Dubois l’architecte, en voyage, joint l’utile à l’agréable. Ethel Hazel, psychanalyste, s’inquiète de l’agréable. L’inspecteur Nutello fait le point.
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« La société étant divisée par tranches, comme un bambou, la grande affaire d’un homme est de monter dans la classe supérieure à la sienne et tout l’effort de cette classe est de l’empêcher de monter ».
Stendhal
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Ding Dong
L’architecte est en retard de quelques minutes. Il entre essoufflé d’avoir monté les marches de l’escalier quatre à quatre et retourne un « Bonjour » joyeux, pose ses affaires – tiens, il n’a pas son casque et sa veste mais un manteau de laine – et s’installe avec un soupir d’aise comme s’il venait de terminer un semi-marathon. « Excusez-moi de mon retard, le train n’était pas tout à fait à l’heure et le taxi a fait aussi vite que possible », dit l’architecte pour souligner qu’il est désormais habituellement ponctuel.
Ethel Hazel (enjouée) – À nouveau de bonne humeur aujourd’hui, ne seriez-vous donc plus indigné de quoi que ce soit ? C’est la thérapie qui vous apaise ?
L’architecte (rieur) – Deux questions d’un coup, vous êtes pressée aujourd’hui ? Mais pour vous répondre, la somme de mes indignations est désormais telle qu’elle en devient futile. Une indignation, cela vaut le coup de se bouger, mais s’il y en a déjà dix ou vingt des indignations – et ce ne sont pas les motifs qui manquent – on reste chez soi et on passe à autre chose en attendant la prochaine élection. Sinon, bonjour l’ulcère ! Maintenant, est-ce que la thérapie m’apaise ? Disons que je suis à chaque fois plus heureux de venir vous voir et que, justement, je repars de nos séances sans envie de meurtre.
E.H. (qui s’en veut de son entrée en matière un peu sotte, sans envie de rire) – C’est déjà ça. Très bien reprenons. Vous avez mentionné le train. Affaires ou loisirs ?
L’architecte (toujours rieur) – Vous savez, avec moi, comme avec tous les architectes j’imagine, le plaisir est intimement lié aux affaires. Sans affaires, pas de plaisir à créer, imaginer, construire. En l’occurrence, je reviens d’un petit voyage de quelques jours à la recherche du bambou.
E.H. (surprise) – Du bambou ? Vous êtes allé en Asie ?
L’architecte (décidément content) – Non, pas du tout. Pas besoin d’aller si loin, je suis allé à Nîmes et dans les Bouches-du-Rhône rencontrer des producteurs de bambou.
E.H. – On produit du bambou en France ?
L’architecte – Tout à fait.
E.H. (qui veut reprendre le fil) – Et pourquoi cet intérêt pour le bambou, dont je ne souviens pas que vous m’en ayez jamais parlé ?
L’architecte (heureux visiblement de la question) – En fait je travaillais à ces logements HLM dont nous parlions la dernière fois* et je réfléchissais à divers moyens de rendre l’immeuble différent, unique, tout en répondant de manière originale aux critères écologiques désormais incontournables. J’ai pensé au bambou parce que l’autre jour je passais devant un gros chantier près de Porte de la Chapelle et je regardais ces échafaudages de métal. J’ai repensé alors à mes voyages en Asie justement où les mêmes échafaudages sont en bambou, un matériau naturel, abondant et peu coûteux et ces échafaudages sont d’évidence aussi solides que les nôtres car personne, même un chinois, sauf Jacky Chan peut-être, n’a envie que l’échafaudage ne s’effondre du 20ème étage. Pour le coup, j’ai cherché qui faisait quoi en bambou en France. Je pensais à mes échafaudages, imaginant déjà le pataquès auprès du maître d’ouvrage et de l’inspecteur du permis de construire avec un échafaudage en bambou sous prétexte d’écologie… Hahaha… Ils veulent de l’écologie mais un échafaudage en bambou, ça ne coche aucune de leurs cases et c’est le début de la pagaille. En cherchant, j’ai quand même fini par trouver des choses intéressantes pour alimenter ma réflexion, d’où ce voyage un peu au débotté.
E.H. – Et vous avez pris le train plutôt que votre voiture ?
L’architecte – Oui, j’ai ainsi pu travailler dans le train. Bon, c’est ce que je souhaitais faire mais, à vous je peux bien le dire, j’ai à chaque fois fini au bar à boire des bières et à rêvasser en regardant le paysage, reconnaissant parfois des bâtiments que je connais.
