L’architecte qui aime la discrétion signe-t-il pour autant ses bâtiments ? Le devrait-il ? Ethel Hazel, poursuivant son analyse, se demande ce que cache cet art de la dissimulation.
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« Je n’ai jamais eu de chagrin qu’une heure de lecture n’ait dissipé » Montesquieu
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C’est justement parce qu’elle s’apprêtait à recevoir l’architecte Dubois qu’Ethel Hazel réalise soudain que cela fait quelques jours qu’elle n’a plus pensé à l’inspecteur Nutello. « Après tout », se dit-elle, « pas de nouvelles, bonnes nouvelles, et qu’il aille au diable ». Même si elle essaie de rester zen, elle n’en est pas moins triste et confuse de son absence sans explication. Elle se demande souvent ce qu’elle a bien pu faire, ou pas faire peut-être, ou bien pu dire, ou pas, pour que la situation change ainsi quasiment du jour au lendemain. Elle qui croyait avoir enfin trouvé une âme sœur.
Ding dong
Dubois entre d’un pas guilleret, enlève son casque, son masque et s’allonge confortablement comme s’il était chez lui.
L’architecte – Je ne vous fais pas la bise hahaha mais je dois vous dire que c’est désormais un vrai plaisir de vous revoir ; à force de vous raconter mes histoires, j’ai l’impression que vous savez tout de moi et je vous vois désormais moins comme une psychanalyste que comme une complice, surtout quand vous laissez ainsi libres vos cheveux. Je trouve que cela vous va très bien.
Ethel Hazel (sensible au compliment, qui la rassure, plus qu’elle ne l’aurait imaginé. Pensant au transfert nécessaire) – C’est sans doute le signe que vous avancez dans l’analyse. En tout cas, je vous sens beaucoup mieux que lors de nos premières séances.
L’architecte – Tout à fait. Surtout comme maintenant quand tout va bien à l’agence. J’ai d’ailleurs engagé une nouvelle architecte.
E.H. (une autre blonde ? pense-t-elle en frissonnant) -…
L’architecte (visiblement heureux d’en parler) – une Italienne, avec de l’expérience. Anna elle s’appelle. Et jolie avec ça. Savez-vous qu’elles ne sont pas si rares les blondes italiennes ? Il n’y a pas que des Gina. Ca vaut aussi pour les Grecques d’ailleurs… (Tiens, une Grecque, pense-t-il à part lui) C’est pour dire qu’Anna je ne l’ai pas trouvée dans les petites annonces du Chasseur français. Je ne sais pas encore pourquoi elle est venue seule à Paris, à son âge, elle a une belle quarantaine je pense, mais ce n’est pas mon problème. Elle m’a dit qu’elle ne savait pas combien de temps elle allait rester. Elle s’est engagée pour six mois, ce qui est parfait pour l’agence. Elle s’est mise au travail dès le premier jour et c’est parti comme sur des roulettes. Et ça tombait bien puisque Hilda est partie.
E.H. – Hilda ? C’était votre stagiaire n’est-ce pas ? Mais, si je ne m’abuse, la dernière fois que vous m’en parliez, vous n’aviez que compliments à lui faire.
L’architecte – Tout à fait, elle était géniale avec un don pour organiser l’administration en plus de son talent d’architecte. Mais vous savez comment sont les jeunes, vous les formez et ils vous quittent. Là ça faisait déjà un an qu’elle était avec nous et avait l’air très heureuse mais elle a reçu une proposition d’une belle agence parisienne. Elle aurait eu tort de refuser. Alors elle est partie et c’est aussi bien comme ça.
E.H. (elle avait suspecté en son temps que Dubois se faisait la stagiaire dans son appartement au-dessus de l’agence mais après tout elle n’en savait rien) – Cela n’a pas l’air de vous chagriner outre mesure, pour quelqu’un que vous sembliez tant aimer.
L’architecte – Mais je l’adorais ! Mais c’est la vie. Et, pour le coup, je remplace une stagiaire par une architecte expérimentée. Ce n’est pas une question de salaire – Hilda était très bien payée pour s’occuper en plus de toute l’administration et Anna était pressée de trouver du travail – mais une question de production. C’est plutôt bon signe pour l’agence, je pense, de remplacer une stagiaire par une professionnelle expérimentée. Et puis, si l’occasion se présente j’ai de toute façon toujours besoin de stagiaires.
E.H – Hilda n‘aura donc pas laissé de traces à l’agence, rien pour signer son passage ?
L’architecte (qui soupire) – Il faut croire que non. Malgré la nouvelle loi, tiens, quand j’y pense.
E.H. – Que voulez-vous dire ? De quelle loi parlez-vous ?
L’architecte – Il s’agit d’une loi liée à l’architecture, qui date de 2016 je crois, et qui autorise les architectes à signer leurs bâtiments, voire leur enjoint de le faire. C’est sûr que parfois, c’est vrai, le crime est signé… Hahaha
E.H. – Parce que vous ne signez pas les vôtres ?
