D’un côté, Jean Nouvel, Pritzker français, dont la tête est mise à prix pour 170M€ par Patrice Januel, dans le coin opposé, maître d’ouvrage du troisième type d’une philharmonie dont les renvois judiciaires ne laissent pas d’étonner. Les architectes n’en sortent pas gagnants. D’ailleurs, il n’y a pas de gagnants.
Vous avez tous entendu parler de cette affaire extraordinaire, la Philharmonie de Paris réclamant aux Ateliers Jean Nouvel (AJN), depuis septembre 2017 en fait, la modique somme de 170 M€ dont 110 de pénalités pour retard de visas. L’histoire est connue mais s’accélère en octobre 2019 quand Jean Nouvel contre-attaque avec une plainte déposée au tribunal de grande instance de Paris pour «délits de concussion, de favoritisme, de faux et usage de faux, de recel de détournement de fonds publics» contre la Philharmonie. (Le Monde 21/10/2019*) Chacun aura compris qu’au pays des Lumières, nous sommes ici dans la mesure et l’élégance.
Je ne vais pas refaire toute l’histoire (voir l’article suscité) mais m’en tenir à quelques remarques d’ordre général. Pour ce qui concerne le prix de cette Philharmonie en premier lieu puisqu’il est question de gros sous. A cet égard, le problème n’est pas nécessairement là où on l’attend. Est-ce que le coût du projet avait été sous-estimé ? Cela dépend s’il est question du projet construit ou de celui du concours.
Le budget du concours était de 204M€ (en euros 2006) tout compris, dont les honoraires et un coût de travaux de 130M€. Tout dépassement de ce montant était éliminatoire. D’ailleurs Zaha Hadid fut éliminée avec un projet à 350M€, «le prix d’une philharmonie», défia-t-elle le jury. L’histoire semble lui donner raison puisque la Philharmonie de Paris, incluant l’intégralité des dépenses, a été livrée il y a quatre ans pour un coût final de 381M€. D’ailleurs Jean Nouvel, qui avait proposé au concours un projet chiffré opportunément à 198M€, à beau jeu aujourd’hui de faire valoir pour sa défense que les dépassements de budget sont inhérents à ces projets innovants : «un droit d’architecture» en quelque sorte, estime-t-il.
Sauf que Zaha Hadid n’a pas forcément raison. Certes, comme on l’a vu à Hambourg, le prix d’une philharmonie peut atteindre le budget d’une agence spatiale, mais ce serait faire injure aux autres participants de ce concours, dont Christian de Portzamparc et Francis Soler, de penser qu’aucune réponse n’était possible dans le cadre de cette compétition prestigieuse.
Tout dépend en réalité quel type de Philharmonie souhaite le maître d’ouvrage, sa taille, combien de sièges, de salles de réunion, de suites pour les invités de marque, pour quelle destination ? Dans le concours, il n’était pas question de pique-niquer sur le toit. Le programme, c’est bien de la responsabilité du maître d’ouvrage, non ?
Chacun savait certes au jury que le projet d’AJN n’entrait pas dans les clous du budget, ce qui ne signifie en rien que d’autres candidats n’étaient pas parvenus à présenter un projet cohérent, à ce prix-là. Mais chacun au jury comprit assez vite que Nouvel devait gagner et qu’il allait gagner, même sans soutien des architectes du jury. Lui-même le savait, d’où sans doute ce projet qui, dit-il alors, «laissait place à l’imagination». Merci pour les confrères qui avaient peaufiné les détails !
Depuis, nous sommes chez Astérix architecte et César maître d’ouvrage. Ce dernier souhaite l’Auditorium des dieux au prix d’une piscine à Château-Thierry, le premier souhaite un Auditorium des dieux unique et siglé que, estime-t-il, les dieux finiront bien par payer puisqu’il leur appartient. L’homme de l’art avait le droit de penser que ce n’était pas impossible quand la Philharmonie et Bouygues ont, en 2009, topé-là pour 252M€.
