En niant son environnement, le ‘retail park’ va à contresens de l’histoire. Et le choix tardif de privilégier une exigence esthétique n’y changera rien. Au contraire. Il ne fera que décrédibiliser définitivement une architecture indifférente au contexte. Un bien pour un mal, en somme.
Au premier coup d’œil, cela ressemble à un TGV étranger, peut-être la nouvelle version du Shinkansen, le train à grande vitesse de l’archipel nippon. Notre pupille s’élargit et notre cerveau identifie un double problème. Le train semble décoller légèrement quand la montagne paraît anormalement petite et le train excessivement grand. Conclusion : l’objet principal du dessin ne peut pas être un train. Mais alors qu’est-ce que c’est ? Réponse : ce qu’on veut.
Pour l’observateur, ce dessin est à l’architecture ce qu’une tâche de Rorschach est à la psychologie : la projection interprétative d’une forme indéfinie. Le concepteur de cet «objet architectural unique et mystérieux» (ce sont ses propres termes) ne sait lui-même pas trop. Silvio D’Ascia (c’est son nom) évoque un «galet blanc» ou un «vaisseau spatial». A moins qu’il ne faille y voir des deux simultanément.
En fait, tout doit dépendre du regard. Il serait logique que l’écologiste y voie un galet blanc, le technophile, un vaisseau spatial, l’écologiste-technophile, un vaisseau spatial en forme de galet blanc. Et un malade ? Pourquoi un malade n’y verrait pas un suppositoire géant ? Amusant ce jeu, non ? A la réflexion, pas vraiment. En tout cas, pas quand on sait que My Valentine n’est pas un bibelot sur une table basse ou un modèle miniature sur une étagère mais plus sérieusement une construction. Et cela change tout. En tout cas cela devrait. Car dans les faits, il n’en est rien.
En finir avec l’évaluation décontextualisée
Depuis des siècles, une construction est jugée comme un simple objet, que l’on pourrait apprécier de façon isolée, sous la forme d’une maquette, d’un dessin ou d’une photographie. Le problème est que cette évaluation décontextualisée de l’architecture, reprise à longueur d’exposés et d’expositions, est absurde. Ou du moins, elle l’est devenue.
Que les pyramides soient jugées comme des objets, chacun peut le concevoir dans la mesure où il est possible de soutenir qu’elles ont été conçues au milieu de nulle part. Même chose pour des temples ou des églises médiévales dont les abords n’avaient aucune valeur aux yeux de leurs contemporains. Mais le jugement décontextualisé devient un contresens lorsque les constructions s’insèrent dans un environnement auquel l’époque reconnaît une valeur. Ce qui aujourd’hui est, convenons-en, le plus souvent le cas.
Cette importance accordée au contexte de la construction n’est pas anodine. Elle change même radicalement l’évaluation de l’architecture. Désormais, la valeur d’une construction ne peut plus être appréciée de façon isolée. Les relations qu’elle noue avec son environnement (urbain, architectural, naturel) deviennent aussi importantes que son intérêt intrinsèque.
Au nom d’une certaine liberté créative, le «Fuck (the) contexte» est toujours possible mais ce choix apparaît de plus en plus pour ce qu’il a toujours été : un exercice gratuit, le parti pris de la facilité qui ne s’encombre pas de l’existant. Faire de la belle architecture est une chose mais faire de l’architecture innovante et intéressante en est une autre et que d’aucuns le regrettent ou pas, cela passe par une réflexion exigeante sur la contrainte du contexte.
Contre l’architecture hors sol
Revenons à l’exemple de notre objet non identifié. My Valentine est un centre commercial, ou plus exactement un de ces nombreux projets de ‘retail parks’ qui attendent de se concrétiser quelque part sur le territoire français. Certains patientent même depuis quelques années en raison de vives oppositions. C’est d’ailleurs le cas de My Valentine. A Marseille, c’est bien simple, personne n’en veut. L’architecture serait-elle en cause ? Pas vraiment. En fait, pour être franc, tout le monde s’en fiche.
Ce qui est reproché à My Valentine tient à ses conséquences sur l’environnement. Pour ses opposants – et ils sont nombreux – ce monstre de 70 magasins sur 29 000 m², à l’est de Marseille, s’il voit le jour, accentuera les risques d’inondations (après toutes les catastrophes que le Sud a connues, cela ne semble toujours pas être un gros problème), causera un suréquipement commercial dans une zone où sont déjà implantés deux centres commerciaux, ce qui aura pour conséquence d’aggraver la saturation automobile dont souffre ce secteur de Marseille. De quoi reléguer la question de l’intégration de l’architecture au second, voire au troisième plan.
D’ailleurs, le promoteur n’hésite pas à qualifier My Valentine de «green center», un concept qui selon ses propres dires «privilégie l’environnement», sans que cette précision ne provoque la moindre réaction. Comme exemple de relégation de l’architecture au rang des questions sans importance, on trouve difficilement mieux. Mais comment en vouloir au promoteur de jouer la provocation puisque ce projet semble bien parti pour voir le jour et que cette aberration n’est pas une exception.