L’architecte – C’est moi qui signe le permis de construire, il y a le nom de l’agence sur tous les plans, mais je ne visse pas de plaque sur mes bâtiments. N’est pas Viollet-le-Duc qui veut.
E.H. – Vous ne laissez donc pas de traces non plus …
L’architecte – Je n’ai pas dit ça. En fait, je trouve toujours un moyen d’inscrire mon nom quelque part, même si c’est caché, recouvert de placo par exemple. Qui sait si dans 100 ans quelqu’un ne va pas démolir le bazar et retrouver ma signature ? On trouve tellement de choses coincées entre deux murs, des gens qui disparaissent à jamais dans ces interstices et que l’on retrouve complètement momifiés quand un nouveau propriétaire veut refaire sa cuisine. Un jour les ouvriers d’un chantier m’ont vu faire, parce que j’avais emprunté une de leur bombe et j’avais tagué « Dubois l’architecte était là ». Ils ne savaient qu’en penser. Alors je les ai invité à faire pareil. Ils ont tous bombé leur nom : « Machin Machin était là ». C’était super, on s’est bien marré. Puis ils ont recouvert le mur de placo.
E.H. (qui elle connaît son prénom puisqu’il est inscrit sur sa carte bleue) – Vous ne dîtes jamais que Dubois quand vous parlez de vous-même. Vous n’aimez pas votre prénom ?
L’architecte – Non, ce n’est pas ça mais depuis que je vais à l’école, je suis Dubois et je suis Dubois depuis. Dubois c’est le nom de ma mère. J’étais le Dubois de l’agence Dupont&Dubois. Tout le monde m’appelle Dubois. Et mon agence actuelle s’appelle Dubois & MOI, d’ailleurs aujourd’hui, tous les architectes ne parlent que de moi : du bois, du bois, du bois… (il se marre). Et puis un Dubois, c’est un nom passe-muraille et c’est parfait pour un architecte comme moi, plutôt discret quant à mes hobbies.
E.H. (qui pour une fois croit tenir un fil) – Vous m’aviez parlé un jour, c’était pendant votre divorce je crois, que vous aviez cherché dans votre travail ce qui vous appartenait en propre et ce qui appartenait à d’autres. Et votre architecture elle-même ne serait pas signée ?
L’architecte – Ecoutez, j’ai un copain journaliste. Il m’a expliqué qu’il reçoit des communiqués de presse, d’agences de communications ou des archis eux-mêmes. Il me dit : « tu es architecte, si tu dois payer une agence de com ou oser envoyer ton bâtiment à la presse, c’est que tu penses que ton projet est au moins à moitié cuit, qu’il est pas mal ». Il a raison, il n’y a pas un archi qui va envoyer à la presse la bouse qu’il a commise hier.
E.H. – J’imagine en effet…
L’architecte – Le point est que, me dit-il, s’il reçoit toutes les semaines tant de communiqués de la sorte, pour des archis connus ou inconnus, et même s’il n’en publie qu’une infime portion, ce qu’il reçoit ne représente cependant rien à l’échelle de ce qui est construit dans le pays chaque jour. Ce qui signifie que tous les jours sont livrés des milliers de bâtiments dont l’architecte n’a pas envie que ça se sache. Cela vaut pour les architectes connus et pour les inconnus qui ne communiqueront jamais de leur vie car ils n’auront jamais rien à dire. Certes, ils sont nombreux les architectes inconnus qui font du très bon travail dans la cambrousse ou leur petite ville et dont on n’entend jamais parler – ils ne savent pas communiquer ou s’en foutent – mais, moi-même architecte, je vous garantis que quand vous livrez un bâtiment qui a de la gueule, en général, l’architecte aime bien le faire savoir, au moins aux copains, et comme le monde des architectes est petit… Bref, la très, très grande majorité de ce qui est construit en France passe sous les radars et se classe entre médiocre et passable. Et là je suis d’accord avec mon pote, en réalité, la ville est faite d’une immense médiocrité, à l’image de la société elle-même. L’immeuble même où nous sommes, Haussmannien de série mais qui vous donne l’impression d’être dans un environnement bourgeois, en connaissez-vous l’auteur ?
E.H. (qui se souvient soudain de la plaque à l’entrée – confuse) – Ecoutez, non.
L’architecte – vous passez pourtant tous les jours devant sa plaque mais ça ne vous fait ni chaud ni froid. Dit autrement, la signature de l’architecte entre le passable et le médiocre, tout le monde s’en fout. Je peux vous dire qu’à l’époque, l’architecte de votre bâtiment pompeux était maqué avec un promoteur et qu’ensemble ils en ont construit toute une série de ces bâtiments pseudo haussmanniens à travers Paris, et jusqu’en banlieue. Aujourd’hui, les agences immobilières en font leurs choux gras.
E.H. (sur la défensive) – Qu’est-ce que cela a à faire avec moi ?
