L’architecte est retenu sur un concours, un projet qui l’excite. La psychanalyste reçoit une violente explication de texte de la part de son beau-frère. Prisonnier dans son sous-sol, Dr. Nut n’en peut mais.
***
« Quand tout va bien on peut compter sur les autres, quand tout va mal on ne peut compter que sur sa famille ». Proverbe chinois.
***
L’architecte, en avance, s’apprête à sonner quand la porte du cabinet d’Ethel Hazel s’ouvre devant lui. A sa surprise, la psychanalyste n’est pas seule, une autre femme, petite et brune, au teint mat et aux cheveux bouclés, s’apprêtait à partir. Ethel est embarrassée. « Entrez, entrez », dit-elle à Dubois, faussement enjouée, « ne restez pas comme ça sur le perron ». Une fois entré, l’architecte note les yeux rouges de sa psy et, ne sachant s’il doit partir ou rester, reste debout sans savoir trop quoi faire. Idem pour l’autre femme qui, immobile également, n’a mis qu’un seul de ses gants et pas encore ajusté son masque et s’étonne de découvrir cet homme sous un bandana. Ethel se sent obligée de rompre le silence. « Monsieur Dubois, je vous présente Sylviane Hoarau, une amie », « Sylviane, l’architecte Dubois ». « Enchanté », disent-ils chacun sans se serrer la main, évidemment.
Un peu prise de panique, Ethel se sent tenue d’expliquer. « Sylviane est de La Réunion. Nous nous sommes rencontrées en première année de psycho à Tours ».
L’architecte (en souriant) – Ravi de faire votre connaissance.
Sylviane (sans sourire) – Idem. Ethel, il faut que j’y aille.
Ethel Hazel (tendue) – Oui, oui à bientôt.
Quelques secondes plus tard, Ethel et l’architecte sont seuls.
Ethel Hazel (la voix mal assurée) – Installez-vous je vous prie.
L’architecte (voyant qu’elle n’est pas bien) – Vous voulez vraiment faire cette séance ? Je peux repartir et vous laissez seule si vous le souhaitez.
E.H. – Non, non, restez. Excusez-moi, il s’agit juste d’une triste histoire de famille. Rien de bien important. (Vite une issue de secours) Comment allez-vous ? Comment va l’agence avec ces nouvelles restrictions ?
L’architecte (à peine rassuré par son ton qui se veut ‘normal’ s’installe néanmoins) – Ecoutez je vais bien, et l’agence également. D’autant que justement, j’ai été retenu sur un concours, pour une morgue figurez-vous !
E.H. (surprise pour le coup) – Une morgue ?
L’architecte – Oui, une morgue, une morgue légale, pour l’examen et la conservation des cadavres. Et je suis vraiment excité à propos de ce projet.
E.H. – Et pourquoi donc ?
L’architecte – Pour plusieurs raisons. La première est que, normalement, mon boulot d’architecte est de travailler dans l’intérêt des futurs résidents ou usagers de mes bâtiments mais là, la question se pose. Une fois que les gens sont morts, sentent-ils encore l’intérêt, le soin ou l’amour qu’on leur porte ? D’autant que pour la morgue elle-même, tout est absolument normé, de la taille et longueur du caisson de conservation jusqu’à la taille des carreaux au sol et le diamètre des évacuations. Pour autant, n’est-ce pas pourtant encore de ma responsabilité de prévoir le confort de ceux pour qui c’est prévu ?
E.H. – Et vous y êtes parvenu ? Et puis il n’y a pas que des morts dans une morgue.
L’architecte – En effet, je m’occupe des vivants aussi mais faire des labos et des bureaux, gérer des flux, il n’y a là rien d’excitant, je sais le faire, tout architecte sait le faire. Non, la question est bien de comment parvenir à apporter du confort aux morts, comment leur transmettre dans cet espace provisoire, sorte de gare de triage en somme, une intention, un hommage. C’est le moins que je puisse faire sachant que certains sont déjà découpés en tous sens avant d’être rangés dans leur tiroir. D’ailleurs la banque de tiroirs d’une morgue ne ressemble-t-elle pas fort à une façade de logement collectif en banlieue ? Je peux donc déjà commencer à travailler sur la façade, que les vivants sachent où habitent les morts. Une morgue habitée en somme.
