La réussite de Rudy Ricciotti – récent vainqueur du MUCEM à Marseille, du Palais du Cinéma à Venise, des Arts de l’Islam au Louvre et en tête, à ce jour, pour le Louvre-Lens – est insolente, comme le personnage. Disposerait-il de liens occultes ? N’est-il pas Marseillais ? Plus sérieusement, comment se fait-il que lui seul semble actuellement capable de tenir tête aux armadas étrangères ?
Avec ses allures (autoproclamées) de pirate au sang chaud et au grand cœur, l’architecte Rudy Ricciotti a le don et le goût pour mettre la pagaille. Mais, il n’est pour rien dans le pataquès qui entoure la désignation du lauréat du musée du Louvre à Lens, sinon d’avoir participé au concours avec un projet qui vient contrecarrer les desiderata des uns et des autres. En effet, le moins que l’on puisse écrire est que la réunion du jury Louvre-Lens qui s’est tenue le 14 septembre 2005 a été houleuse, la ligne de fracture entre élus et architectes du jury tenant du grand canyon. Pour résumer, c’est le projet de Ricciotti, soutenu par les architectes, dont Jean Nouvel, qui serait arrivé en tête, devant celui du groupe japonais SANAA (Kazuyo Sejima et Ryue Nishizawa) et celui de Zaha Hadid. (Cette dernière devant commencer à l’avoir mauvaise de trouver systématiquement, malgré ses soutiens appuyés, un « villageois » de Bandol sur son chemin).
Consternation des élus qui s’imaginaient déjà créer un impact similaire à celui du Guggenheim de Bilbao en misant sur un objet d’une architecte, Zaha Hadid, médiatique et bien en cour. Guy Delcourt, maire de Lens, évoquait ainsi « un projet encore en course (celui de Ricciotti. NdR), qui est une véritable offense au Bassin minier« . Fichtre! Daniel Percheron, président de la Région Nord- Pas-de-Calais, cachait mal son dépit et en veut, à demi-mots, au jury. « Ce fut un vrai débat, très difficile. Je dois dire avoir été surpris par la sensibilité des architectes, par leurs arguments aussi, parfois très déstabilisants. En revanche, l’avis des élus est convergent. Ils souhaitent toujours l’émergence d’un projet architectural fort, synonyme de renouveau, de renaissance, rien de moins. Au Louvre, il semble que l’on rêvait d’un autre musée, d’une autre lumière« , dit-il. Façon de dire que Henri Loyrette, président du Louvre, ne goûte guère le projet Hadid, que Rudy Ricciotti perçoit comme « un projet qui gesticule« .
Il n’en reste pas moins étonnant de voir ainsi Rudy Ricciotti multiplier les podiums. Après avoir remporté d’une voix le concours du Musée des Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée (MUCEM) de Marseille – et déjà l’encre et/ou le fiel avait coulé à flots -, il emporte à l’unanimité cette fois le Palais du cinéma à Venise en mai dernier, puis récemment le département des Arts de l’Islam au Louvre. Et maintenant le Louvre-Lens. De quoi se faire se poser des questions puisque, à chaque fois, c’est contre une opposition relevée que l’architecte varois l’emporte. Les spéculations allaient donc bon train.
En gros, les persifleurs expliquaient que, puisque le financement du MUCEM bat de l’aile, il fallait en quelque sorte dédommager Ricciotti en lui confiant l’un ou l’autre des deux projets – Louvre-Lens ou Arts de l’Islam -, l’autre devant échoir à Zaha Hadid, systématiquement invitée. Le schéma sentait bon le petit concours entre amis. Ceux-là en sont pour leurs frais. S’il convient avoir de « vives inquiétudes » concernant le MUCEM, dont les études se poursuivent, Rudy Ricciotti explique que pour le reste, être marseillais ne veut pas dire « être du côté du diable« . « C’est parce que je travaillais avec Mario Bellini sur le projet des Arts de l’Islam que cela m’a autorisé à prendre tout le travail à Lens« , explique-t-il. De fait, il s’est inscrit à Lens alors que le lauréat des Arts de l’Islam était encore loin d’être connu. Il fait par ailleurs remarquer que ces trois projets ont à chaque fois un maître d’ouvrage différent et qu’en l’occurrence, le voudrait-elle, la DAPA serait bien en peine d’influencer les jurys, seul le MUCEM étant du ressort de l’Etat. « A Marseille, pas de pot, je gagne. A Venise, pas de pot, je gagne. Aux Arts de l’Islam, pas de pot, je gagne. A Lens, pas de pot, j’ai une chance de gagner. Je comprends que d’aucun se dise que ça commence à bien faire et qu’il lui faut une tête au carré à ce Ricciotti. Pour ma part, comme je ne suis pas trop con et qu’à la cinquantaine, je commence à atteindre la maturité, je me dis que j’ai du présenter les meilleurs projets« . En clair, il n’y a pas eu de monnaie d’échange.
