L’exposition que l’Académie d’architecture a consacré en décembre 2018 à l’école d’architecture de Nancy mérite que l’on revienne sur un moment singulier. Sur le thème de la «transmission», l’exposition met en avant un épisode de l’histoire de l’enseignement : une petite lumière qui mériterait d’être rallumée.
Cinquante ans après, de quoi remuer les Trois Mousquetaires, 1969/2019, c’est l’heure d’un bilan. En s’exposant, l’école d’architecture s’exposait à la réflexion. Le bilan est là, réjouissant, c’est une tranche d’histoire certes, mais tout a changé autour de nous, «plus rien n’est comme avant».
L’architecture a sa part immuable, elle a sa part de vie. Et si le moment était venu de tout recommencer ? Et si c’était le moment pour cette école d’être à l’origine d’un Nouvel Art de Nancy ?
Nancy a plusieurs raisons de s’enorgueillir de sa notoriété. La place Stanislas et l’ensemble urbain qui l’accompagne sont une des plus belles leçons d’architecture, d’art urbain et, tout simplement, d’urbanisme au monde. Nancy a été un lieu d’accumulation de capital et de ce fait a permis l’éclosion d’une séquence remarquable de l’histoire de l’architecture, celui de l’Art Nouveau. Ce mouvement, tellement ancré dans un territoire, est devenu «l’Art de Nancy».
L’histoire de cette ville magnifique fait apparaître l’importance de la maîtrise d’ouvrage et, encore plus aujourd’hui, le sens d’une négociation entre les grands acteurs que furent Stanislas Leczinski d’un côté et le Duc de Belle Isle de l’autre. Dans la confrontation entre ces deux places royales, la place des Vosges et la place Stanislas, le vainqueur est sans conteste l’équipe Héré / Lamour contre Métézaux. La variété contre la répétition, la surprise contre l’ordonnancement, le mouvement contre la stabilité. Qui plus est, la présence de la nature est là pour donner un nouveau souffle à l’Ecole de Nancy, et par là-même, un nouvel Art de Nancy.
En 1966, Otello Zavaroni venait d’être élu Président de la SADG (Société des Architectes diplômés par le Gouvernement) et Jean-Pierre Epron, vice-président, chargé de la profession. Otello Zavaroni m’a confié la rédaction du Bulletin de la SADG qui deviendra la revue AMC.
J’ai fait venir Philippe Boudon et Bernard Hamburger, la revue naissait. Jean-Pierre Epron devenait directeur pédagogique de la Nouvelle Ecole d’Architecture de Nancy. L’enthousiasme était de la partie et la transversalité des disciplines allait être un des axes programmatiques. L’exposition de décembre 2018 était là pour montrer une partie du travail accompli. Stanislas Fiszer a ensuite rejoint l’équipe pédagogique, suivi de Guy Naizot, Alain Peskine et Odile Hamburger. La recherche aura été, avec Philippe Boudon et Jean Pierre Epron, un des moteurs de la pédagogie et Michel Conan, en nous rejoignant aura élargi la problématique paysagère.
L’architecture était à l’honneur, une architecture cultivée qui prenait ses sources dans la diversité, dans la rigueur et dans l’attention soutenue aux détails. Le plaisir et l’enthousiasme étaient là. Stanislas Leczinski a apporté à Nancy une lumière méditerranéenne, des ors, un éclat un pétillement tandis que Stanislas Fiszer laissait une trace plus nordique, plus nostalgique.
Après l’Art de Nancy, c’est l’Ecole d’Architecture de Nancy qui a irradié, c’est ce dont rendait compte l’exposition, à l’Hôtel de Chaulnes, place des Vosges. Au sein de l’Académie, cette exposition suscite un espoir, celui de voir l’architecture sortir de sa torpeur et faire la démonstration de son utilité publique. Je pense que l’architecture, dans la majorité des cas, est «une belle endormie» qu’une fois encore il faudrait réveiller.
Et si c’était à refaire ? La question mérite d’être posée.
Enseigner, c’est transmettre ce que l’on a reçu, plus ce que l’on a appris. Cela n’a pas toujours été vrai. Ce que nous attendions de nos maîtres sont cette générosité, ce désir de nous émerveiller, de nous surprendre. Aujourd’hui, pour moi, faire partager ce désir d’architecture reste intact mais l’importance prise par les différentes techniques enlève toute possibilité de partager l’indispensable dimension poétique, celle de l’expérience qui nourrit la connaissance.
La maîtrise d’ouvrage, les outils de représentation, les façons de construire, les attentes du public qui veut être informé et participer aux décisions, le rapport à la nature, les façons de vivre et de travailler sont autant de variables qui donnent à penser que l’enseignement doit être en perpétuelle effervescence.
Si c’était à refaire, je nourrirais le programme de huit thématiques : la démarche, la ville, le paysage, la nature, les technologies, le temps, et l’orientation pour «le développement durable». La huitième porterait sur une réflexion spécifique : le style. Je pense que l’architecture est un domaine riche qui doit s’ouvrir sur des activités et des métiers très différents. Je donnerais alors cinq directions après ce tronc commun des spécialités : la Conception/Création, la Commande/Gestion, la Construction/Nouvelles technologies, la Communication/Représentation, la Concertation/Critique.
