« Les personnes qui exercent une activité en extérieur doivent la poursuivre ». « Non Madame, nous ne sommes ni des défaitistes ni des profiteurs ». « Mais, mon bon Monsieur, on ne peut pas payer le chômage partiel à tout le monde ». Semaine chaotique sur les chantiers ? Au pays de Molière, une comédie bien de chez nous.
Certes il est facile de refaire l’histoire et il est en effet permis de croire que la réaction de chaque pays est culturelle. Nous ne reviendrons donc pas sur les erreurs commises par le passé et l’impéritie du gouvernement dans sa gestion d’un fléau inconnu. Mais, quand même, depuis l’allocution du président le lundi 16 mars, tout le monde est prévenu, et il était permis d’attendre un peu de clarté quant à la suite des évènements de la part d’un gouvernement élu démocratiquement.
Voyons donc comment cela s’est passé sur le front économique pour cette première semaine de conflit sanitaire. L’exemple de la construction, qui concerne les architectes au premier chef, est à cet égard éclairant.
La guerre est donc déclarée le lundi 16 mars 2020 en direct à la télé : confinement martial et général. Quid des chantiers puisque le président n’en parle pas mais promet le chômage partiel pour tous ?
Il faut croire que les ouvriers du BTP ne sont pas des Français comme les autres puisque dès le lendemain, Bruno Le Maire, ministre de l’Economie, s’alarme à son tour. Non pour sauver des vies gravement menacées comme l’a expliqué le président la veille mais pour faire tourner la machine économique et éviter la ruine du pays. Pour lui, le message du président est clair : « sécurité sanitaire et économique doivent aller de pair », martèle-t-il. C’est le même qui considérait fin février l’épidémie comme un cas de force majeure. Mais bon, bref, au travail les gars et les filles !
Quelques agences d’architecture, les plus prévoyantes, avaient compris le président de travers et envoyé dès mardi matin un courrier recommandé à tous leurs clients expliquant, peu ou prou, qu’au regard des déclarations et nouvelles recommandations du président de la République et du gouvernement, incompatibles avec la réalité́ d’exécution du chantier, « les conditions de travail en sécurité pour tous les collaborateurs de toutes les parties prenantes devant intervenir sur le site n’étaient d’évidence plus assurées ». D’où, par conséquent, la suspension des travaux du marché concerné.
Ces architectes n’étaient pas les seuls à se montrer prévoyants puisque les maîtres d’ouvrage, publics ou privés, coronavirus ou pas, demeurent responsables de la sécurité des personnels travaillant sur les chantiers. Dès le 17 mars également, les puissantes fédérations du bâtiment (FFB), de l’artisanat (CAPEB) et des travaux publics (FNTP) avaient demandé un arrêt temporaire des chantiers, afin, conformément aux vœux du président sans doute, « d’organiser la sécurité de leurs collaborateurs dans le contexte de la propagation du Covid-19 ». Les Majors pour leur part étaient déjà en train de prendre leurs dispositions. Un acte de civisme qui, s’il avait été entendu par les politiques, aurait peut-être évité bien des polémiques.
Parce que quand Muriel Pénicaud, la ministre du Travail, est montée au front pour remettre de l’ordre, c’est peu dire que cela ne s’est pas très bien passé. « Quand un syndicat patronal dit aux entreprises : “Arrêtez d’aller bosser, arrêtez de faire vos chantiers”, ça, c’est du défaitisme », affirmait-elle encore le jeudi 19 mars sur LCI, sous-entendant en substance que les entreprises de construction voulaient profiter de l’aubaine du chômage partiel. Que des losers dans la construction !
Il faut croire que Bruno Le Maire et Muriel Pénicaud pensaient ce qu’ils disaient puisqu’ils ont distribué pendant plusieurs jours des éléments de langage du type « le pays doit continuer à fonctionner ».
La réaction des acteurs de la profession a été unanime, ou presque, et pas piquée des vers. Pour n’en citer qu’une : « le gouvernement semble avoir fait le choix d’édicter des règles générales obligatoires, et « en même temps » de laisser à chacun une certaine autonomie d’appréciation des cas d’espèces », ironise le 20 mars Frédéric Lafage, président de la Fédération CINOV, avant de livrer le fond de sa pensée : « les dernières déclarations du gouvernement à destination du secteur de la construction peuvent apparaître contradictoires et impossibles à mettre en oeuvre sur le terrain, surtout si on prend en compte la pénurie actuelle de moyens de protection (masques, gel hydro alcoolique) ».
