Episode 4. Pour une fois, l’architecte n’a pas à s’inventer une vie pour décaler de l’agence comme les pompiers de la caserne Chaligny, qu’il entend tout au long de la journée. Sa femme Madeleine a été appelée pour participer à un workshop à l’école d’architecture de Lomé, au Togo. C’est donc concentré, la conscience un peu plus tranquille, qu’il aborde sa séance de psychothérapie du jour.
«Nulle part, aucun régime n’a jamais aimé ses grands écrivains, seulement les petits». Alexandre Soljenitsyne
L’architecte sonne d’un doigt léger, le clic de la porte se fait entendre. Il est parfaitement à l’heure. Il s’offre pour l’occasion, un peu fier, le luxe d’escalader à pied les quatre étages qui le séparent du Docteur Hazel. En haut, il a l’impression d’avoir gravi l’Everest. Enfin, au moins Montmartre. Il se sent finalement un peu vieux. C’est à bout de souffle et transpirant que la psychiatre trouve son patient derrière la porte. Il a l’air encore à côté de la plaque. Le côté rigide d’Ethel Hazel lui ordonnerait de le trouver un peu exaspérant, mais elle se surprend à lui trouver un petit air sympathique, comme un aspect Baloo.
Ethel Hazel (se reprenant) – Bonjour Monsieur. Installez-vous, nous allons commencer.
L’architecte (se dirigeant vers le fauteuil face au bureau de la psy) – …
E. H. (de son ton autoritaire mais non moins chaleureux qu’elle travaille depuis des années pour couper court à toute forme de négociation) – Monsieur, pardonnez-moi mais j’insiste pour que vous preniez place sur la banquette. Cette position fait pleinement partie de la thérapie. D’autant que je ne vous ai pas senti beaucoup plus bavard la semaine passée. (Docile, l’architecte s’installe). Avez-vous toujours mal au dos ?
L’architecte – Toujours un peu… quoique… depuis que Madeleine est partie, mes douleurs lancinantes se calment… Serait-ce de sa faute ?
E. H. – Êtes-vous sûr que tous vos maux soient vraiment de la faute (appuyant sur ce mot) des autres ?
L’architecte – Non bien sûr (soudain des chocs synaptiques émettent dans son cerveau. Il ne s’est pas senti aussi détendu depuis les dernières 48 heures… depuis … depuis … depuis longtemps ! Il doit y avoir un petit quelque chose à creuser. Mais comment le formuler ?)
Là par exemple, j’ai quelques jours de libres. Du coup j’en profite. Je m’offre des petits plaisirs, des petits plats avec plein de bonnes choses. Comme Madeleine n’arrête pas de me faire des réflexions sur mon ventre qui pousse un peu trop vite, je lui ai promis de me mettre au régime. Enfin, j’essaie. A l’agence j’ai quelques exemples. Il y a les mangeurs de quinoa, qui manque un peu de saveur à mon goût. Une architecte ne mange qu’une fois par jour, je ne sais pas comment elle fait, moi à sa place j’aurais fait un malaise vagal depuis belle lurette. Mon directeur de chantier, lui, peut tout manger sans compter et il demeure mince et élancé. C’est ce régime-là que j’aimerais essayer !
E. H. (soupirant discrètement car elle connaît d’expérience le pourcentage d’échec de ceux qui se mettent au régime parce que leur femme leur a négligemment ressorti une photo d’eux pendant leur lune de miel, il y a 25 ou 30 ans) – cet embonpoint vous gêne-t-il ?
L’architecte – Pour être honnête, un peu. (En réalité, il n’y a pas que son épouse adorée qui lui fait de gentilles remarques sur sa proéminente brioche de quinqua.) Je crois que ça commence à se voir. J’ai croisé Sacha Balasse l’autre soir lors du vernissage de la dernière exposition du Pavillon de l’Arsenal. Il venait de terminer un roman. L’auteur racontait l’histoire d’un petit gros qui faisait un régime tout olives. Un jour il avale un noyau et boom ! Un olivier lui pousse dans l’oreille. J’ai toujours été persuadé qu’il fallait prendre garde à la mono diète. Je vais faire comme les autres, compter les points ! En plus c’est bon pour la mémoire, parce qu’à mon âge ! Et puis, vous voulez que je vous dise, l’Arsenal c’est snob !