L’architecte – Vous auriez pu choisir un bureau au premier étage des bâtiments modernes de votre rue mais non, il vous paraissait évident que le Haussmann sied mieux à votre tempérament. Avouez que le faux Haussmann à loyer modéré, en somme, a joué dans votre décision de vous installer ici.
E.H. (vexée) – Donc, si je comprends bien, vous ne voulez pas signer vos bâtiments mais vous les signez quand même, juste de façon dissimulée. La dissimulation, vous pensez que c’est un trait de votre caractère ?
L’architecte (vexé à son tour) – vous savez, à la fin, cela n’a pas beaucoup d’importance. Dubois, Dupont, Machin, je suis à peu près sûr que tous mes confrères…
E.H. – et consœurs…
L’architecte – OK, et consœurs. Toujours est-il que je suis sûr que la plupart de mes confrères n’ont aucune envie de signer 80% de leur production. Vous croyez vraiment que c’est un hasard que tous ces immeubles de logements ne portent pas la plaque de l’architecte qui l’a « conçu » ? Car il y en a toujours un, d’architecte, c’est la loi. Vous croyez que le mec, ou sa soeur puisque vous insistez, ils vont s’en vanter de leur immeuble à trois balles construit pour un gras promoteur qui les fouette ? Cela m’étonnerait. C’est pourtant ce qui fait bouillir la marmite du plus grand nombre d’entre nous. Regardez autour de vous… Alors voilà pourquoi, plutôt qu’une plaque pompeuse comme au XIXe siècle, ce qui ne nous rajeunit pas, je préfère inscrire mon nom dans quelque endroit discret. « Dubois était là », et ce sera pour les exégètes de se débrouiller hahahah
E.H. – Les exégètes ne seront peut-être pas ceux que vous croyez…
L’architecte – Que voulez-vous dire ?
DRINNNN, DRINNNN
L’architecte (déjà debout) – Excusez-moi mais je suis pressé.
Il paya distraitement et partit non sans un « A bientôt » chaleureux qui laissa Ethel un peu étourdie.
Dr. Nut (d’après les notes d’Ethel Hazel)
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L’architecte a passé des jours à observer l’inspecteur prisonnier. Nut en a perdu la notion du temps ; sans lumière naturelle, que sait-il désormais du jour et de la nuit ? Cela avait beaucoup amusé l’architecte au début. Il avait vu Dr. Nut d’abord en colère, puis tentant de l’amadouer, puis résigné, puis écrivant pendant des jours entiers sur les cahiers qu’il avait laissé à sa disposition. Mais son prisonnier avait tellement perdu la notion du temps qu’il était désormais totalement décalé du quotidien habituel et cela en devenait embêtant pour l’architecte. Il arrivait pour le voir, souvent après avoir rencontré Ethel, et c’était pour retrouver l’inspecteur dormant à poings fermés, littéralement. L’architecte attendait un peu et rien ne se passait. Or ce n’est pas comme si l’homme de l’art avait tout son temps : entre l’agence et ses hobbies qui méritent tout de même un minimum de préparation, cela finissait par irriter Dubois quand il n’avait pas l’inspecteur exactement là où il le voulait.
Cette fois était une bonne. Quand il a ouvert la caméra et les micros, l’inspecteur lisait, comme d’habitude.
L’architecte (joyeux) – Hello inspecteur.
Dr. Nut (qui n’esquisse aucun mouvement mais reste plongé dans sa lecture, allongé sur le canapé) – …
L’architecte (sa joie a disparu) – Hello inspecteur !
Dr. Nut – …
L’architecte (sarcastique, il sait que le policier l’entend) – Je vous dérange peut-être ?
Dr. Nut (sans se lever et sans faire un mouvement) – c’est exactement ça. Rappelez-moi quand j’aurai fini mon chapitre.
L’architecte (qui reprend confiance) – je sais ce que vous lisez, un livre incroyable n’est-ce pas ?
Dr. Nut – …
L’architecte – J’ai adoré cette saga du XIIe siècle pleine de chevalerie et de violence. Plus de 1 500 pages, il faut avoir le temps cependant. C’était quelque chose la violence à l’époque n’est-ce pas ? Les meurtriers en série étaient élevés au rang de héros ! Pas comme ce Gilles de Rais certes. Vous connaissez Gilles de Rais ? Après avoir combattu l’Anglais avec Jeanne d’Arc, il finit sur le bûcher pour le meurtre de 140 enfants, ou plus. Les pédophiles, personne n’a jamais aimé ça. Pour ma part, je trouve que c’est mieux quand elles sont adultes et consentantes…
Dr. Nut – …
L’architecte (vaguement fâché) – Très bien, je vous laisse à votre lecture, je suis sûr que nous aurons l’occasion d’en reparler. Tiens, au fait, Ethel, que j’ai vue pas plus tard qu’aujourd’hui …
Dr. Nut (sans lever les yeux de son livre, lui fait un doigt d’honneur) – …
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