Du Malawi à Montréal, Canada, des dômes cosmiques aux passages de lumière enfouis, l’architecture proclame son nom. La femme n’est pas architecte mais elle exerce le même métier depuis 70 ans. Chronique d’Outre-Manche.
Juin 2022 sera violet au Royaume-Uni. La couleur va éclabousser les médias et, dans les rues, il sera impossible d’y échapper. Même la Tamise sera violette – du moins dans le centre de Londres, grâce au projet Illuminated River*. Le violet signifie le « jubilé de platine » du couronnement d’Elizabeth.
Une ligne de métro ultra-moderne appelée Elizabeth Line aura ouvert ses portes et apparaîtra en … violet sur la carte du métro de Londres. L’architecture élisabéthaine est une langue vernaculaire anglaise du XVIe siècle cependant que l’architecture d’Elizabeth II est globale et remonte au modernisme du milieu du XXe siècle.
Avant de commencer le voyage épique des bâtiments de la reine Elizabeth, permettez-moi de déclarer qu’il ne s’agit pas ici d’un argument nationaliste flagorneur avec un message pro-royaliste. La royauté est un système « de dingue » qui transforme les nations et les peuples en atouts héréditaires pour une famille qui a de la chance. Heureusement que cette reine n’est pas un despote mais une femme intelligente et socialement consciente qui a activement joué son rôle dans la transformation du Royaume-Uni, passé d’une puissance coloniale exploitante mais défaillante en une société assez ouverte, libérale et multiethnique.
La politique est ancrée dans l’architecture. De fait, les bâtiments qui portent son nom sont nés d’un certain paternalisme (ou maternalisme ?) colonial infusé de l’optimisme de l’après-guerre occidental selon lequel une conception rationnelle créerait un avenir radieux pour le peuple.
La princesse Elizabeth était en vacances au Kenya lorsqu’elle apprit, en 1952, le décès de son père. L’un des premiers bâtiments portant son nom se trouve également en Afrique – l’hôpital central Queen Elizabeth de Blantyre, au Malawi, a ouvert ses portes en 1958.
Alors que l’esthétique rectiligne miesienne prenait date dans l’architecture moderniste, ce bâtiment n’est pas sans rappeler une grande maison de banlieue anglaise d’avant-guerre, avec son toit en pente et un grand fronton au-dessus de son entrée. Personne n’aurait pensé alors à appliquer à cet hôpital un langage architectural vernaculaire. Ce n’est que dans les années 1990 que l’éco-architecte italien Fabrizio Carola utilisera des techniques de construction et une forme traditionnelles pour un hôpital en Mauritanie.
Les toits en pente caractérisent également le Queen Elizabeth Building (1957) de Toronto, une salle d’exposition conçue par Page et Steel, mais ils sont parallèles, comme une plaque pliée, et le ‘look’ est moderniste. Le Fairmont Queen Elizabeth Hotel (1958) à Montréal, conçu par les architectes des Chemins de fer nationaux du Canada, est le modernisme américain des grandes villes. C’est là que John Lennon a enregistré ‘Give Peace A Chance’, en direct avec une foule. C’était en 1969. La même année, il rendait sa ‘MBE’, une médaille royale, à la reine.
Toujours au Canada, le Queen Elizabeth II Planetarium (1960), construit à Edmonton (Alberta) par les architectes Walter Tefler et RF Duke – aujourd’hui méticuleusement restauré par David Murray Architects – évoque une soucoupe volante, un écho à l’architecture Googie** inspirée de l’ère spatiale du modernisme aux États-Unis. Pendant ce temps, la longue dalle de douze étages du Queen Elizabeth Hospital (1960) à Hong Kong ressemble à un pâté de maisons issu de la Ville Radieuse de Corbusier.
Au Royaume-Uni, les grands bâtiments portant le nom de la reine ont dû attendre le brutalisme. Le département architecture du GLC (Greater London Council) l’a adopté lors de l’agrandissement du centre culturel de South Bank, et dirigé par Hubert Bennett, le Queen Elizabeth Hall (1967) est devenu leur vitrine. C’est le bâtiment où les skateurs*** ont aujourd’hui colonisé le niveau le plus bas. Malgré récente la peinture jaune sur les escaliers extérieurs et l’ajout d’un restaurant mexicain incongru, le béton profondément taché demeure déprimant.
