
À propos de Jean Nouvel architecte, Libération a publié mardi 25 février 2025* un article circonstancié intitulé Enquête sur les millions envolés du « starchitecte ». Une étoile filante avalée par un trou noir ? Ouch !
En résumé, « entre train de vie irraisonnable, entourage vérolé, repreneur miracle et coupable légèreté comptable », le quotidien a mis à jour des « malversations massives » – jusqu’à 25 M€, fausses factures à foison – ayant conduit le parquet à demander notamment le renvoi en correctionnelle de l’ancien directeur administratif et financier d’AJN, Jean Nouvel lui-même n’étant que témoin assisté.
Dans le petit milieu des hommes et femmes de l’art, les difficultés de gestion et démêlés judiciaires d’AJN, pour le dire gentiment, étaient connus sans pour autant que les détails ou la dimension des affaires n’en soient publics.** Cependant, l’enquête retentissante de Libération jette soudainement un jour cru sur les pratiques de l’architecte français le plus connu dans le monde. Ses clients lui sauront gré de ces indiscrétions. Sans parler de tous ceux qui l’idolâtrent.
En France, les architectes sont, dit-on, en mal d’image pour leur profession, les voilà servis. L’histoire de Jean Nouvel, du fait de sa notoriété, a fait le tour des rédactions et sans doute de quelques bureaux en quelques ministères. D’ailleurs, Jean Nouvel semble avoir perdu toute protection puisque toute l’intelligentsia lui est tombée dessus à bras raccourcis. Juste au moment où un film intitulé The Brutalist fait un carton au cinéma : que va donc penser Madame Michu de cette profession maudite ?
« C’est l’histoire d’un artiste français devenu star », indique l’édito de Libé. Un « artiste-démiurge » selon Le Monde.*** Pour devenir une star, il faut par défaut posséder l’ego ad hoc. Mais un artiste Jean Nouvel ? Lui-même dit détester une « architecture générique » conçue hors sol, notamment par des « architectes-artistes » enfermés dans le systématisme de leur style ?**** Il est vrai qu’une rose des sables dans le désert, c’est on ne peut plus contextuel !
Pour autant, fut-il artiste, Jean Nouvel est-il rentable pour AJN ? Chacun de ses bâtiments, comme c’est le cas pour nombre d’architectes, est un prototype pour lequel il est toujours difficile de savoir en amont, selon les taux de change, exactement ce que coûtera l’innovation spectaculaire. La prise de risque est moindre pour une agence internationale qui ne fait que livrer des tours de béton et de verre dans toutes les capitales en développement. À la vérité, plus qu’à son imprudence, reproche est surtout fait à l’architecte français de n’avoir aucun respect des budgets, ni pour tout dire des règles de l’art bienséant et confraternel ; ainsi de sous-évaluer le coût de ses projets, de bâcler ses chantiers, d’être acrimonieux avec quiconque met en doute son génie.
Jean Nouvel, plein de lui-même, est d’évidence téméraire dans la prise de risque autant architecturale que financière. De fait, il faut sans doute se montrer souple et créatif pour travailler à l’international dans des pays aux mœurs budgétaires olé olé. Pour un architecte, dès que le vent tourne, les marchés exotiques et la notoriété sont l’assurance de se retrouver exposé face aux bien-pensants peu aventureux.
Quant aux dépenses somptuaires de l’agence confondues avec les siennes – gardez à l’esprit que je ne connais pas les détails de l’affaire autrement que par l’article de Libération – il est permis d’imaginer, même si cela n’explique pas tout, que pour travailler au Qatar, dans les Émirats arabes unis ou en Russie ou en Chine, la question de l’apparat est importante. L’architecte ne peut pas se pointer en tongs et bermuda, c’est déjà pas mal qu’il ne porte pas de cravate. Parmi ses notes de frais, Sir Norman Foster se déplaçait en hélicoptère.