Maintenant, on trouve de tout dans les champs…
Depuis quelques années, le cynisme des promoteurs de zones commerciales s’étale au grand jour et dans un sentiment de fierté partagée. Tout remonte à 2012. Cette année-là, l’Atoll, un gigantesque centre commercial de plus de 70 000 m² construit par la Compagnie de Phalsbourg, est inauguré aux portes d’Angers. Sa forme elliptique avec son «centre-jardin» imaginée par Antonio Virga et Vincent Parreira frappe les esprits.
Un public d’experts s’enthousiasme : «pour une fois qu’un promoteur fait preuve d’imagination et y met les moyens, il faut savoir le reconnaître !» Ce jour-là, la profession des promoteurs de zones commerciales a soupiré de soulagement et souri de satisfaction. «Ainsi c’était donc ça le problème ? Juste ça ? Ce n’était pas l’impact de ces zones sur l’environnement ? Ni la concurrence qu’elles constituent vis-à-vis des centres-villes ? Ni leur absence d’intégration urbaine ? C’était juste un problème de design, pardon d’architecture ? Vous déploriez la laideur des zones d’entrées de ville et, à l’exception des journalistes de Télérama qui dénoncent la France moche, vous n’osiez pas nous le dire ? Mais qu’à cela ne tienne, on va vous en donner de l’architecture ! Une architecture qui fera rêver les élus, les clients et, tiens, tant qu’on y est, même Télérama !»
C’est ainsi que depuis ce jour-là les projets les plus importants font non seulement appel à des architectes mais affichent une ambition en matière d’esthétique. Au point que les objets non identifiés ne cessent de décorer chaque année un peu plus le paysage.
Beau comme du ‘retail park’, vraiment ?
Prenez l’exemple du promoteur Frey à l’origine du fameux «suppositoire marseillais». Cette foncière multiplie les projets partout en France. Et on en trouve de toutes les formes et pour tous les goûts.
A Saint-Genis-Pouillyn, dans l’Ain, le ‘retail park’ ressemblait à un circuit automobile avant d’être redessiné sous forme de flèche évidée. A Claye-Souilly, en Seine-et-Marne, on dirait un centre de recherche si l’importance des parkings par rapport aux bâtiments ne démentait rapidement cette hypothèse. Au Mans, cela pourrait être un quartier d’affaires. A Saint-Quentin, dans l’Aisne, le ‘retail’ relève de la manufacture (écolo et revisitée, bien sûr). A Amiens cela tient plutôt de l’entrepôt (mais, attention, un entrepôt à l’américaine, et c’est ça qui change tout). A Montpellier, cela ne ressemble plus à grand-chose – un ensemble chaotique de constructions que ne dessert aucune rue – mais inutile d’être un grand spécialiste pour comprendre qu’un architecte s’est beaucoup démené pour que cet ensemble commercial ne ressemble pas à une de ces horribles zones du passé.
A l’origine de la «révolution atollienne» d’Angers, la Compagnie de Phalsbourg n’est bien entendu pas en reste. A Metz, le centre a la forme d’un fer à cheval, à Chambray-lès-Tours, il tient de l’aérodrome (ou, pour ne pas être vexant, de l’aéroport), à Rennes et Nice de la cité martienne. Comme quoi maintenant tout est possible. Il est si facile de créer en plein champ pour peu qu’on y mette un minimum d’argent.
Quand l’architecture sans conscience n’est que ruine de l’urbanisme
Seulement voilà, l’architecture ne suffit plus à faire passer un suppositoire géant. C’est d’ailleurs l’ironie de l’histoire : alors que les promoteurs prennent conscience de l’importance de l’architecture, la forme et le contenu de la zone commerciale ne constituent plus une question centrale.
Comme pour My Valentine, le problème soulevé un peu partout réside dans la relation de ces ‘retail parks’ avec leur environnement. Ou plus exactement leur incidence sur l’environnement. A Marseille, à Rennes, à Nice, au Mans, à Caen, à Montpellier… Partout, les oppositions se durcissent contre une architecture sans conscience qui n’est que ruine de l’urbanisme. Pour l’instant, les promoteurs tiennent bon, assurés que le droit joue encore en leur faveur même s’ils sont surpris que l’effort entrepris dans la foulée de l’Atoll ne suffise plus à faire accepter les projets.
Mais le sens du vent ne fait plus guère de doute : les nouveaux ‘retail parks’ ne sont plus des catastrophes d’un point de vue visuel (enfin, pas toujours) mais ils le restent vis-à-vis de leur environnement en vidant les centres-villes, en servant d’éclaireur à une urbanisation larvée et en consacrant un modèle exclusivement fondé sur la voiture.
Et l’architecture dans tout ça ? Il n’est pas sûr qu’elle sorte grandie de ces expériences. Plus que tout, les ‘retail parks’ sont un avertissement : l’architecture n’est pas, n’est plus un objet isolé du monde qui l’entoure. C’est au contraire dans sa capacité à nouer des liens positifs avec son environnement qu’elle sera de plus en plus jugée. Ceux qui le comprennent auront un train d’avance. Et les autres, un suppositoire de retard.
Franck Gintrand
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