E.H. (qui a du mal à rester concentrée) – Je vois.
L’architecte (surpris qu’elle ne le relance pas sur ce sujet, la mort pourtant, en psychanalyse, ça doit compter pour quelque chose, se dit-il) – De plus, autre particularité de ce projet, il doit être enterré aux trois-quarts.
E.H. (dont l’esprit est ailleurs) – Enterré ?
L’architecte – Oui et c’est un autre facteur de curiosité. Vous avez entendu parler je suis sûr de la difficulté à trouver du foncier à Paris. Alors depuis quelques années, des décades pour l’architecte Dominique Perrault, on essaye de trouver un usage autre au sous-sol que d’y faire passer des tuyaux et des métros. J’ai d’ailleurs vu passer il n’y a pas longtemps un projet intéressant de transformation de la dalle des Olympiades, dans le XIIIe arrondissement de Paris, et j’ai visité à La Défense au moins deux projets de réutilisation de parking inoccupés en sous-sol, un projet pour transformer le parking en espace culturel, un autre pour transformer le parking en cuisines de restaurant. C’est à chaque fois un travail compliqué mais quand ça sort comme il faut, cela permet de démontrer qu’il y a de la place pour que les architectes construisent des bâtiments à l’impeccable bilan carbone en réutilisant des sous-sols inexploités… Mais cela ne vous intéresse sans doute pas non plus.
E.H. (qui n’a entendu que sa dernière remarque) – Si, si, continuez…
L’architecte – Très bien. Justement, les sous-sols, c’est un sujet qui me passionne depuis longtemps et pour lequel je pense avoir quelque expertise. Paris est truffé de sous-sols dont personne ne connaît plus l’accès ou l’existence. Les anciennes carrières de plâtre de Belleville par exemple sont un vrai trésor. Si vous saviez tout ce qu’il est possible de réaliser dans un sous-sol… (il s’interrompt) Mais vous ne m’écoutez pas, je le sens. (il se lève et découvre Ethel qui a bien du mal à retenir ses larmes) – Mais enfin, que vous arrive-t-il ? qu’est-il arrivé ?
E.H. (paniquée) – Rien, rien… Allongez-vous et continuons je vous en prie.
L’architecte (avec autorité) – Ethel, ne faites pas l’enfant, dites-moi ce qui s’est passé. Ce n’est pas une affaire de famille, n’est-ce pas …
E.H. (baissant les yeux, sachant qu’elle n’a pas réussi à le refaire s’allonger, sent ses dernières défenses céder) – Si, justement, une affaire de famille.
L’architecte (avec un regard encourageant et rassurant) – N’ayez crainte, cela restera entre-nous. Et qui sait, peut-être puis-je vous être utile. Mais vous pleurez ?
E.H. (reprend à grand peine sa respiration, essuie une larme et, pour la seconde fois de la journée, commence à raconter) – Il y a quelques jours, j’ai reçu un mail de mon beau-frère. C’est le grand frère de la femme de mon frère aîné. J’étais surprise car je ne les vois pas souvent et lui je ne l’ai jamais beaucoup aimé, ni sa sœur ni toute sa famille d’ailleurs. Ils sont vendéens et catholiques (elle hésite)… rigoristes disons. Lui possède des concessions de voitures et des concessions de gros matériel agricole – « La ville et la campagne », c’est sa phrase – et se voit comme un homme qui a réussi, sa femme a déjà cinq enfants et ils vont tous à la messe tous les dimanches. Je n’ai jamais aimé son bagout de vendeur de voiture justement.
L’architecte (qui se souvient qu’elle ne conduit pas, se demande combien d’enfants a déjà sa sœur mais ne dis rien) – …
E.H. – Bref, il me dit qu’il passe par Paris en business en m’expliquant que le Salon de l’agriculture a été annulé à cause du Covid ou quelque chose comme ça et ceci et cela et ce pourrait être l’occasion de se voir. Il me demande si je suis dispo jeudi soir (dispo je le suis toujours, surtout depuis la disparition de Dr. Nut, pense-t-elle effarée) pour dîner ensemble. Je ne peux guère refuser son invitation et je me dis que ce sera l’occasion d’avoir des nouvelles de mon frère et de la famille. Mais comme je n’ai pas très envie de sortir en ce moment, je l’ai invité à la maison.
