Episode 10 – C’est encore en retard que l’architecte Dubois débarque dans le cabinet de sa thérapeute, au demeurant de moins en moins tolérante sur son manque de ponctualité qui n’est rien moins qu’un manque de courtoisie. L’homme s’installe rapidement et Ethel Hazel semble déceler des signes d’agitation.
«Sur scène, le langage est un code. La véritable signification du texte se trouve sous le texte. Et dans la vie ?» Joyce Carol Oates
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E.H. – Bonjour Monsieur, comment allez-vous aujourd’hui ?
L’architecte – Je vais bien merci. Merci de me recevoir à cet horaire inhabituel. J’ai dit à Madeleine que j’étais dans le coin pour tester les religieuses à la pistache d’une nouvelle boulangerie, imparable ! Haha
E.H. – Comment se fait-il que je vous revoie si vite et si soudainement ?
L’architecte – Je devais tester des religieuses à la pistache… haha (rire jaune). Plus sérieusement, sachez que les policiers ne me lâchent pas avec cette histoire d’accidenté de la patinette. J’ai été convoqué au commissariat où j’ai reraconté mon histoire, ils étaient deux cette fois, dont une policière, grande, brune, intelligente, une beauté, j’étais presque content d’être là. Ils ont pris des notes, les mêmes que la première fois j’imagine, et je suis parti. Puis, sans prévenir, deux jours plus tard, ils sont revenus à l’agence, pour voir le scooter. Comme à la télé. Haha (rire jaune). Vous auriez vu la tête des gens à l’agence, le nez sur leur écran comme s’il ne se passait rien.
E.H. (étonnée de tant de retenue chez celui qui d’habitude éructe à la moindre contrariété) – Cela ne vous inquiète-t-il pas ?
L’architecte (blasé) – Si bien sûr, un peu. Il y aurait paraît-il un témoin qui m’aurait vu accélérer avant le carrefour. Mais en y repensant bien, je ne vois pas quelle preuve il peut y avoir contre moi. On n’accuse pas les honnêtes gens, comme moi, comme ça sans raison.
E.H. – Qui vous accuse ?
L’architecte (soupirant) – Personne encore ne m’accuse mais en tout cas, je ne vais pas me laisser faire. C’est leur parole contre la mienne. Je suis sûr que c’est une arnaque, un complot à l’assurance. Je ne les laisserai pas m’escroquer sans riposter, ils vont voir à qui ils ont affaire !
E.H. – les choses vont sans doute se tasser si vous n’avez rien à vous reprocher.
L’architecte – Sans doute, sans doute. Ce n’est pas ce qu’en pense Madeleine. Elle m’a demandé ce que je faisais dans ce quartier le jour de l’accident. Je ne pouvais pas lui dire que je sortais de chez vous. J’ai menti et elle ne m’a pas cru, évidemment. Bref, c’est l’Alaska à la maison. Et sans doute pas seulement à cause de mon accident…
E.H. – Au moins votre petite virée avec Géraldine a dû vous détendre…
L’architecte – Alors ça, ne me parlez pas de ce jour-là ! Quel fiasco ! Tout avait mal commencé de toute façon ! L’avion de Thaïlande des beaux-parents avait du retard, évidemment, et je n’ai pas pu acheter les billets d’avion pour les vacances d’Elisa à New-York. Je lui ai donné le numéro de ma carte qu’elle se débrouille toute seule sur Internet.
E.H. – Ce n‘est pas la même chose. Vous êtes toujours en deçà de vos intentions affectueuses ?
L’architecte – Comment ça ? Je ne sais pas, je ne crois pas. Mais ce jour-là, rien n’a fonctionné, même le gâteau d’Ulysse s’est effondré. Bref, quand j’ai rejoint Géraldine, que je n’avais pas appelée, il était minuit passé. Elle tirait la tronche. Cela dit, je la comprends, soirée télé avec room service, en guise de romance…
E.H. (si son amoureux lui avait fait un coup comme ça, elle lui aurait fait manger la télécommande de l’écran géant en moins de deux. Puis elle se souvient que, en ce moment, elle aimerait bien qu’un homme la fasse un peu tourner en bourrique, juste pour voir) – Il y a différentes façons de réagir à l’imprévu.
