La réversibilité n’est pas une question de typologie logement/bureau mais doit être cherchée dans le rapport entre les pouvoirs publics et l’initiative privée, dans la capacité de la ville à transformer le dedans en dehors, l’intime en public, le répressif en tolérance.
Les similitudes entre tissu urbain et tissu vivant ont orienté notre propos vers la «ville darwiniste»*. Son évolution obéit à des règles qui se gèrent par succession d’informations similaires à celle des gènes L’urbanisme réglementaire suit cette évolution ou la censure au gré des inspirations et de la créativité des ingénieurs territoriaux…
Le gradualisme phylétique et la théorie des équilibres ponctués sont inventés par Stephen Jay Gould et Niles Eldridge (paléontologues américains). Ils postulent que l’évolution comprend de longues périodes d’équilibre, ou quasi-équilibre, ponctuées de brèves périodes de changements importants comme la spéciation (processus évolutif par lequel de nouvelles espèces vivantes se forment à partir d’ancêtres communs) ou l’extinction d’espèces.
La disparition des porteurs d’eau, des vendeurs d’abat-jour ou des vernisseurs de chaise s’est faite lentement au cours du XXe siècle (période d’extinction), alors que dès le début du XXIe s’abattent sur notre ville Vélibs, Cityscoots, food trucks et autres ‘dog sitting’, etc. (période de spéciation).
Entre ces deux périodes, nous sommes passés par l’extinction des bornes bi-bop ou du minitel, espèces éphémères d’outils de communication, tentatives émouvantes de poussées adolescentes et acnéiques du progrès, inadaptées au développement et à la croissance de l’information, qui est le nerf de la ville.
Seules les espèces adaptées survivent, c’est la dure loi de la sélection, et Jean-Paul Maury, directeur du projet «Annuaire Électronique» aux PTT dans les années 70 n’a pu lutter contre la déferlante d’une espèce envahissante venue des USA, et qui balaya tous les efforts de l‘instinct de vie de ces sympathiques objets : Internet
Aujourd’hui, en période de spéciation (et c’en est par ailleurs une cause), la ville, cherchant protection contre les agressions carbonées et les contraintes climatiques, devient résiliente. D’où l’hypertrophie des espèces monocellulaires que sont les start-ups, qui naissent sur le terreau fertile de la panique générale tempérée par la communication politique. Elles s’agrègent tels des polypes sur l’exosquelette du corail urbain.
Le vocabulaire qualifiant l’ADN de la résilience explose soudain de mots nouveaux, articulés entre eux comme les structures génériques d’un acide aminé : Modularité, Réactivité, Flexibilité, Réversibilité, Mobilité, Durabilité, Evolutivité, Mutabilité, Réflectivité, Attractivité, Biodiversité, Recyclabilité, Intergénerationnalité, Pluralité, Fonctionnalité, Exemplarité, Inclusivité (sociale), Solidarité, Réactivité, Transformabilité, Urbanité, Convertibilité, etc. Il n’y a plus que l’Approche Transcalaire qui soit d’une autre musicalité.
Dans ce déluge de mots hantés (sans jeu de mots), et le réseau sémantique complexe qu’ils génèrent, où se situe donc la réversibilité dans la carte du génome urbain ?
La réversibilité est le chromosome roi, celui qui les contient tous, celui qui permet la mutation élémentaire et binaire : la capacité de changer d’un état à l’autre, de revenir en arrière, est donc ce qui permet le mieux la survie de l’espèce urbaine.
Un manteau réversible serait pied-de-poule à l’intérieur (ou extérieur quand il est inversé), et imperméable de l’autre côté : soit ‘gentleman-farmer en trench-coat’, soit mac de Pigalle. Soit l’un, soit l’autre mais jamais les deux. La réversibilité peut être sollicitée tout le temps de façon à changer continuellement d’état mais elle n’autorise pas la simultanéité des deux états.
Bien des acteurs de la construction cherchent à faire progresser la cause de la réversibilité en imaginant des objets urbains mutables, le plus souvent entre le logement et le bureau : comme si la tendance naturelle de nos villes est de tenir sur deux pieds: le bureau et le logement, le travail et la famille (laissant la patrie pour d’autres sphères).
Survivance de l’archaïsme du zonage urbain (encore très en vogue chez les «PLUistes») qui construisit l’extrême qualité des territoires par affectations de catégories d’activité, auxquelles on doit les sublimissimes développements périphériques «suburbiants» et où triomphe la splendeur, jamais égalée, des zones commerciales jumelées aux zones industrielles avec juste ce qu’il faut de grands ensembles entre elles pour que le germe de la vie ne s’y éteigne pas tout à fait. Qu’attend-on pour couronner Unibail d’un Grand Prix de l’Urbanisme ?