L’architecte (sent les muscles de ses mâchoires se crisper mais se contrôle et adresse à Ethel un nouveau regard encourageant plein de tendresse et de compassion) – …
E.H. (elle ne pleure plus mais sent au contraire désormais monter en elle une colère froide) – Au début tout s’est bien passé et on a parlé de la famille. J’avais préparé un dîner à la bonne franquette mais j’avais ouvert une bonne bouteille de vin, puis une autre, alors que je bois peu. Ce… Ce… ce type avait déjà repris deux apéros et… et… (Un long silence)
L’architecte (il patiente sans faire un geste) – …
E.H. (qui semble sortir de sa rêverie) – C’est le coupe-papier. C’est le coupe-papier qui a tout déclenché.
L’architecte (le coupe-papier ??? se gardant bien d’intervenir, il voit Ethel qui ne le voit plus) – …
E.H. – J’avais bien entendu ses allusions grivoises, de plus en plus grivoises au fil de la soirée, que j’étais seule, etc. mais ce n’était encore que de la beauferie vendéenne de fou de dieu frustré. Comme je commençais à le trouver bien lourd, je l’avais convaincu de partir et j’étais en train de le raccompagner vers la porte d’entrée. Près de mon entrée, il y a un portemanteau, où il avait sa veste, et il y a aussi un petit guéridon et un panier pour le courrier, avec un coupe-papier pour ouvrir les lettres ou les colis. Nous étions presque à la porte, j’allais ouvrir quand j’ai vu le coupe-papier et j’ai ri dans ma tête, « au pire, je le fous dehors à coups de coupe-papier dans le derrière » et je me suis retenue pour ne pas pouffer. Mais il a vu mon regard, il a vu le coupe-papier, semblé avoir lu dans mes pensées et s’est emparé d’un coup du coupe-papier avant de m’attraper par le cou et de me coller violemment contre la porte. Passé la sidération, j’allais me débattre quand il m’a mis la pointe du coupe-papier juste devant l’œil – là, l’œil gauche – en criant, « tu bouges salope et tu perds un œil ». J’étais tétanisée. Je sentais son haleine, c’était fétide, il avait des yeux fous, il criait « Hein pour qui tu te prends, une intello, et nous on est tous des ploucs en Vendée ? je vais te montrer salope ». Et toujours le coupe-papier, juste là, tout près de mon œil, je peux voir chaque grain de poussière sur la lame, je peux voir le reflet de mon iris. Je ne fais pas un geste, « Bernard, ne fais-pas ça », j’ai réussi à lui dire. « Et pourquoi pas salope, ton frangin, il s’envoie bien ma sœur, je fais partie de la famille », dit-il. Alors, le coupe-papier toujours si près de mon œil, il m’a conduite par le cou vers la chambre et…
DRINNNN, DRINNNN
La sonnerie les fait sursauter tous les deux. C’est suffisant pour qu’Ethel reprenne ses esprits. Que faisait-elle à raconter son histoire à ce type justement, qui sait comment il les tue lui ses victimes ? Elle se ressaisit et avant que Dubois ait le temps de dire quoi que ce soit, « la séance est terminée, il vous faut partir maintenant », lui intime-t-elle.
E.H. (troublée pendant qu’il s’apprête) – Je compte sur votre discrétion.
L’architecte – Vous pouvez.
Dubois a déjà remis sa veste, son bandana, son casque et ses gants et s’en va avec un dernier signe de tête amical à destination d’Ethel, qui referme la porte derrière lui.