Pour autant, une question demeure. L’article de Libération indique que ces « malversations massives » se sont déroulées sur plusieurs années. Pour une agence qui fait 45 M€ de chiffre d’affaires par an, comment décaisser au fil des ans jusqu’à 25 M € sans que l’administration fiscale, qui semble tomber du ciel dans ce dossier, ne s’en aperçoive ? Pas un fonctionnaire pour contrôler le mode de vie du dirigeant ? Où est Kafka quand le déroulement vertueux des affaires en a besoin ? Lacune ? Bienveillance ? Ni l’une ni l’autre peut-être mais, comme dans la cour de récréation – la cour tout court ? – pas vu pas pris !
L’architecte se défend en expliquant en substance ne pas pouvoir en même temps créer un projet et gérer une agence, que, victime lui-même, il n’est pour rien dans l’inconséquence de ses subordonnées. En somme, il est difficile à Jean Nouvel de marcher et mâcher un chewing gum en même temps. Mais bon, à 25 M€ l’info, en général, le patron de la boutique, même les mains dans le pétrin jusqu’aux coudes, garde un œil sur la comptabilité.
Au-delà de la polémique, l’article interroge sur les modalités de l’architecture : l’artiste-architecte, voire le « starchitecte », est-il destiné à être voué aux gémonies ? L’architecture a sans conteste besoin de figures emblématiques, sinon tutélaires, pour passer le mur de l’indifférence du grand public et, à ce compte-là, Jean Nouvel, qui s’imagine seul contre tous, est un champion hors catégorie.
Il demeure que ce genre d’article, et tous ceux qui ont suivi, salit le monde de l’architecture en laissant à penser que les architectes ne sont qu’artistes inconséquents, avides de reconnaissance et piètres gestionnaires avec l’argent de leurs clients et des contribuables. Il faut ensuite aux bonnes âmes ramer pour expliquer que non, que Nouvel est, parmi les architectes, un cas à part. Si cela suffit à son bonheur, tous les autres n’en peuvent mais…
Coïncidence, le lendemain même de la publication de l’article de Libération, Anne Démians, seule femme architecte membre de l’Académie des beaux-arts, était l’invitée de France Culture pour le Podcast Point Culture de Marie Sorbier et devait, à l’occasion de la sortie de son ouvrage Les Bains de Nancy***** répondre à la question de comment rendre l’architecture perméable aux impératifs écologiques.
En huit minutes d’une grande clarté, elle parvient à ce que tout le monde – propriétaires, locataires, maîtres d’ouvrage, investisseurs, architectes, etc. – se sente concerné et comprenne que l’architecture n’est pas de la magie : « si un bâtiment est beau et utile, personne ne voudra le démolir », dit-elle. CQFD.
Même s’il est à chaque fois question du noble art, et même si l’audience n’est pas la même, le contraste de ce podcast avec l’article de Libé sur AJN est saisissant !
Quand le sombre Palais de Justice de Nantes (Loire-Atlantique), livré en 2000 est jugé carcéral par ses détracteurs, Jean Nouvel, futur Pritzker (2008), explique que « la justice doit exprimer sa force ». « Rien de plus détestable que de faire croire à une justice bien gentille, anodine. Un palais de justice aux airs de maison de la culture trompe son monde. C’est même douteux au plan démocratique. Pour moi, la création architecturale n’a pas vocation au consensus. Seuls les bâtiments qui se font oublier ne provoquent pas de débat », dit-il. Le voilà servi !
Jean Nouvel, qui aura 80 ans en août 2025, n’a jamais roulé que pour lui-même et de toute façon, à part cette ultime mauvaise publicité, n’a pas grand-chose à regretter, sinon l’élégance. C’est juste que les convocations au tribunal, exprimées avec force de loi, ont l’art de vous pourrir la fin de vie.
Christophe Leray
*Jean Nouvel : L’architecte, le comptable et les millions envolés (Libération, 25/02/2025)
** Lire notre article Bisbilles à la Philharmonie de Paris : affaire classée ! Et l’article Dans la tête de Jean Nouvel, un espace intersidéral
*** « Au cœur d’une enquête judiciaire, l’architecte Jean Nouvel s’érige en artiste démiurge comme le héros du film “The Brutalist” » (Le Monde, 28/02/2025)
**** Lire la chronique Jean Nouvel, du refus de la filiation à l’absence de postérité (Chroniques d’architecture, 24/10/2017)
***** Les Bains de Nancy – Anne Démians (Materia Nebulae Editions ; 132 pages ; 59€)