L’architecte – Sauf que le lendemain, un transformateur a explosé aux abords des voies du TGV. Résultat, levés de super bonne heure, nous sommes finalement partis de Montparnasse avec trois heures de retard. Ce qui n’a rien arrangé. Quand nous sommes enfin arrivés, il pleuvait comme vache qui pisse. Le temps d’enfiler nos salopettes, nous avions l’impression qu’il faisait déjà nuit. Je vous laisse imaginer la pêche, on aurait été plus en veine dans le Taklamakan ! Mon vieux copain était désolé mais je crois surtout que c’est Géraldine et moi qui avons plombé l’ambiance. Un pêcheur qui n’aime pas la pluie, ce n’est pas un pêcheur, n’est-ce pas ? Et moi qui m’étais fait un film, une histoire d’amour à la BrokeBack Mountain, nous deux pêchant nus sous nos combinaisons. Là c’était plutôt BrockeBack l’Etang en ciré jaune ! La loose grave, comme aurait dit Ulysse, qui n’aurait pas tort …
E.H. – Vous avez l’air déçu…
L’architecte – Evidemment ! Gérer une femme et des gosses, c’est déjà compliqué. Si je prends une amante jeune et énergique c’est pour passer de bons moments, légers, sans prise de tête comme disent les jeunes. Si c’est pour s’emmerder sous la pluie à se faire la gueule, à quoi bon ! Je me dis que je cours bien trop de risques pour quelque chose, pardon quelqu’un, qui n’en vaut pas la peine. Au moins son avion était à l’heure m’a dit mon ami qui l’a raccompagnée à l’aéroport de Nantes.
E.H. – Vous ne l’avez pas raccompagnée vous-même ????? Vous prenez et vous jetez ?
L’architecte (surpris et bafouillant) – Non, non, ce sont les circonstances. Je devais prendre mon train. D’ailleurs, je me demande vraiment si Madeleine ne sait pas déjà tout…
E.H. – Comment ça ?
L’architecte – Je vire complètement parano docteur ! L’autre jour j’en ai même fait une crise d’angoisse ! Désormais, quand Géraldine m’appelle, c’est Charles-Hubert qui s’affiche sur mon écran de portable. Maddy ne risque pas comme ça de tomber sur nos sextos ! (il rit, très jaune). Madeleine sait-elle ? Elle sait, je le sais ! Je le sens. Mais comment aurait-elle su ? Si elle le sait, je vais devoir compter mes abattis. Elle a un petit côté sadique vous savez. Elle aime la vengeance froide. Elle va attendre tranquillement que je fasse une erreur, que je tombe. Elle ne m’aidera pas à me relever, soyez-en sûre Docteur ! Ses représailles seront terribles. Pour moi… et pour Géraldine… et pour nos projets communs…
E.H. – Comment pouvez-vous en être aussi sûr ?
L’architecte (parlant de plus en plus fort, de plus en plus azimuté) – Je le sens je vous dis ! Par exemple, en ce moment nous essayons de refaire le book de l’agence. Je veux qu’on soit branché, au milieu de toute cette concurrence, il faut qu’on ait l’air à la fois cool comme les jeunes agences qui en veulent mais aussi il nous faut rassurer nos potentiels clients car nous sommes quand même de vieux briscards du béton. Moi j’aime le noir et je trouve que la présentation A4 portrait c’est pratique pour les photos, Et bien, Madame veut du blanc, un format carré avec du papier blanc presque blanc mais pas tout à fait blanc, épais, bouffant et à la fois légèrement transparent, sans reliure mais attaché pour pas que ça ne se perde ! C’est pour m’emmerder je le sais !!! Ça façon à elle de m’humilier devant toute l’agence parce que je n’y comprends rien, à la mode !!! Nous sommes architectes, pas graphistes, nom de D… (se reprenant in extremis)
E.H. (l’instabilité émotionnelle de son patient l’intéresse. La praticienne se demande jusqu’où il pourrait aller s’il perdait totalement le contrôle de lui-même. Pour le savoir, il lui faudrait manipuler la séance, pas très déontologique tout ça, mais tellement plus amusant...) – Je vous sens tout de même un peu à cran… un retour au calme pourrait être salutaire à la fin de cette séance. Je vous propose une petite minute de méditation ? (Ah ! En général, chez ce type de patient, les boulons sautent dès qu’ils entendent ce mot… un mal pour un bien, et repartir aussi du bon pied la séance suivante.)