Dr. Nut (d’après les notes d’Ethel Hazel)
Retrouvez tous les épisodes de la saison 3
***
Dr. Nut est en train de dessiner sur un mur. Quand il s’est fait piéger, les murs de son appartement-prison souterrain étaient écrus partout, il n’y avait aucune décoration sauf dans la chambre avec la reproduction du Cri, d’Edvard Munch, et la phrase du papillon qui rêve attribuée à un philosophe chinois. Cela fait longtemps que le grand mur du salon est recouvert de ses notes à propos des victimes de l’architecte, avec des listes de noms, des flèches et des équations, comme dans les Experts. D’ailleurs, l’inspecteur Nutello a depuis longtemps remarqué qu’en sus de la nourriture et de l’alcool, il lui est fourni à profusion papier, cahiers, crayons de toutes sortes, y compris ces feutres de couleur qu’il a appris à aimer et qui lui permettent aujourd’hui de dessiner sur les murs. Un autre mur est ainsi devenu le Mur aux portraits. Là il essaye de faire le portrait de son père. Il cligne des yeux, plonge dans sa mémoire, fixe une image et doucement, tout doucement, par petites touches, il voit le portrait apparaître. Cela lui demande de gros efforts de concentration mais cela le change de la lecture et surtout il a tout le temps.
L’architecte – Hello inspecteur.
Dr. Nut (il se redresse, pose son feutre et sans se retourner, attrape le premier livre qui lui tombe sous la main et se dirige vers les toilettes) – …
L’architecte – Inspecteur, attendez. Ecoutez-moi, c’est important, je dois vous parler d’Ethel, (avec une ironie mauvaise) à moins que cela ne vous emmerde, littéralement. (le ton radouci) Croyez-moi, c’est important.
Dr. Nut (il prend sa respiration et, regardant vers le plafond d’où vient la voix, les dents serrées, imaginant le pire) – Je vous écoute.
L’architecte – Vous le savez déjà mais, moi aussi maintenant que je la connais beaucoup mieux, je sais qu’Ethel est une femme fragile, généreuse mais fragile. Et voyez-vous, il lui est arrivé quelque chose récemment.
Dr. Nut (qui parvient à peine à maîtriser la colère qu’il sent déjà gronder en lui) – Que lui avez-vous fait ?
L’architecte (heurté) – Mais enfin inspecteur, rien du tout, au contraire. Je n’y suis pour rien, vous devriez le savoir et pour le coup vous me peinez.
Dr. Nut (qui fait un gros effort pour garder son calme) – OK, ce n’est pas vous. Que lui est-il arrivé ?
L’architecte – Il y a quelques jours, elle s’est fait violer – je crois, attaquer en tout cas – par son beau-frère, un fou de Dieu vendéen apparemment. Ethel est pudique et je ne connais pas tous les détails. Je ne l’ai appris que quand elle s’est confiée à moi, ce qui, vous l’avouerez, est un drôle de transfert pour une psychanalyse.
Dr. Nut (rageur) – La famille, je le sais d’expérience, c’est toujours là qu’est le danger…
L’architecte – Presque toujours si je peux me permettre…
Dr. Nut (confus. Dubois a-t-il inventé un nouveau jeu pervers pour le faire souffrir ? Mais il avait l’air sincère et si l’architecte dit la vérité, pourquoi Ethel se confie-t-elle à ce type ? A-t-elle prévenu la police ? Son esprit se remplit d’un coup de mille questions) – Comment va-t-elle ?
L’architecte – Elle avait l’air un peu secouée la dernière fois que je l’ai vue mais je n’ai pas remarqué de marques comme si elle avait été battue sauvagement.
Dr. Nut – Elle a porté plainte ? prévenu la police ?
L’architecte – Je ne crois pas et je suis à peu près sûr qu’elle n’est pas allée à l’hôpital. Je dois être le seul avec qui elle a partagé son désarroi, sauf peut-être l’une de ses amies que j’ai croisée par hasard. A part ça, je pense qu’elle va bien. Elle est fragile mais elle est forte.
Dr. Nut (soudain méfiant) – Pourquoi vous me dites ça ?
L’architecte – Il me semblait important de vous informer, connaissant votre affection pour elle. Mais je tenais aussi à vous dire que vous n’avez pas à vous inquiéter. Je m’occupe de tout. Je vous tiens bientôt au courant.
Dr. Nut – Que voulez-vous dire vous vous occupez de tout ?
Clic