L’architecture séduit, elle attire, elle inquiète. Chacun a son avis sur ce qu’elle doit être : à vivre, monumentale, urbaine, écologique… L’architecture ne peut être abordée que de façon holistique, elle ne peut pas se réduire à la construction, à l’aménagement et au «dessin urbain». Inutile de s’interroger sur les dimensions techniques, artistiques ou sociologiques de l’architecture, elles sont inhérentes.
La question que l’on doit se poser concerne une vision de l’avenir : où allons-nous envoyer nos élèves, vers quels horizons ? Comment allons-nous les former pour qu’ils aient les outils qui leur permettent d’évoluer, dans le temps au gré de leurs activités professionnelles ?
Ces questions sont d’autant plus pertinentes que nous sommes entrés dans l’ère de la vitesse et que, même si nous tentons d’en sortir en recherchant un nouveau rapport avec l’environnement, une nouvelle manière de répartir notre temps, il me paraît clair que la vision «professionnalisante» des années passées ne peut être suffisante. Les futurs diplômés devront s’adapter et changer peut-être plusieurs fois d’activités dans leurs vies professionnelles. Peut-être même iront-ils là où on ne les attendait pas : du design à l’aménagement du territoire mais aussi, dans le paysage… la publicité, le journalisme, la recherche et les nouvelles technologies.
Néanmoins, nul ne peut pas tout apprendre, tout savoir. Un programme est un choix de disciplines, un corpus de références et une vision des champs professionnels tels qu’ils existent ou qu’ils peuvent être imaginés dans l’avenir.
A travers un «nouveau programme», il s’agit d’affirmer la transversalité de l’Architecture comme «production culturelle et technique», nourrie d’histoire et ouverte sur l’avenir. Pour rester «en vie», l’architecture doit apprendre à questionner les carcans idéologiques. Il faut qu’elle soit convaincante, pas seulement pour les architectes qui risquent d’être les grands perdants de cette longue confiscation. L’architecture est l’expression d’une société au travers de constructions publiques, de quartiers, de villes ou de paysages qu’elle produit. Il n’existe pas de société sans repères dans le temps. Ces repères sont le fruit de coopérations diverses, parfois de concertation, souvent de négociations d’où surgissent les merveilles du monde.
Face au formidable mouvement d’urbanisation, l’objet d’une formation pluridisciplinaire trouve tout son sens. C’est dans l’histoire d’un pays que l’on puise les ressources de son dynamisme et les capacités à en rendre compte à travers ses réalisations. C’est l’objectif central d’un enseignement, celui qui permettra de constituer un corpus spécifique mais ouvert.
Penser la diversité était notre projet dans des années soixante, tout reste vrai. Le monde a changé, le seul invariant reste la démarche et l’échelle. A Nancy, Philippe Boudon s’est employé à en faire un concept fondateur.
C’est la notion de projet, son développement et ses applications qui sont au cœur de l’activité architecturale. Lorsqu’il est question de «l’architecture d’un raisonnement» ou de «l’architecture d’un système informatique», c’est bien d’une démarche de construction, de conception dont il s’agit.
Ce qui faisait la spécificité du projet architectural est qu’il s’agissait d’un continuum, de la conception à la réalisation. Aujourd’hui, le contrat est rompu. Il est important d’avoir un projet mais il faut savoir le gérer dans le temps. Construire un problème, développer une problématique architecturale, spatiale, urbaine, prendre en compte le fonctionnement et l’usage… Nous sommes passés du tout apprentissage au tout connaissances. L’erreur est de croire que le projet est fini dès qu’il est commencé, de croire dans la vérité de l’image. La réalité doit être plus belle que le rêve.
L’architecture est une réponse à une commande jamais formulée. Pour concevoir le Campus Diplomatique de la France à Pékin, la commande était simplement celle d’un immeuble de bureaux, sans aucune dimension symbolique, sans aucune dimension emblématique, surtout sans architecture.
Ce n’est pas une exception, c’est la règle qu’il faut réussir à renverser.
Aujourd’hui, nous avons une chance exceptionnelle qui est un intérêt très largement partagé pour la nature. L’architecture, en s’encrant dans la seule technique fait fausse route. L’Art nouveau de Nancy devrait être une source de réflexion pour insuffler une nouvelle vision de l’architecture à ce que pourrait être une nouvelle école. Ce que j’avais déjà suggéré, il y a 30 ans, au maire de la ville dans le cadre d’un projet d’urbanisme, au bord du bassin Sainte Catherine.
Je proposais alors de créer la vitrine d’un nouveau design lorrain, vosgien, j’imaginais ce que pouvait être une renaissance autour d’une réflexion sur le sens à donner à la place de la nature face à l’envahissement de notre quotidien par la technique, le numérique, le mesurable. Un projet qui s’intéresse à la substance, au sens partagé, à l’émotion, qui mette en rapport le dire et le faire, loin du cynisme. Une démarche qui fasse de l’architecture «un objet de désir partagé».
Le projet est plus que jamais d’actualité.
Alain Sarfati
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