Ce serait donc dans la mutation logement/bureau que résiderait le succès de la ville réversible, en cherchant dans le bâtiment, à travers des trames horizontales (la fameuse «trame bureau») ou verticales (pour l’adaptabilité des planchers flottants permettant le passage de monstrueux amas de RJ 45 à l’heure du wifi) le miracle de la survie de l’espèce contre la calcification du chômage et du mal logement.
A l’avènement des open-space, de la disparition des bureaux attributifs, des ratios m²/homme en chute libre et du constat de la vacuité des bureaux personnels 25% du temps, il parait vain de chercher à établir la réversibilité logement/bureau sur la base des «nouveaux espaces de travail» encore en mutation et qu’émergent des logements modulables, véritables outils à habiter, déconnectés de la valeur spéculative et permettant d’héberger des usagers quelle que soit la configuration du groupe humain auquel ils ont choisi d’appartenir, quelle que soit leur tribu. Ces logements auraient vocation par ailleurs à briser les codes usuels du logement haussmannien uniquement destiné aux familles, puisque celles-ci ne sont plus le seul mode de vie urbain.
Dans l’hypothèse incroyable de vouloir muter dans les deux sens (c’est-à-dire rendre réversible), nous constatons que le modèle des bureaux du millénaire précédent s’effondre tandis que la composition spatiale des logements est remise en cause…
Si l’on ne veut pas que la quête du Graal de la réversibilité urbaine soit ravalée prématurément au rang des archaïsmes lié à un chromosome inadapté à l’époque comme les pieds palmés chez les requins marteaux ou les canines chez les herbivores, il conviendrait de s’interroger sur un autre référentiel que celui de l’adaptation anachronique des zonages d’antan.
Il était un temps où la ville, corps organique, réunissait en son sein des initiatives privées tempérées et réglementées, si peu que ce fut, pour permettre une convivialité paisible. Des corsetiers ou des rémouleurs pouvaient s’installer entre les arc-boutants d’une église, des échoppes jaillirent selon des opportunités incontrôlables et heureusement incontrôlées. Ce sont ces dernières qui ont créé la structure matérielle de la ville d’aujourd’hui. Il y avait alors un rapport entre l’espace public et l’utilisation privée qui n’a plus court, loin s’en faut : les activités humaines ayant été sur-gérées par l’administration.
Que s’est-il donc passé pour que l’inflation réglementaire prenne tant de pouvoir sur l’initiative ?
Certes la population urbaine augmentant d’une façon asymptotique, il a fallu gérer la protection du groupe en encadrant, jusqu’à l’étouffement, les initiatives relevant d’une autorisation dans leurs interfaces avec le domaine public. Il a fallu quasiment mettre dans le sac de la délinquance administrative (défaut de demande de permis de construire) les conquêtes spatiales qui naissaient des initiatives courageuses de s’insérer dans un modèle économique.
Allez donc essayer de squatter une pile du périphérique pour y établir le siège de votre start-up, vous verrez combien de temps mettront à arriver l’assignation et les compléments répressifs qui l’accompagnent, à des années-lumière du cordonnier ouvrant boutique dans les contreforts de l’église St Roch un beau matin parce que le quartier avait besoin d’un cordonnier et que son installation ne posait pas vraiment de problème de procédure, ni de voisinage, ni de précédent – notion récente qui tient du parasite sur le développement des acteurs de la ville.
Et si, justement, la réversibilité urbaine était la qualité qui permette de s’interroger sur le rapport entre les pouvoirs publics et l’initiative privée, transformer le dedans en dehors, l’intime en public, le répressif en tolérance.
Des horizons infinis de dédoublement de l’espace m’assaillent, mes yeux se mouillent à l’idée que la ville puisse posséder la liberté de contenir des espaces clos et des espaces ouverts qui puissent s’inverser, ou offrir des cœurs d’îlots à la fréquentation publique et des espaces publics à la privatisation.
Par ces lignes, l’objectif n’est pas de régler le problème mais de définir le champ opératoire du chromosome de la réversibilité urbaine. Et de constater que son champ d’application n’est sans doute pas dans la typologie des objets urbains mais peut-être dans la gestion de ceux-ci selon l’aspect des procédures ou de la réglementation.
François Scali
*Voir la chronique précédente de François Scali intitulée A la recherche du génome urbain
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