L’automobile n’a peut-être plus la cote mais elle ne reste pourtant jamais bien loin. Pourquoi vouloir une ville sans voiture ? La cité étant une construction sociale, saura-t-elle en l’état évoluer et s’améliorer dans les prospectives urbaines décarbonées (sans voiture mais aussi, sans scooter, même électrique, sans vélo et trottinettes sur batterie) ?
L’automobile n’a plus la cote, en témoigne l’édito paru dans la newsletter #308 de Chroniques d’architecture Pour Vulcain ex-Jupiter, plutôt qu’Amish, c’est le moment d’être médiéval observant le bucolisme d’enfant jouant aux billes dans des quartiers avec non pas plus aucune voiture mais avec les moteurs thermiques et électriques gentiment relégués à pas plus de 150 m des logements. L’automobile n’a peut-être plus la cote mais elle ne reste pourtant jamais bien loin.
C’est un prérequis dans les cahiers des charges des urbanistes urbains, la gestion des voitures dans les nouveaux quartiers. Les parkings laissent ainsi place à des venelles ou des rues étroites, vendus comme le nec plus ultra de l’écologie. Neuf fois sur dix, entouré de béton. Les autos sont reléguées au choix en dehors du quartier sinon dans des parkings rebaptisés centrales de mobilité. Novlangue quand tu nous tiens !
Supprimer la voiture des villes permettrait certes de diminuer TOUTES sortes de consommations, il n’y a pas que le méchant diesel d’un côté contre la gentille batterie électrique aux « terres-rares » exploitées par les populations sous-développées d’Asie, d’Amérique du Sud ou d’Afrique et extraites par des enfants en savates. Supprimer la voiture de nos quotidiens contribuerait à baisser les nuisances en tous genres, à redonner un peu de pouvoir d’achat aux ménages. Pour les urbanistes, imaginer une ville sans voiture, c’est aussi planifier la ville autrement.
Pour envisager une ville dépourvue d’automobile, il faut au préalable une volonté politique appuyée, bien en amont d’une éventuelle pensée urbaine prospective. Aujourd’hui, les quartiers décarbonés poussent dans plusieurs villes sans que les politiques urbaines aient été envisagées à très long terme. Dix ans, à l’échelle de la fabrication de la ville, c’est court.
Pour bien vivre, la cité doit assurer les besoins de ses habitants. Les humains ne seraient pas regroupés en communautés depuis la nuit des temps autrement que pour remédier à la mutualisation des moyens de subsistance et à l’organisation des bras du groupe.
Désormais, il n’est plus question de chasse pour se sustenter mais d’un marchand, qu’il soit « petit producteur », même au centre d’une mégapole mondialisée, ou hypermarché. De même, il n’y a normalement plus besoin de se rendre à la rivière pour puiser son eau ou assurer un brin de toilette corporelle. Personne ne surveille plus le feu puisque la domestication des sources d’énergie apporte la lumière, la cuisson et la chaleur (voire la fraîcheur) dans les habitations. On ne vote plus avec des osselets mais nos sociétés restent régies par des « chefs » qui organisent les droits et les devoirs des uns et des autres dans la cité. Les plus forts aident toujours symboliquement les plus faibles, notamment grâce à l’impôt et à la redistribution des richesses. Les voies de communication n’ont jamais été aussi efficaces et nombreuses.
Sur nos territoires modernisés, la ville est une organisation spatiale, sociale et une organisation technique.
Cacher la « technique » de la ville au profit de grandes enseignes en pieds d’immeuble n’y change rien, la ville reste une organisation mutualisée de moyens permettant aux habitants de boire et manger, de trier ses déchets, d’avoir de la lumière, de l’eau chaude, de se déplacer et normalement, de ne pas avoir froid en hiver ou chaud en été.
Pourtant, les politiques de la ville ont perdu cette vision planificatrice en libéralisant notamment les services publics les plus élémentaires. Hôpitaux, transports, écoles et en assurant l’autonomie alimentaire des ménages par l’implantation jusqu’à l’anarchie des enseignes d’hypermarchés.
Désormais dans certaines régions de France sous-densifiées, il faut faire plusieurs heures de route pour accoucher sur le cadavre de l’hôpital public. En revanche, sur ces mêmes territoires entourés de champs et de productions agricoles, les supermarchés sont légion pour vendre des tomates poussées à des kilomètres un mètre au-dessus du sol. Comment, dans les Landes, en Corrèze ou dans la Nièvre, promouvoir le modèle du sans voiture quand toute politique publique a été abandonnée, au profit de quelques grandes villes ?
Vivre en ville et dans la densité promet ainsi la possibilité de l’accès favorisé à toutes sortes de services publics en échange de quoi le citadin assume le choix d’une vie plus chère qu’ailleurs. Parmi ces services, de moins en moins publics, les transports en commun qui assurent le relais des voitures.