E. H. (le devinant soulagé et prêt à vider son sac) – l’orgueil est un fabuleux moteur… à manier cependant avec précaution…
L’architecte (ayant déconnecté et coupant la parole à son médecin) – Quand j’ai commencé à travailler, j’étais beaucoup plus élancé. J’ai failli participer en invité à Roland-Garros! J’avais un petit côté athlète qui m’aidait bien pour monter sur les échafaudages de chantier, pour relever les détails en toiture. D’autant que j’étais aussi plutôt souple (ah le bon vieux temps !). Bref, maintenant c’est un peu plus compliqué tout ça, et pas seulement avec les kilomètres de règles et de normes que l’on doit respecter dès que l’on pause un parpaing réformé. Du coup, je me rends bien compte que je suis un peu moins précis dans mes levées de réserves. Et Sainte Barbe sait comme les entreprises sont filoutes !
E. H. – Sainte-Barbe ? Comme pour les pompiers ?
L’architecte – C’est la sainte patronne des architectes au Liban selon un vieux copain. Enfin, si elle pouvait garder un œil alerte d’architecte et pourquoi pas de pompier sur ma dernière livraison ce serait bien. Ce projet a été tellement dénaturé depuis le chantier par notre maître d’ouvrage, un promoteur de province de mèche avec toutes les entreprises du coin… Avec eux, j’ai l’impression d’être Don Quichotte et de me battre contre les bétonnières tout au long du chantier. C’est de pire en pire. Pour qu’au final, ce que j’avais dessiné comme qualitatif, élégant mais sobre, pérenne quoi, finisse encore une fois par balafrer le quotidien de gens qui n’ont rien demandé. La construction, c’est un régime totalitaire. Tout est imposé, je ne peux plus rien proposer, tout est systématiquement rejeté. Et si j’ai le malheur de tenir bon dans mes ambitions, je me fais sortir du projet, direct le placard. Un architecte à la réputation trop tatillonne, c’est pire qu’un mauvais architecte.
E. H. – Cela vous blesse-t-il ?
L’architecte (gesticulant de plus en plus sur la chaise au demeurant moins inconfortable que les précédentes fois) – Oui puisque c’est mon nom et celui de mon agence qui sont en jeu tout de même. Il est question de ma réputation ! Comme c’est toujours la faute de l’architecte ! Là, où les gens sont devenus propriétaires, à prix d’or en plus, il faut choisir entre le chauffage et l’eau chaude… au rythme où l’on va découvrir des malfaçons, je ne vous raconte pas comme j’ai peur de voir un jour mon bardage métallique se décrocher pour aplatir une Mirza qui fait sa promenade. Tant qu’un balcon ne tombe pas sur la tête de gamins sur le chemin de l’école… (Sentant comme une corde se tendre entre la onzième vertèbre thoracique et son omoplate gauche, il se redresse et souffle un bon coup...)
E. H. – Pourquoi continuer de dessiner des balcons alors, si c’est dangereux ?
L’architecte (de plus en plus agité) – Entre le PLU, les goûts et les couleurs de nos administrateurs, la loi, les coûts, la concurrence… je fais ce qu’on me demande Madame, même si je n’en suis pas fier. Sinon l’agence coule. (De plus en plus fébrile) A l’origine, Madeleine, c’est le cerveau droit. Créatrice, 1000 idées à l’heure, impossible à suivre. Les jeunes de l’agence ont à peine le temps de comprendre le premier que dans sa tête, elle a élaboré trois projets. Moi, je suis plutôt le gauche, technique, pragmatique. On se complétait bien au début. Mais depuis quelque temps, elle fait le tour du monde pour vanter une architecture que l’on ne sait pas faire et moi, je balise d‘une architecture que je ne peux plus faire… Il y a de quoi devenir fou ! En réalité…
DRINNNN, DRINNNN. L’alarme le surprend et le fait sursauter. Arghhhh, il y était presque cette fois !
E.H. – Monsieur Dubois, vous faites de plus en plus de progrès. Je sens que vous commencez à lâcher prise. La prochaine fois, essayez juste de le faire en début de séance.
L’architecte (dégainant son portefeuille) – C’est que le temps passe vite … (baissant les yeux)…. Jolies chaussures.
Etehl Hazel (le poussant vivement vers la sortie) – A la prochaine fois Monsieur l’architecte, même endroit, même heure.
Sur le trottoir, l’architecte est perplexe, et pas seulement parce que la psy n’a pas daigné relever son aimable compliment. Sa bonne humeur s’est doucement muée en douce mélancolie. Rien de triste, c’est comme si Ethel Hazel avait le pouvoir d’absorber ses craintes. Si seulement il arrivait à lui parler de ce qui le préoccupe vraiment. Il sait que ce sera bientôt trop tard…
En attendant, il hésite à faire un léger coude par la rue du bac, même si ce n’est pas tout à fait le chemin de l’agence. Mais un détour chez un grand pâtissier s’impose et personne ne le saura.
Dr. Nut (d’après les notes d’Ethel Hazel)
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Pour (re)lire depuis le début : Architecture, divan et gourmandise…