De fait, même si ce n’est pas exactement celle qu’il aurait souhaitée, la Philharmonie est là et bien là et, de l’avis du monde entier, pour le meilleur et le pire, elle est sans ambiguïté attribuée à Jean Nouvel. Qui plus est, tout bien considéré, en finir à 381M€ pour une Philharmonie à Paris, ce n’est pas la catastrophe du siècle non plus, demandez aux Allemands d’Hambourg. Tous les acteurs du projet parisien devraient être en train de se taper sur le ventre depuis quatre ans que l’équipement est ouvert et a d’ores et déjà trouvé sa place en ville. Or, c’est encore aujourd’hui règlement sanglant à OK Corral pleine page dans les journaux ! Merci les gars pour l’image de l’architecture française !
Il faut se mettre à la place du monde entier observant avec effarement nos mœurs bien gauloises. Une association ad hoc qui se substitue à l’Etat pour devenir maître d’ouvrage ! Sans blague ! Une fondation peut-être ? Même pas, une association ! Il fallait y penser. Et pas pour une crèche en coconstruction de matériaux biosourcés avec ça !
Patrice Januel, le patron à l’époque de cette association de type OG (Organisation Gouvernementale), a signé au cours de sa tenure, décrit l’article, «plus de 1 200 ordres de service et feuilles de route, tous passés au nom d’AJN sans son aval, pour un total de 58M€ de travaux supplémentaires». Rien que ça !!!!! En plein Paris ? Au diable la loi MOP ? Et ce n’est qu’une partie de ses exploits. Imaginez la scène au pays de Poutine…
Que Jean Nouvel l’ait mauvaise, quelle surprise ! Ainsi que pour les observateurs étrangers stupéfaits de regarder ce pays laver son linge tout moisi en direct, comme dans un mauvais show de téléréalité. Ce doit être cela la classe et l’élégance françaises. Les autres Pritzkers, ils doivent quand même être bien abasourdis… Ils doivent penser que jamais un truc pareil ne leur arriverait chez eux ! French flair ?
Cela écrit, à l’aune d’une telle absurdité, il est possible que Jean Nouvel finisse par passer pour la victime de ce gâchis. Car, en gros, avec 170M€, la Philharmonie ne lui demande rien moins que de payer la moitié du bâtiment. Et puis quoi encore, les fondations de la fermière ? Même le Parisien le plus obtus n’est pas dupe. Ces batailles d’ego dérisoires, qui passent d’ailleurs sous silence les nombreuses contributions au projet, dont la grande salle conçue par Brigitte Metra, font la consternation des Français et insultent tout autant les architectes que les institutions du pays. Si Januel et Nouvel pensent impressionner le bon peuple, sur la planète Zorg c’est peut-être réussi mais, à Paris, toute cette histoire est pathétique et, à considérer le rôle des pouvoirs en place, personne n’en sort grandi.
Il demeure que Jean Nouvel s’en contrefiche peut-être dans des proportions interstellaires. D’une part parce que les 170 M€, il ne les a pas et, d’autre part, parce qu’à moins de 500 M€, il ne répond plus au téléphone. Son avocat peut bien se démener – c’est son boulot – l’homme de l’art est lui passé à autre chose. A sa première exposition monographique en Chine, à la Power Station de Shanghai, par exemple.
Le titre de cette expo est en anglais : Jean Nouvel, in my head, in my eye…belonging… Ce qui donne en français : Jean Nouvel, dans ma tête, dans mes yeux… appartenant….
Je n’invente rien.
C’est l’occasion d’apprendre que Jean Nouvel a enfin réalisé un vieux rêve : il est devenu réalisateur. La preuve, lors de cette exposition, en première mondiale, est présenté son premier film, un opus de (tenez-vous bien) trois heures et demie. 3h30 ou 210 minutes de Nouvel qui présente pas moins de 100 projets. Pas moins. Notre Major Tom, il a trop regardé en boucle le film de Spike Jonze Dans la peau de John Malkovich et perdu le lien avec Ground control ou quoi ?
Certes, Jean Nouvel construit des bâtiments partout dans le monde – et cela semble apparemment se passer mieux qu’à Paris puisque les maîtres d’ouvrage étrangers, riches à défaut d’être prestigieux, en redemandent – mais trois heures et demie de film à sa propre gloire réalisé par soi-même… On est content pour lui. Même Staline n’a pas osé.
Bref, pour la Philharmonie, les 170M€ réclamés, c’est au moins le budget nécessaire pour faire revenir Jean Nouvel sur terre. Et cela risque même de n’être pas suffisant.
Christophe Leray
*Pour en savoir plus l’article du Monde.