Nous avons tendance à considérer les paysages comme des cadres extérieurs de notre vie et des structures architecturales. Cependant, il n’y a pas de cadre extérieur dans lequel nous installer car nos perceptions et notre prise de conscience impliquent inévitablement un échange ; quand nous entrons dans un espace, l’espace entre en nous. Chronique-photos d’Erieta Attali.
Paysages de l’esprit – l’espace intérieur du monde
Par Juhani Pallasmaa
Les paysages physiques et géographiques sont aussi des paysages mentaux. Nous ne vivons pas sur une mise en scène donnée car le monde, dans son intégralité en termes de ses implications mentales, est de notre fait, en quelque sorte matériellement.
« Je suis l’espace, là où je suis (1) », avoue Noël Arnaud, le poète, tandis que Maurice Merleau-Ponty, le philosophe, raisonne : « Le monde est tout à l’intérieur, et je suis tout à l’extérieur de moi » (2). Il appelle ce processus « entrelacement » ou « chiasme » impliquant une coexistence simultanée du monde et du Soi dans l’autre sans antériorité causale ou temporelle (3).
Rainer Maria Rilke, le maître poète, utilise la belle notion de ‘Weltinnenraum’, l’espace intérieur du monde en référence au monde vécu, intériorisé et incarné – le paysage de chacun en son domicile intime et son esprit (4).
Les photographies étirées horizontalement d’Erieta Attali de bâtiments dans leur environnement invoquent immédiatement cette unité fusionnée, ou singularité. Le format met l’accent sur la ligne d’horizon, même si elle n’est pas visible, et fait apparaître le paysage sans fin et sans frontières. Les paysages d’Attali sont sublimes, nus et puissants, et ils s’adressent autant au squelette et à la peau qu’aux yeux.
Ses photographies enregistrent certains des endroits les plus extrêmes de l’habitat humain. Dans ces paysages désolés d’isolement et de solitude, de chaleur et de froid impitoyables, de vent et de pluie, les structures architecturales projettent un sentiment d’arrivée, de destination et de confort. Selon les mots de Martin Heidegger, ils expriment notre « entrée dans la proximité de la distance » (5).
La maison apprivoise la distance, la chaleur et le froid, elle tamise la lumière et fait taire la rage de l’orage. La maison nous offre notre seconde peau et nos sens recalibrés ; la maison est un instrument qui réajuste notre vision, notre ouïe et notre sens haptique. Nous ne pouvons pas penser clairement dans la nature sauvage et ouverte. Nous avons besoin du dispositif de focalisation d’une pièce construite avec sa géométrie ordonnée et sa résonance intime avec le corps afin de donner direction et détermination à nos pensées. Un paysage ouvert fait s’égarer et planer nos pensées.
Comme l’affirme Gaston Bachelard, « le principal avantage de la maison [est que] la maison abrite la rêverie, la maison protège le rêveur, la maison permet de rêver en paix ». (6)
Les bâtiments sont intégrés dans le paysage, mais le paysage se reflète également dans l’architecture. L’architecture profonde entre toujours dans un dialogue respectueux, humble, et en même temps courageux et fier avec le décor. Paradoxalement, la maison exprime la permanence (quoique temporaire et futile) tandis que le paysage projette les changements des saisons et des heures de la journée. La maison constitue le gnomon statique sur la face du cadran solaire dynamique du paysage. Comme le remarque Adrian Stokes, « l’hésitation de l’eau révèle la mobilité architecturale ». (7)
La maison donne au paysage son point de gravité et son orientation, tandis que le paysage clarifie et amplifie la voix géométrique de la maison. C’est un dialogue intemporel et une double caresse ; le paysage embrasse la maison tandis que la maison caresse le paysage.
A notre époque frustrée et égarée, l’architecture est généralement considérée comme un objet esthétisé. Pourtant, l’architecture profonde n’est jamais un objet car elle est toujours relationnelle et médiatrice. L’architecture est un verbe qui encadre l’existant et offre un horizon de compréhension.
Pour comprendre quoi ? Compréhension et intériorisation de la condition humaine, énigme de l’existence et de notre histoire et destin communs avec le monde. Tout édifice profond sert d’intermédiaire entre le monde et nous-mêmes et habite en nous, dans la « chair du monde », pour reprendre la belle idée de Merleau-Ponty.
Il s’agit d’une forme de compréhension existentielle qui ne fait pas appel à des concepts, des mots ou des théories. Comme le souligne Jean-Paul Sartre ; « la compréhension n’est pas une qualité venue de l’extérieur à la réalité humaine, c’est sa façon caractéristique d’exister ». (8)
La véritable architecture ne nécessite aucune explication, sans parler d’excuses. Elle relie les fils de l’ici et de l’au-delà, de la matière et de l’image, de l’utilité et de la futilité, de la perception et de l’imagination, dans une unité vécue plutôt que comprise. Le vrai sens de l’architecture est un sens existentiel et une merveille incarnée qui articule directement notre sens de l’être et du Soi. Nous ne vivons pas séparément dans les mondes physique et matériel, mental et spirituel. Ces facultés et ces dimensions sont entièrement fusionnées dans l’expérience existentielle humaine.
Nous avons tendance à penser que l’architecture est uniquement un véhicule et un instrument pour affronter l’espace. Pourtant, les structures architecturales sont tout autant des instruments de domestication du temps. Nous ne pouvons pas exister mentalement dans un temps sans mesure.
