Que s’est-il passé depuis la dernière révolution radicale de la pensée sur la ville, au temps des situationnistes, dans les années 60, où la ville était décrite par Ivan Chtcheglov (compagnon de route de Guy Debord) comme «…l’ensemble des Arts et des Techniques concourant à la construction intégrale d’un milieu en liaison dynamique avec des expériences du comportement…».
Que s’est-il passé depuis cette théorie de rupture avec le fonctionnalisme et qui fait de la ville le cadre d’une activité essentiellement humaine par la pratique de la déambulation, et dont le seul objectif est servir de décors à la «dérive»?
Depuis, lors des années 90/2000, l’impression règne que la pensée urbaine s’est gelée, dépassée par l’utilitarisme et l’orientation productiviste obsessionnelle qui se traduit par le triomphe de l’automobile et de l’imperméabilisation des sols, du zonage outrancier (dont un facteur exogène est la conquête gangréneuse des faubourgs des villes par les centres commerciaux), et l’absence de logique culturelle dans l’hypertrophie du n’importe quoi en matière de dosage des espaces piétonniers et des muséifications diverses laissées à l’absence totale d’imagination ou de prospective des responsables au sein des grandes agglomérations.
Bruce Bégout (philosophe) appelle «Suburbia», le tissu conjonctif au-delà de la ville, au-delà des banlieues, tissu hétérogène mélange de pavillons, de zones commerciales, de grands ensembles, de centres de production, avec ses propres règles de construction et ses propres lois urbaines, malgré les règlements urbains, et dont le système nerveux est organisé par le flot de voitures. Règlements urbains intervenants comme autant de tentatives, vouées à l’échec, d’humaniser cette prolifération inhumaine
Considérant la dimension organique de la ville, les traces de ces pensées et non-pensées urbaines se lisent comme autant de cercles autour d’un tronc d’arbre, une couche d’infrastructure, une couche de ville nouvelle et de grands ensembles, une couche de survégétalisation, une couche de muséification, une couche de pavillon, une couche de destruction des grands ensembles au nom de l’humanisation des banlieues, une couche de développement durable…, etc.
Le tissu conjonctif évoqué ci-dessus est curieusement semblable à celui qui, dans un être vivant, remplit les espaces entre les organes.
La similitude avec le vivant est également frappante lorsque l’on considère la notion de «résilience», mot nouveau entré dans le lexique urbain au cours de ces dernières années, et qui guide les pas de l’ensemble de la politique urbaine à Paris. Rappelons la définition de la résilience urbaine à partir de celle de l’inventeur de la notion, C.S. Holling (écologue) en 1973, «…la ville résiliente possède la capacité de s’adapter aux événements afin de limiter les effets des catastrophes naturelles et de retrouver un fonctionnement normal le plus rapidement possible…».
Etymologiquement, en biologie, la résilience est la propriété à absorber une perturbation, et à continuer à fonctionner de la même manière qu’avant. Est résilient le lézard, peu affecté par la perte d’une partie de sa queue, ou le poulpe par la perte d’un tentacule.
Dans la définition ci-dessus, deux mots choquent : les catastrophes naturelles, et le fonctionnement normal. On peut sans doute s’interroger sur le sens du mot «normal» quand il s’agit de la vie de la cité ? Est-ce pris dans un sens social, politique ou esthétique ? Et que dire de «limiter les effets de catastrophes naturelles» ? Est-ce dire qu’en l’absence de celle-ci, point n’est nécessaire d’invoquer la résilience ? C’est pourtant un progrès considérable d’avoir qualifié la ville de résiliente car c’est admettre de façon incontestable le caractère organique et biomimétique de son comportement, avec ou sans catastrophes naturelles, (même si on comprend à quelle perspective et dans quel but est évoquée la dimension apocalyptique).
Mutabilité, Réversibilité, Adaptabilité, …, tous ces mots, reflétant jusqu’à l’obscène les désirs torrides des élus parisiens, se retrouvent simplement dans le comportement biomimétique de la ville. Si elle tend à se conduire comme un être vivant, la ville, corps organique, est mutable, adaptable et réversible naturellement, et ce comportement peut donner naissance à une science étudiant les facteurs de mutation du tissu urbain et leur transmission d’une génération des acteurs à l’autre : la génétique urbaine.
La génétique urbaine s’applique à porter la biomimétique dans ses dernières limites, celles où l’évolution de la ville obéit à des règles darwiniennes où la forme de la ville évolue en fonction des agressions dont elle est victime.
En la matière, ce qu’on peut lire comme conséquences des actions politiques des élus peut s’analyser au regard du concept cybernétique de l’action qui appelle une réaction. Comme l’est par exemple la végétalisation à outrance en réponse aux îlots de chaleur, l’administration jouant là un simple rôle d’organisateur logistique d’une évidence qu’en milieu urbain, comme partout ailleurs, c’est une application de la loi de Mariotte, l’évaporation dégage du froid.
Le pouvoir municipal se lirait alors comme producteur des réglages administratifs d’une évolution biologique ou biomimétique, contrôlée simplement par modification du séquençage du génome urbain, comme l’est la naissance de la nectarine par manipulation génétique de la pêche, ou la création du ‘pink skinned’ dog – race de chien bricolée récemment en chine…
François Scali