L’architecte (prenant ombrage) – De la méditation, et puis quoi encore ! Ne vous ai-je pas déjà dit que le yoga et tous ces trucs n’étaient pas mon truc ?! Je serais bien incapable de me concentrer sur une plage abandonnée. Ce qui me fait penser. Hier, nous avions une assemblée générale extraordinaire de notre copropriété. J’ai la chance d’habiter dans un très bel immeuble, classé aux Monuments Historiques. Je vous ai déjà parlé de quelques fuites au niveau du toit, en réalité c’est plus grave que ça et des travaux lourds sont nécessaires ce qui, dans notre cas, va nous coûter une blinde.
E.H. – Des problèmes de riche, non ?
L’architecte – Sauf que la discussion a tourné à la mascarade. A chaque fois, ma voisine, celle avec toutes ses bagues, n’a cessé de m’interpeller. «Et vous Monsieur l’architecte, qu’en dites-vous ?», «Monsieur l’architecte, vous ne pourriez pas nous avoir des ristournes avec votre métier ?», «Vous connaissez bien les entreprises, elles ne peuvent pas faire un effort pour vous ?» «Pourquoi ne vous occupez-vous pas de cette histoire, vous habitez bien ici ?», etc. Le pire est qu’elle a réussi à capter l’attention du public et que je devais à chaque fois me justifier. Je lui explique CALMEMENT que je n’y peux rien, que ce n’est pas mon travail, que je fais des médiathèques quoi merde ! Et que oui, il nous faut en référer à l’architecte des Monuments Historiques et que non, on ne peut pas prendre n’importe quel artisan qui vient d’on ne sait pas où et qui ne parle pas français et qui ne connaît rien à Haussmann pour faire ce chantier. Je devais commencer à m’énerver parce que la voilà qui se mets à ricaner : «ha c’est sûr que si tous les architectes sont aussi incompétents que vous pour régler une fuite dans le toit, ça ne m’étonne pas que des balcons s’écroulent !», lance-t-elle à la volée. J’en suis resté baba. Et quand j’ai entendu des voisins avec qui j‘ai toujours été d’une extrême courtoisie qui exprimaient leur approbation, j’ai senti monter en moi une grosse bouffée de chaleur et j’ai failli fondre un boulon. AAAAAAAAAAAAAAAh, que je ne la croise pas dans l’escalier celle-là, ni même dans l’ascenseur d’ailleurs. Un élan de folie, ça arrive vite ! Haha. Moi quand il y a des gens qui m’énervent, je ne me contrôle plus. Haha. C’est pour ça d’ailleurs qu’avec Géraldine, il va falloir faire une pause, mais comment lui dire pour que tout se passe bien ? Là j’ai l’impression que l’univers m’en veut personnellement vous savez ! Sans compter Madeleine. Si elle veut le divorce, c’est une catastrophe pour l’agence. C’est trop pour un seul hom…
DRINNNN, DRINNNN.
E.H. (presque joyeuse) – Ha ! C’est tout pour aujourd’hui.
L’architecte, vexé, s’en va en gardant les lèvres pincées. Dès la porte refermée sur lui, Ethel Hazel se dit qu’elle habiterait bien elle aussi dans un immeuble classé. Elle reprend le dossier de son patient : 14 rue Guynemer, Paris 6ème. C’est une jolie adresse, se dit-elle. Elle la trouve rapidement de son ordinateur, découvre une façade élégante. Ah, elle aurait bien aimé vivre pendant les années folles, et pas seulement pour les robes à plumes !
Dr. Nut (d’après les notes d’Ethel Hazel)
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Pour lire depuis le début : Architecture, divan et gourmandise…