L’espace physique et le temps naturel doivent être mis à l’échelle des mesures humaines afin d’être saisis par nos perceptions et notre compréhension. Les produits les plus adorables de l’architecture créent un centre de gravité et de sens spécifique, un foyer à partir duquel « le monde apparaît complet et juste », pour reprendre la touchante description par laquelle Pierre Teilhard de Chardin caractérise le lieu magique de perfection qu’il appelle « Oméga ». (9)
Il y a une correspondance inconsciente entre le paysage et le corps humain, de la même manière que la maison et le corps sont des métaphores réversibles. Nous existons dans le paysage en tant qu’êtres incarnés partageant avec lui sa chair même. « Notre paysage humain est notre autobiographie, reflétant nos goûts, nos valeurs, nos aspirations et même nos peurs, sous une forme tangible et visible. Nous pensons rarement au paysage de cette façon, et donc les archives culturelles que nous avons écrites dans le paysage sont susceptibles d’être plus véridiques que la plupart des autobiographies parce que nous sommes moins conscients de la façon dont nous nous décrivons », écrit Pierce F. Lewis. (10)
En plus d’être un témoignage des qualités les plus profondes de la culture, ou de leur absence, les paysages ordinaires exposent et extériorisent nos paysages mentaux intérieurs, les paysages de notre âme. « Dans la fusion du lieu et de l’âme, l’âme est autant un contenant de lieu que le lieu est un contenant d’âme, et les deux sont susceptibles des mêmes forces de destruction », affirme Robert Pogue Harrison, l’érudit littéraire.
En effet, tout acte de construction contient un élément de destruction ; le terrain et la végétation sont agressés, la lumière du jour et les conditions de vue altérées, et la virginité du paysage naturel est perdue à jamais. Comme le rappelle justement Paul Valéry, « Détruire et construire ont la même importance, et il faut avoir des âmes pour l’un et pour l’autre […] ». (11)
La construction irresponsable crée des blessures et des cicatrices irréparables sur le visage de la Terre Mère, tandis que l’architecture responsable et sensible caresse ses traits, et souligne sa dynamique et ses caractéristiques. L’architecture sensible a même le pouvoir de réparer et de guérir les paysages, naturels et artificiels, qui ont été violés par des actes irréfléchis et insensés de nos semblables.
Rencontrer une scène de force brutale, d’insouciance et de manque de sensibilité esthétique dans le paysage créé par l’humain est un moment d’exploration profonde de l’âme troublée de l’homme. Quand une culture perd son sens et son désir de beauté, elle a déjà perdu sa joie de vivre et son sens de l’optimisme. Cette culture a perdu son jugement éthique et est déjà en voie d’autodestruction.
L’architecture crée des métaphores construites et vécues du monde et de l’existence humaine. Comme toutes les œuvres d’art profondes, les œuvres architecturales significatives sont des micro cosmos, des mondes construits et abstraits complets et autonomes. Les grands édifices sont des univers, des mondes dans le monde. Pourtant, ils entretiennent un dialogue respectueux et vivifiant avec leur environnement ; avec leur cadre, ils créent une relation symphonique. « N’avez-vous pas remarqué, en vous promenant dans cette ville, que parmi les édifices dont elle est peuplée, certains sont muets ; d’autres parlent ; et d’autres, enfin – et ce sont les plus rares – chantent ? », demande Paul Valéry (12).
Une véritable œuvre d’architecture valorise, célèbre, clarifie et renforce toujours la lecture du paysage et lui donne des significations spécifiques. Les deux sont entrelacés ; le paysage encadre l’architecture de l’extérieur, tandis que la structure architecturale encadre le paysage de l’intérieur.
Les photographies d’Erieta Attali traduisent de manière convaincante et poétique cet entrelacement et ce dialogue intérieur essentiels. Dans ses images, le paysage renforce la structure architecturale tandis que le bâtiment souligne la beauté sublime du cadre. Cette relation du paysage et de l’architecture est érotique. Comme dans une relation amoureuse, l’autonomie et la séparation de l’autre sont respectées tout en le protégeant et en soutenant sa vulnérabilité.
Juhani Pallasmaa
In Extremis: Landscape into Architecture (2010)
Juhani Pallasmaa est un architecte finlandais, ancien professeur d’architecture de l’Université technologique d’Helsinki et ancien directeur du Musée de l’architecture finlandaise
Erieta Attali
Toutes les chroniques-photos d’Erieta Attali
Références
(1) Gaston Bachelard, Poetics of Space (1958)
(2) Maurice Merleau-Ponty, The Phenomenology of Perception
(3) Maurice Merleau-Ponty, “The Intertwining – The Chiasma”, The Visible and the Invisible
(4) As referred to in Liisa Enwald, editor, “Lukijalle” [To the Reader], Rainer Maria Rilke
(5) in John Berger, Hold Everything Dear; Dispatches or survival and resistance
(6) Bachelard, op. cit.
(7) Adrian Stokes, “Prologue: at Venice”, The Critical Writings of Adrian Stokes, vol. II
(8) Jean-Paul Sartre, The Emotions: An Outline of a Theory (1939)
(9) Pierre Teilhard de Chardin, The Phenomenon of Man
(10) Peirce F. Lewis, “Axioms for Reading the Landscape”
(11) Paul Valéry, “Eupalinos, or The Architect”, Paul Valéry: Dialogues
(12) Paul Valéry, op. cit.