Si l’on vous dit Franck Lloyd Wright, vous pensez à quoi ? Jean-François Espagno a construit des dizaines de maisons et logements individuels. Par goût et aussi parce que cela correspond encore à l’idée qu’il se fait de son métier. Fondateur de l’association Architectes d’Aujourd’hui, il estime que c’est aux architectes de se réapproprier le marché de la maison individuelle, y compris celle inférieure à 150m². Explications.
«Les architectes ont traditionnellement une pratique qui convient bien aux professionnels de la construction, comme les promoteurs ou les marchés publics, mais qui n’est pas parfaitement adaptée aux clients particuliers. Or, il faut prendre le monde d’aujourd’hui tel qu’il est et il nous faut, comme partout, savoir évoluer», dit-il. S’il s’émeut ainsi c’est que Jean-François Espagno regrette d’expérience que l’aspect maison individuelle de l’art de construire soit ignoré dans le débat du logement. Il a des arguments.
Rapide retour sur l’histoire. Dans les années 70, il n’y a pas de seuil pour le recours à un architecte pour la construction d’une maison, jusqu’à la dérogation de la loi d’intérêt général de 77. Or, dans les années 70, il y avait beaucoup moins d’architectes qu’aujourd’hui et du travail à foison pour tout le monde. C’était encore les trente glorieuses, l’époque où les bailleurs sociaux choisissaient les architectes dans l’annuaire, lesquels ont donc abandonné sans état d’âme le marché des particuliers. Cinquante ans plus tard, il y a désormais 30 000 architectes en France et, dans une économie de restriction drastique des budgets, plus assez de projets publics pour tout le monde tandis que la promotion privée a pris la haute main sur l’exécution des travaux. Pour le coup, estime Jean-François Espagno, peut-être est-il temps de lever les malentendus.
Le premier est que, selon lui, les architectes, faute de démarche commerciale en ce sens, n’ont pas appris à communiquer auprès des particuliers, à l’inverse des constructeurs de maisons individuelles dont les commerciaux occupent le terrain. Pourtant, les architectes ont plutôt une bonne image auprès du grand public – qui ne veut pas d’une maison d’architecte ? – sauf que les gens croient que l’architecture est par nature réservée aux marchés publics. Or le client privé, pour sa maison qui sera peut-être le projet de sa vie, cherche en tout premier lieu un professionnel, fut-il architecte, qui va le rassurer et lui garantir la réussite de son opération, la conception n’étant pas la première de ses motivations. Dit autrement, la demande existe, c’est l’offre qui fait défaut.
Or d’une part les architectes sont invisibles : dans le grand Toulouse par exemple, il y a 800 architectes dans l’annuaire, comment un client peut-il se déterminer ? Et, d’autre part, leur discours – en résumé «l’architecture de qualité a un coût» plutôt que «l’architecture est facteur d’économie et de qualité» – n’est pas très vendeur comparé à celui des constructeurs et leurs maisons «clef en main», affirmation fallacieuse sans doute mais terriblement efficace. Quand dans son contrat un architecte indique au client une variation de prix à 10% près, il ne fait que renforcer l’inquiétude d’un client potentiel qui tient à une forme de sécurité financière.
Deuxième gros malentendu, l’architecte serait plus cher. Cette assertion défie pourtant toute logique. Même si l’architecte prend 12, 13, 14 ou 15% sur les travaux, ce qui par les temps qui courent vaut réflexion, ces honoraires demeurent moins onéreux pour une prestation supérieure comparée aux 30% de marge du pavillonneur. Il suffit pour s’en convaincre de regarder le prix à la revente de la maison d’architecte. Qui plus est, quand un architecte construit des maisons, il connaît les prix des matériaux et de la main-d’œuvre et, à qualité égale, grâce à son concours, les artisans locaux sont souvent mieux rétribués que les sous-traitants polonais des constructeurs. Bref, la maison d’architecte – pas celle des gens fortunés et des starchitectes, mais celle de monsieur tout le monde – devrait être une solution gagnante tant pour le maître d’œuvre que pour le maître d’ouvrage puisque ce n’est donc même pas une question de prix. Pourtant les constructeurs de maisons individuelles, sous prétexte d’ouvrage de moins de 150m², contrôlent l’écrasante majorité des affaires. Qu’est-ce qui ne colle pas ?
Le plus ironique dans l’affaire est que, suite à différents abus, le contrat de maison individuelle, apparu dans les années 80 afin de protection des consommateurs, n’a eu de cesse de se renforcer mais en améliorant les assurances a posteriori des clients, lesquelles se révèlent de toute façon peu protectrices des risques de malfaçon invisibles pour un non-sachant. Or un architecte est obligatoirement assuré et il n’a, de plus, aucun frein à révéler les malfaçons éventuelles et les faire réparer bien avant qu’elles ne deviennent problématiques.
La densité des architectes français est la moitié de celle des architectes européens et donc, en théorie, l’on pourrait en doubler le nombre. Non que ce soit nécessairement souhaitable mais cette statistique invite cependant à la réflexion. Doubler le nombre d’architectes alors que ceux qui sortent de l’école ont déjà bien du mal ? Une hérésie ? Pas sûr. En effet, Jean-François Espagno fait le constat que, dans sa carrière, 90% des maisons et logements individuels qu’il a construits – tous singuliers et uniques – ont une surface inférieure à 150 m², comme la moyenne de la surface des maisons individuelles édifiées en France.
Considérant que 30% peu ou prou de tout ce qui se construit par an dans le pays est constitué de maisons individuelles, il y a donc selon lui pour les architectes un vaste marché à se réapproprier. En toute logique, il estime que si les constructeurs se retrouvaient soudain face à une armada d’architectes déterminés, qualifiés et spécialisés, le rapport de force pourrait changer et les hommes de l’art contribueraient alors de façon bien plus conséquente à la qualité contemporaine de l’environnement construit.
De fait, à l’heure où tant d’agences d’architecture en sont à pleurer misère, pourquoi les architectes seraient-ils absents à ce point de ce marché pendant que d’autres se goinfrent allégrement ? Le fait est qu’il est dommage, pour le dire gentiment, que tout cet argent qu’investissent des particuliers de bonne foi soit dépensé dans des produits de catalogue de piètre qualité. N’est-ce pas d’utilité publique et du devoir des architectes de reconquérir ce terrain-là, constructible d’évidence ?
C’est ce que souhaite Jean-François Espagno qui a créé dans ce but il y a trois ans une association intitulée non sans ironie Architectes d’Aujourd’hui. Il explique : «Les Architectes d’Aujourd’hui sont des spécialistes des Particuliers qui veulent des constructions bien conçues par un architecte, bien réalisées grâce à la maîtrise d’œuvre qui assure un vrai suivi indépendant (les artisans ne sont pas leurs sous-traitants), économiques en évitant les marges lourdes des sociétés de construction (deux fois la rémunération de l’architecte ! ) et en maîtrisant les prix des artisans». Autant d’éléments qui sont pourtant le B.A.BA du métier mais peut-être cela va-t-il mieux en le disant. L’association compte désormais plus d’une cinquantaine de membres et propose un manuel tant destiné à expliquer au particulier le travail de l’architecte qu’à expliquer à l’architecte comment ‘vendre’ son savoir-faire.
Pour conclure, peut-être est-il temps en effet, la crise aidant, que la maison individuelle (re)devienne maison d’architecte et que de nouvelles cohortes de jeunes architectes se lancent à l’assaut des pavillonneurs. Pourquoi pas ?
Christophe Leray