Les chantiers du Grand Paris à l’arrêt dès le mardi, celui de Notre-Dame itou, sans même parler des prochaines difficultés d’approvisionnement que personne ne pouvait bien entendu prévoir… Les nombreux communiqués de presse rageurs, voire acrimonieux, de la profession – cette fois presque unie de l’architecte à la Major – ont fini par faire changer de ton le gouvernement.
Dans ce climat enfin apaisé, le vendredi 20 mars, le gouvernement fait part de ses recommandations pour la sécurité sur les chantiers : plus d’un mètre de distance, le port d’un masque par ailleurs introuvable, etc. etc. Des recommandations pratiques qui émanent de gens n’ayant jamais mis les pieds sur un chantier, sauf le jour de l’inauguration. S’il faut être vraiment prudent, à ce compte-là seul le grutier peut bosser. Au moins il a l’habitude d’être tout seul mais s’il se confine chez lui pour changer, aura-t-il droit quand même au chômage partiel ?
La CGT du secteur hurle à « l’incompétence totale de la ministre » et, de fait, le vendredi soir, Charles-Henri Montaut, président de la Fédération des SCOP du BTP, se félicite enfin « du bénéfice du dispositif de chômage partiel pour les entreprises qui ne pourront garantir le respect des règles sanitaires ». Pour le gouvernement, c’est une défaite en rase campagne. Comment en est-on arrivé-là ?
Question : lors du Conseil de guerre des ministres, le lundi 16 mars, avant l’allocution du président, la question du BTP – et elle est large cette question ; quand le bâtiment va, tout va, sinon… – n’avait donc pas été évoquée ? Personne au gouvernement n’avait vu le coup venir pour que, pendant quatre ou cinq jours, chacun des ministres y aille de son couplet ? Heureusement qu’ils ne sont pas musiciens les ministres, les critiques parleraient de cacophonie. Il aurait pourtant été pas mal d’y penser au BTP avant d’envoyer le président au front annoncer la GUERRE et confiner tout le monde sans distinction de sexe, de couleurs ou de religion.
Mais ce n’est pas grave, revenue à de meilleures dispositions, Muriel Pénicaud a indiqué en fin de semaine qu’un « guide de bonnes pratiques visant à concilier continuité de l’activité économique et sécurité sanitaire des salariés sur les chantiers allait être réalisé avec les organisations professionnelles du bâtiment et des travaux publics en concertation avec les experts de l’organisation professionnelle de la prévention du bâtiment et des travaux publics (OPPBTP) ».
Bref, en attendant ce « protocole » et plein d’autres bonnes idées de la sorte pour assurer la « continuité économique » du pays, pas d’urgence donc et bon confinement aux ouvriers du bâtiment.
Ce serait risible si, après déjà une semaine de GUERRE, personne ne savait encore à quoi s’en tenir. A tel point que, le dimanche 22 mars à 14h30, Alain Rousset, président du Conseil régional de Nouvelle-Aquitaine, doit se fendre d’un courrier rassurant auprès des « représentants du BTP et de l’architecture », expliquant avoir donné consigne à ses services d’assimiler la situation « à un cas de force majeure afin de prolonger les délais d’exécution sans pénalité de retard ». En voilà un qui prend ses responsabilités.
Au fait, il en est où de ses chantiers le président de la région Alsace ? Et dans l’Oise, ça bosse dur dans la construction ? Et le président de la région Bretagne, il déclare aussi tout seul dans son coin un cas de force majeure ? Et le maire du village, c’est lui qui décide de la marche du monde ?
Autant dire que, en attendant la coordination européenne appelée de ses vœux par le président de la République française lors de son discours, du point de vue de la coordination nationale, le « en même temps » jupitérien manque à ce jour singulièrement de clarté et de direction.
Mais bon, cela écrit, il s’agit sans doute d’un trait culturel qui nous est propre à nous autres Français farceurs, comme pour les masques utiles un jour, pas utiles un autre, et puis peut-être utiles le matin mais plus le soir et qui manquent par centaines de millions. Sans parler du gel hydroalcoolique évidemment en libre-service en quantité importante à peu près partout. Un gâchis !
Du coup les oppositions se sentent requinquées. Qui pour leur en vouloir ? Les députés LR par exemple, dans un communiqué du dimanche 22 mars, s’ils ne sont pas encore prêts à rompre l’unité nationale, implorent le gouvernement d’« éviter une [autre] semaine chaotique sur le plan économique ».
Pourquoi, ils sont inquiets ?
Christophe Leray