E.H. (qui tente de conduire l’architecte sur les sujets qui l’intéressent, elle ! La voix pleine d’insinuation) – Au débotté ce voyage ? Je vous croyais prévoyant en tout ?
L’architecte – Oui, les choses se sont faites assez vite. J’ai commencé par Toulouse, où j’ai visité avec un collègue architecte – Pierre-Louis, il s’appelle, un type très sympa d’ailleurs – bref j’ai visité avec lui l’une de ses réalisations, un collège aux façades en bambou. « C’est une réinterprétation des stores en bambous éclatés que l’on trouvait positionnés à l’extérieur des fenêtres des maisons dans le Sud-Ouest, pour filtrer la lumière tout en laissant passer l’air », m’a-t-il expliqué. Voyez chère Ethel qu’il y avait déjà des stores en bambous dans le Sud-Ouest de la France, pas besoin d’aller jusqu’en Chine… Bref, le bambou est un matériau naturel qui peut subir des déformations conséquentes liées aux amplitudes thermiques importantes de sa région, m’a-t-il dit, précisant que l’enjeu de la pose du bambou est d’éviter de le percer et de le fixer mécaniquement car il s’agit d’un matériau solide mais qui s’affaiblit énormément dès que l’on fragilise sa fibre.
E.H. (qui sent l’interrogation sincère de l’architecte pour voir si elle s’intéresse alors qu’elle veut justement éviter de le laisser s’éparpiller en parlant de son métier) – Le bambou était-il le seul but de votre voyage ?
L’architecte – C’est en tout cas ce qui l’a motivé. Quelques coups de fil et j’étais parti. J’ai d’ailleurs fini mon parcours à Lyon, dans l’atelier d’un type passionné par le bambou, Atelier Déambulons ça s’appelle. Le type a mis au point un procédé pour transformer le bambou en lamelles avec lesquelles construire des objets, du mobilier, voire de grandes réalisations extérieures. C’est très beau et produit avec un matériau local, ce que j’ai pu justement vérifier, avec un procédé innovant français, le tout en circuit court parfaitement écolo… Ca vaut quand même le coup d’y réfléchir au moment de concevoir des logements HLM qui aient un peu d’allure, n’est-ce pas ?
E.H. – Certes. Mais vous semblez bien optimiste. Vous disiez tout à l’heure pourtant craindre un pataquès réglementaire…
L’architecte (s’écriant joyeusement) – Justement, lors de mes recherches, je suis également tombé sur une agence de la Réunion qui construit à Mayotte avec du bambou, un collège, pas une cabane ! Mayotte, c’est la France, donc c’est possible d’y construire en bambou et ce sera à l’inspecteur tatillon de me prouver que je ne peux pas faire à Paris en bambou ce que ne sais même pas encore que je ferai, ni même s’il y aura du bambou dans mon projet. En tout cas, c’était une belle occasion de voyager et de réfléchir. Le pire serait d’ailleurs que je parvienne à convaincre cet inspecteur zélé des qualités du bambou car il s’empressera alors de créer une « norme bambou » pour l’imposer dans tous les bâtiments parisiens et il n’y aura alors plus assez de bambou dans tout le sud et le nord de la France et il faudra alors le faire venir de Chine ! D’ailleurs, dans le train du retour, je repensais à tout ce que j’avais appris et je dessinai déjà un échafaudage en bambou quand je me suis dit, tant qu’à faire, autant directement importer l’échafaudage… hahaha
E.H. (qui s’en veut, à chaque fois, de s’approcher si près de poser franchement les questions qui la taraudent mais de demeurer pourtant incapable de franchir le pas. Pourquoi d’ailleurs ne parvient-elle pas à franchir le pas ? Elle le sent, plus qu’elle ne le sait, que l’évidence des crimes de l’architecte lui rendraient ses visites insupportables. Il lui est intolérable de les imaginer. Il lui suffit donc de savoir mais de façon abstraite, comme chacun sait que la catastrophe climatique est en cours mais continue de faire comme si de rien n’était. Prenant cependant son courage à deux mains) – Et il vous a fallu plusieurs jours pour faire tout ça ?
L’architecte (tout sourire) – Non, c’est vrai que le bambou était aussi un prétexte, j’ai pris le temps comme j’étais dans le Sud d’aller à la pêche au gros.
E.H. (soudain inquiète car, il lui faut bien se l’avouer malgré elle, la pêche de l’architecte, elle en a déjà déjoué le sens) – La pêche au gros ?