Du coup, une question se pose, autrement fondamentale. Pourquoi, au travers de ces quatre concours internationaux de prestige, seul Ricciotti semble capable de faire pièce aux architectes étrangers ? Concours des archives nationales à Pierrefitte-sur-Seine ? Lauréat Massimiliano Fuksas. Beaubourg à Metz ? Lauréat Shigeru Ban (Tokyo), Jean de Gastines (Paris) et Philip Gumuchdjian (Londres). Louvre-Lens ? Lauréate Zaha Hadid ?
Rudy Ricciotti, qui aime à l’occasion parler de lui à la troisième personne, a son idée. « Ricciotti déplace le débat de la forme, de la sur écriture vers une reformulation des questions que l’on doit se poser quand on est architecte. Je ne suis pas dans la néo modernité pompier parisienne, je ne suis pas un petit cheval de Troie du saturno-hollandisme, ni un minimaliste repenti« . Décrit successivement comme « Perceval ou D’Artagnan du béton armé« , le voilà donc en chevalier Bayard défendant à lui seul le panache de l’architecture française ? « Je note un effondrement des certitudes, de la capacité de réactivité et de stratégie des confrères devant les chars d’assaut américain, japonais et anglais. En France il y a le savoir-faire, l’argent, la volonté politique, les maîtres d’ouvrage. Les architectes manquent de culture de combat, d’esprit rebelle et de résistance, d’amour, de cœur« , dit-il encore.
Sa culture de combat, dit-il, il l’a acquise dans son village, trop loin de tout pour « être influencé« . « Dos à la mer, je ne peux plus reculer. Quand je suis parti à l’assaut des tankers dans ma petite barque, on se foutait de ma gueule. Je n’appartiens à aucune école, mon écriture est imprévisible. Mais au fil du temps j’ai développé une réflexion qui débouche sur un patrimoine – technique, cognitif, scientifique, etc. – que je dégaine quand j’en ai besoin. De mon île de pirate, j’ai construis peu à peu un bateau de guerre auquel j’ai ajouté des canons. Puis j’ai formé des artilleurs et je me farcis aujourd’hui de gros calibres« . C’est comme cela qu’avec une petite bande de jeunes aspirants pirates génois (5+1), il s’est emparé du Palais du cinéma de Venise devant « du beau linge » (Eisenman, Fuksas, Monéo entre autres). « Pourquoi un tel épuisement des forces navales en France ?« , s’interroge-t-il.
Il est permis de remarquer cependant que le nombre de canons seul ne fait pas le capitaine. Rudy Ricciotti dispose également d’un remarquable sens de la navigation. Capable de travailler avec Mario Bellini, 70 ans, comme avec de jeunes loups, un caractère et un franc-parler qui en font un personnage de media sans lui aliéner les pouvoirs en place, une faconde qui ne nuit en rien au talent, Rudy Ricciotti serait plutôt corsaire que pirate. « Je n’ai rien pour plaire : trop grande gueule, pas assez socialiste, pas assez sexy, pas assez protestant. Mais, malgré l’antipathie, à la longue, on s’est habitué à mon travail« , explique-t-il.
En tout état de cause, concernant le Louvre-Lens, comme le relève La voix du Nord (édition du 15 septembre 2005), il sera difficile pour Daniel Percheron de soumettre à la commission permanente du conseil régional un choix qui ne serait pas admis par ceux qui vont payer l’addition, soit 117millions d’euros pour la construction et les aménagements paysagers et qui, de plus, ne serait pas le sien non plus. « Je suis un romantique, peut-être que l’on va gagner« , dit-il. Du coup, peut-être que ce sont les Japonais de Sanaa qui vont, à Lens, tirer les charbons du feu.
Christophe Leray
Cet article est paru en première publication sur CyberArchi le 21 septembre 2005