Le brutalisme est maintenant un culte fétiche à la mode dans les cercles architecturaux mais il ne s’agit en grande partie que de sinistres morceaux de malheur aux yeux du public. Les puits de béton suspendus de l’impressionnant auvent d’entrée au Queen Elizabeth II Hall (1977) à Oldham, Lancashire, semblent si pesants que vous vous précipitez à l’intérieur de peur qu’ils ne vous écrasent. Le Queen Elizabeth II Law Courts, à Liverpool (Farmer and Dark, 1984), est l’interprétation brutaliste d’un château médiéval. Le béton apparent est déjà en retrait et, au Queen Elizabeth Conference Centre (1986) de Westminster dessiné par Powell et Moya (Powell a co-conçu le Barbican), le verre et le métal dominent les planchers en béton empilés.
L’architecture est restée silencieuse à propos de la reine jusqu’en 2002, lorsque sa propre base londonienne, Buckingham Palace, a obtenu une extension pour montrer sa collection d’art, appelée Queen’s Gallery. L’entrée à fronton de l’architecte John Simpson réussit à la fois à être néo-classique et post-moderniste avec fantaisie.
Un autre jubilé royal, en 2012, a généré au Royaume-Uni hôpitaux et centres sportifs, ainsi qu’un vaste palais de justice, en blocs de verre et béton, à Brisbane, en Australie. Les architectes espagnols Luis Vidal ont également conçu le Queen’s Terminal, de l’aéroport d’Heathrow (2014), un méga-bâtiment aéré de 220 000 m² sous des toits incurvés. La durabilité était déjà une priorité de la conception tandis que le voyage en avion demeure un tueur de planète.
Cela nous ramène à la Elizabeth Line, qui aurait dû ouvrir en 2017 en tant que plus grand projet de construction urbaine de l’UE. Depuis lors, l’ombre du Brexit est descendue sur le Royaume-Uni et le coût de la ligne a augmenté pour atteindre 18,8 milliards de livres sterling (environ 16M€, ce qui n’est pas trop mal – seulement 18% de plus que le budget 2005). Le retard a permis de trouver un bien meilleur nom que le « Crossrail » original.
Et la Elizabeth Line sera magnifique. Les 21 km de tunnels jumeaux, via sept stations souterrains géantes (toutes sauf une ouvertes le 24 mai 2022) et une prolongation est-ouest de plus de 100 km transporteront des trains de 200 m de long. Il augmentera la capacité ferroviaire de Londres de 10 % d’un seul coup. C’est comme si Londres se dotait d’une ligne de RER parisien ! (Oui, le Grand Express Paris est plus grand, mais il y a beaucoup de lignes, et à moins d’être près du Périphérique autour de Saint-Ouen, vous attendrez des années pour un train. L’extension parisienne de la ligne 14 vers le nord-est est d’à peu près la même échelle que la seule extension du métro de Londres Battersea Power Station, déjà ouverte cette année).
Il y a tellement de nouvelles architectures géniales sur la Elizabeth Line que j’y reviendrai une autre fois. Tout comme la station Canary Wharf compte depuis 1995 sept niveaux conçue par Foster autour d’un jardin lové de treillis de bois en cylindre est prête, toutes les stations d’architectes différents ont leurs propres caractéristiques. Ici, Grimshaw architects a conçu une identité à l’échelle de la ligne.
Dans l’hymne God Save the Queen des Sex Pistols en 1977, Jonny Rotten chantait : « il n’y a pas de futur dans le rêve de l’Angleterre (There is no future in England’s dreaming) ». Poésie brillante… mais erronée !
Herbert Wright
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* Lire la chronique A Londres, Illuminated River et pollution lumineuse font le pont
** L’architecture Googie est un type d’architecture futuriste influencé par la culture automobile, les jets, l’ère spatiale et l’ère atomique. Il est né dans le sud de la Californie avec l’architecture Streamline Moderne des années 1930 et a été populaire aux États-Unis d’environ 1945 au début des années 1970. (Wiki)
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