L’architecte (se marrant franchement) – Tout à fait, et comme dirait Gainsbourg, j’ai attrapé un Rubens, une hippopodame !
E.H. – Une hippopodame ????
DRINNNN, DRINNNN
Le temps que la psychanalyste se remette de tout ce qui lui est passée par la tête à l’évocation d’une ‘hippopodame’, une dame en tout cas, blonde sans doute, Dubois, toujours avec le sourire de celui à qui la vie semble justement vouloir du bien, a déjà enfilé son manteau. Il regarde sa montre. « À cette heure-ci, je pense que je vais prendre le métro, je serai plus vite rentré qu’en taxi », dit-il avant de la saluer d’un dernier sourire et de quitter le petit cabinet.
Par habitude, Ethel prête l’oreille pour entendre le ronflement du moteur de son scooter mais aujourd’hui elle n’entendit rien.
Victimes de Dubois – Le point (hors rapport officiel)
Par Inspecteur Nutello, dit Dr. Nut
Dr. Nut a fait le tour des victimes de Dubois qu’il a pu identifier dans les notes d’Ethel Hazel. Il se demande s’il y en a eu de nouvelles cet été et cet automne, des « parties de pêche via Le Chasseur Français » comme il dit, via les réseaux sociaux plus sûrement. En tout cas l’inspecteur le craint et se demande désormais s’il y a une différence entre les victimes de Dubois, celles qu’il a près de lui, à Paris, et les autres, en province ou à l’étranger, les fameuses « parties de pêche ». Les traite-il différemment ? Que fait-il des corps ?
Le policier a bien encore tenté de surveiller Dubois, comme il le faisait auparavant, avant de vite renoncer, parce qu’il sait que l’architecte a deux issues à son agence/appartement et qu’il ne passe pas toutes les nuits chez lui. Où ? L’inspecteur n’en a aucune idée. L’architecte prend également quelques jours de congés de temps en temps et l’agence semble tourner parfaitement sans lui.
Dr. Nut se demande parfois si l’architecte n’est pas une sorte de parasite nécessaire à l’équilibre de l’univers, comme le moustique ou le gui, un parasite empoisonnant, sinon empoisonné. Combien sont-ils comme lui ? L’inspecteur se souvient que c’est le pur hasard qui l’a mis sur la piste de Dubois ; sans son accident avec un type sur sa trottinette, peut-être n’aurait-il jamais entendu parler de lui et ne saurait rien de son existence et de ses crimes. Le vol ou le meurtre le plus abouti est celui dont nul ne sait qu’il a eu lieu. Mais à la fin c’est l’ego des auteurs qui les perd, pense l’inspecteur.
Pas ici, pas vraiment. L’architecte ne laisse aucune trace qui pourrait mener à lui, pas de corps, et ne se vante pas dans la presse de ses exploits en défiant la police. Un tueur en série pépère en somme. Jamais personne n’a résisté aussi longtemps à Dr. Nut et ses collègues. Pourquoi leur est-il si compliqué d’appréhender celui-là ? Le policier a longtemps tourné cette question dans sa tête avant de parvenir à une théorie. Il a compris que l’architecte, du fait de son métier, est le seul parmi les criminels que le policier a croisés à embrasser la complexité des projets, et à embrasser cette complexité à 5 ans, 10 ans, 50 ans, 100 ans. Lui seul a cette capacité d’anticipation et c’est ce qui rend Dubois si intrigant, il est l’un des très rares tueurs en série à avoir planifié, patiemment, sa vie de ‘serial killer’, un Dexter des beaux quartiers, un Arsène Lupin de l’assassinat élégant, un Raspoutine visionnaire, un James Bond de l’égoïsme meurtrier.
Est-ce pour cela que l’architecte l’a gardé vivant, lui ?** Pour avoir un témoin ? Que quelqu’un sache au cas où il lui arriverait quelque chose ? Dr. Nut sait, même s’il s’en défend, qu’il a une forme d’admiration pour l’architecte mais à la fin, il lui faut encore et toujours se convaincre que Dubois est juste un pauvre type qui tue des femmes et qu’il lui faut appréhender pour qu’il cesse de nuire.
Et pour ça, il faut des preuves.
Dr. Nut (d’après les notes d’Ethel Hazel)
* Voir l’épisode Un chèque-inflation que l’architecte ne touchera pas
** Voir l’épisode Psychanalyse de l’architecte – saison 3 : épilogue
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