine. Lewis Caroll n’étant pas fan de la critique politique, c’est George Orwell qui dans Essai sur la politique et la langue anglaise (1946) et, surtout 1984, définit la novlangue. Dans la dystopie d’Orwell, la novlangue, langue officielle de l’Océania, était destinée non à étendre mais à diminuer le domaine de la pensée, et la réduction au minimum du choix des mots aidait indirectement à atteindre ce but.
Et nos aménageurs de nous parler de mixité sociale, d’innovation, de bilan carbone zéro, de mobilités douces, de toitures végétalisées, d’espaces collaboratifs et participatifs… Ce ne serait que de la grammaire ? Dans son essai, l’auteur écrit : «Le langage politique a pour but de rendre le mensonge crédible, le meurtre acceptable et de donner à ce qui ne s’apparente qu’à du vent une apparence de consistance»…. Maintenant, filons sur n’importe quel site d’aménageur, de ville et même de presse pour constater les dommages.
Quels procédés utilisent les décideurs pour atténuer le sens critique des architectes et leur faire accepter leurs visions de la ville et de l’architecture ? Les expressions reprises à tort et à travers en sont un des exemples les plus notables, au service de la langue de bois généralisée. Les nouveaux quartiers sont imaginés dans des «démarches participatives inclusives», avec une «intensité de sollicitation piétonne», que l’on retrouve dans le même champ lexical que «mobilités douces»…
Au milieu de tout ce charabia, la mairie de Paris justifie la crasse ambiante et la puanteur estivale par la «dynamique naturelle à la salissure»… Non mais sans blague ! Ironie du sort, «la valorisation des déchets» est de plus en plus prise en compte dans les appels à projets !
Quant à l’échelle de l’architecte, quand il faut «inventer» les projets, pas sûr qu’on «réinvente» le vocabulaire. La langue de l’architecture s’est empêtrée dans une complexité ampoulée. Les espaces publics deviennent «lieux pacifiés et multi-usages», la «toiture-terrasse» étant désormais ‘has been’, il est de bon ton d’évoquer son «topager». Les moins chanceux auront demandé un «permis de végétaliser», comprenez planter deux pissenlits au pied de l’arbre-urinoir pour chiens et/ou fêtards du quartier. Le citoyen mute en «néo-agriculteur» qui va travailler grâce à des modes de «déplacements apaisés et inclusifs». Le rédacteur de cette formule n’a jamais pris la place de l’Opéra, en vélo et à 19h, heure d’apaisement généralisé mais très inclusif dans la circulation automobile!
Pendant ce temps-là, à la Biennale d’architecture 2018, le pavillon français titre ‘Lieux infinis’ et propose, pour accéder à la «sobriété heureuse», «une architecture innovante propice à l’expérimentation citoyenne et collaborative». Dans chacun des lieux infinis exposés dans l’antre de la Sérénissime, il s’agit d’accueillir «des usages imprévus»… N’est-il pas le rôle de l’architecte, autant que celui du maître d’ouvrage d’ailleurs, que de prévoir justement les usages ?
Dans les territoires fortement gentrifiés, le politiquement correct s’est engouffré dans les méandres de la novlangue. Ainsi, «les foyers et autres centres d’hébergement d’urgences» deviennent sans complexe des «lieux d’hospitalité pour les personnes en grande précarité». Comprendre SDF, femmes battues et migrants. D’ailleurs, le migrant ne serait-il pas le sans-papier d’hier dans la langue de bois d’aujourd’hui ?
Les agences de communication s’en donnent toujours plus à cœur joie lorsque vient le temps de nommer un nouveau lieu. Aux «Grands Voisins», «Groundcontrol» et à la «ferme du bonheur» succède à Pantin «la cité fertile». Les carottes poussent en pleine terre sur le terrain d’une ancienne gare dont les sols sont sans doute encore pollués ?
Pourtant, plus il est fait référence aux lieux, aux territoires, aux architectures, plus la novlangue qui porte ces nouveaux concepts les rend de moins en moins compréhensibles au plus grand nombre. Pour les non-architectes, parmi les «frontières» à dépasser pour une meilleure «irrigation» des «territoires» et des «publics», la langue reste une «structure porteuse» de «ségrégation culturelle et sociale». Parce que, surtout, la novlangue camoufle et enrobe le pas-beau-pas-propre ; c’est la chantilly qui planque le moelleux au chocolat trop cuit. Depuis que les nouveaux quartiers fleurissent à tout va dans la France entière, les critiques n’ont de cesse de s’insurger contre le vide que représentent ces nouveaux concepts qui cachent en réalité de piètres qualités constructives. Mais hourra-youpi-chouette, il y a une «recyclerie» à deux pas !
Dans les consultations lancées par la Ville de Paris ces derniers mois, les aménageurs entérinent avec entrain la mort de la voiture dans Paris d’ici 2020. Plus aucun parking, même les voies de circulations automobiles sont sucrées au prétexte que les politiques ont décidé la mort des véhicules moteurs. C’est vrai que tous les Parisiens se déplacent uniquement à vélos et en trottinettes électriques, c’est bien connu. Les phrases sont bien tournées : «Quant à la boucle de circulation entourant le quartier, elle est maintenue pour la desserte en ‘zone de rencontre’ et se mue en un paysage à vivre».
Tant que ce n’est pas un paysage à mourir…
Alice Delaleu