Par ailleurs, la densité favorise les commerces dans les centres-villes.
Dans ces conditions, créer un quartier sans voiture semble être une solution toute trouvée. D’autant que les urbains à qui il est rabâché depuis des années que la « voiture c’est mal » se sont de plus en plus rendus à l’évidence, du moins dans les cœurs des métropoles, que la voiture est de moins en moins pratique.
D’ailleurs, à Paris, des quartiers sans voiture, ou presque, sont déjà sortis de terre ou sont en cours de chantier. Saint-Vincent-de-Paul (XIVe arrondissement) poursuit la croisade boboïsée des Grands Voisins en supprimant les autos. A deux pas de Denfert-Rochereau, dans les quartiers chics, le transport et la sécurité des biens et des personnes sont assurés. Les écoles et les équipements publics ne sont pas loin. Vivre sans voiture est alors possible, du moins au quotidien.
Plus loin, la réhabilitation de la Caserne de Reuilly (XIIe) avait montré l’exemple. Dans un quartier toujours de bonne fréquentation, il est regrettable de voir ce quartier, sans voiture, fermé par des grilles. Les locataires de Paris Habitat, bailleur, seraient à ce point privilégiés qu’ils doivent se couper de l’espace public ?
A Paris, envisager une vie quotidienne sans voiture est tangible parce qu’il y a un maillage de transports en commun dense, et évident, en surface et en sous-face. Pour les agoraphobes, il est facile de louer un vélo et de marcher. Paris est une ville de marcheurs. On y voit le ciel et le bout de la rue. Par ailleurs, les commerces de proximité, individuels ou enseignes urbaines pullulent, il y a des écoles tous les 500 mètres ou presque. Le trait est grossier mais l’idée est là.
En revanche, passé les franges du périphérique ou des rocades des grandes villes, les métros et les bus sont moins présents, les commerces de proximité aussi. Les trajets pendulaires sont davantage chronophages. Les disparités sociales sont de plus en plus importantes, même au sein des villes.
Cependant, les transports, les marchés et autres services publics restent accessibles. A Gennevilliers, à Roubaix ou à Villeurbanne, il commence à être plus difficile de se passer d’un moteur. Ce qui confine complètement à l’exploit à mesure que les villes s’éloignent des centres urbains.
Quand les habitants de Clichy-sous-Bois mettent une demi-heure pour se rendre à la gare RER la plus proche parce que la ville est enclavée, mener une politique sans voiture reviendrait à ghettoïser une fois de plus des populations déjà délaissées. Il en va de même des habitants des villages pour qui la voiture est la nécessaire contrepartie de la vie, toute sortie de la classe politique verte visant à culpabiliser les conducteurs n’y changera rien si des actions ne sont pas menées pour permettre à tous de se passer des quatre roues.
Dans le discours politique, supprimer la voiture individuelle permettrait de lutter contre les EGS et les effets du réchauffement climatique. Supprimer les véhicules des habitants d’un quartier peut-il avoir un impact ? Car ce n’est en effet pas parce que le citoyen n’utilise pas de voiture, de scooters ou de vélos électriques qu’il décarbone sa vie. L’essor des « dark stores » et de leurs essaims de livreurs en scooters en est le révélateur. Ce serait une gageure sensationnaliste dont certaines municipalités pourraient ne même pas avoir honte.
Pour qu’un havre de paix puisse ainsi exister, la volonté de gestion des politiques publiques doit s’inscrire sur le long terme pour imaginer réautonomiser des quartiers en leur assurant liberté alimentaire, énergétique, un accès à tous les services publics de qualité. En 2022, la ville traditionnelle n’est déjà plus en mesure ne serait-ce que promettre une réponse stable à tous ces besoins. Paris aurait à peine trois jours d’autonomie alimentaire, les déserts médicaux ne cessent de croître, les centres urbains sont de plus en plus sales. Pendant ce temps-là, l’édile pousse à l’achat de voitures électriques, en temps de crise énergétique.
Dans ces conditions, un modèle de ville est-il concevable sur les ruines encore fumantes des villes modernes conçues au XXe siècle et déjà obsolètes sur les plans sociaux, sociétaux, de l’hygiène, de la logistique quotidienne ? Quel intérêt à grande échelle de concevoir des quartiers faussement sans voiture, avec des parkings relais accessibles si ce n’est pour la bonne conscience des habitants, qui ne manqueront pas de partir en vacances à 800 km de là le 1er août dans leur auto rutilante, passée au karcher de la station de lavage qui, elle ne souffrira pas des restrictions du plan canicule ?
Quel intérêt de mener une politique sans voiture tout en privatisant les géants du transport en commun, les soumettant à une logique de rentabilité sans plus d’obligation que ça d’entretien ? Autrement dit, sans alternative fiable et économique aux trajets pendulaires ou de villégiature, comment donner aux quartiers sans voiture leur raison d’être ?
Léa Muller