En ces temps où les exigences financières prédominent, Sarah Bitter, cofondatrice en 2001 de l’agence Metek, continue de penser et pratiquer l’architecture comme un geste total. Photographie, danse, cinéma font partie de son acte de construire. Femme de l’art ?
Un projet de 31 logements sociaux, rue de Crimée dans le XIXe arrondissement à Paris, a été inauguré officiellement le 7 décembre 2017. Conçu par Metek, de quoi s’agit-il ? Du bâtiment qui donne sur la rue de Crimée, faubourienne en diable ? De l’ancienne imprimerie transformée en studio d’artistes ? Des immeubles neufs en ‘cuivre gold’, cet alliage de cuivre et d’aluminium qui donne l’impression d’un bâtiment couvert à la feuille d’or ?
Ici chaque détail exhale l’orfèvrerie, comme ces toitures-façades mises en œuvre par Didier Glais, Meilleur ouvrier de France, «qui a accepté de délaisser pour un temps ses cathédrales». Pour les fournisseurs aussi, il s’agit d’un engagement total. Lors de l’inauguration, le représentant de IGuzzini Illuminazione n’était pas peu fier de cette réalisation et détournait en souriant les questions concernant le budget, préférant parler de la fidélité à une architecte qu’il estime.
«Même pour le logement social, il faut des prestations de qualité», insiste Sarah Bitter. L’éclairage de tout le projet est fantastique, les lumières de la cour ajoutant à la théâtralité d’un lieu créé de toutes pièces – un vrai travail d’architecte donc – et est rentré dans le budget du projet de 5,2M€ pour 1 060m² en rénovation et 1 100 m² en neuf.
Pour Sarah Bitter, un nouveau bâtiment est aussi un décor d’artistes. Ici, une danseuse et un funambule seront les premiers à s’approprier les lieux, comme autant d’allégories du travail engagé de l’architecte, sur le fil.
Alors ce projet, sur son propre budget, c’est aussi un film. Pas un de ces films à deux balles qui vous font «visiter» le bâtiment en 3D par la dernière ‘factory’ à la mode. Un vrai film. Crimée enchantée, Histoire (s) d’une architecture a été réalisé par la cinéaste Sophie Comtet-Kouyaté à partir d’un texte de Célia Houdart (Villa Crimée, à paraître chez P.O.L au printemps 2018) et d’une méditation de Jean Attali sur Paris, la ville et l’architecture alors même qu’il parcourt cet incroyable objet sculptural non identifié.* Un film à voir absolument !
Lauréate d’un concours de la SIEMP (devenue depuis Elogie-Siemp) en 2009, l’intuition de Sarah Bitter s’est révélée la bonne. «Le programme avait pris le parti de garder la façade sur rue ; aussi avons-nous pris le parti de conserver la séquence urbaine et homogène de cette portion de la rue de Crimée qui témoigne de l’architecture faubourienne», dit-elle. Elle expliquait à l’époque avoir «vite compris que c’était peut-être un avantage que le nouveau bâtiment (plusieurs bâtiments en fait. NdA) ne soit pas visible de la rue, que l’audace passerait ainsi peut-être plus facilement». C’est le cas.
De fait, de la rue, rien aujourd’hui ne laisse deviner ce qui se passe dans la cour derrière le porche.
«L’intention architecturale est avant tout sociale : réinventer une cour partagée par tous les habitants tout en individualisant chaque pas-de-porte. Créer des circulations qui favorisent les rencontres entre voisins, qui relient – à l’image des habitants – des bâtiments d’origines et de natures différentes», explique Sarah Bitter.
Depuis la construction de son agence Villa d’Adour (une voie semi-privée dans le XIXe à Paris), qui avait déjà donné lieu à moult péripéties, les voisins s’étouffant devant l’audace de leur jeune voisine, Sarah Bitter poursuit une recherche fructueuse sur les notions d’espace privé, d’espace partagé et d’espace commun qui se matérialise à nouveau rue de Crimée.
Les pavés d’origine de la cour furent déposés puis reposés. L’effet patrimoine parisien est saisissant. Surtout, le projet a permis d’instaurer une continuité physique avec la parcelle adjacente qui appartient également à Elogie-Siemp. Les habitants des deux parcelles partagent des locaux communs mais, surtout, bénéficient ainsi des deux cours réunies qui viennent former un ensemble continu avec une troisième cour, celle-ci couverte par une verrière, dans l’ancienne imprimerie.
«L’implantation des bâtiments, la fragmentation du plan-masse permet des percées visuelles avec les cours des parcelles voisines», explique Sarah Bitter. C’est un village. Les habitants rencontrés lors de l’inauguration sont eux-mêmes tout baba de leur bonne fortune. Chacun des 31 logements, tous sociaux, possède sa propre identité, sa propre entrée, ses espaces extérieurs publics et privés au gré de quelque mouvement de toiture en or.
La façade de l’ancienne imprimerie, ensevelie sous les additions plus ou moins heureuses, avait vocation à être démolie. En s’appuyant sur des documents d’archives, l’architecte a su convaincre de la pertinence de la garder dans son projet, quitte à la reconstruire à l’identique. Elle permet aujourd’hui une lecture instinctive de l’histoire du lieu. Il fallut encore lutter pour conserver l’incroyable charpente d’origine que de pointilleux fonctionnaires de la sécurité souhaitaient aussi voir disparaître. Désormais, cette charpente mise en scène dans la troisième cour commune abrite un escalier en métal qui semble en lévitation dans un volume propre à enflammer l’imagination des résidents.
Le rôle de la SIEMP, maître d’ouvrage, est en substance de combattre l’habitat insalubre. Ici même, avant le début des travaux, il y avait là un squat d’artistes. C’est aujourd’hui une résidence d’artistes. L’esprit du lieu demeure même si lutte contre l’insalubrité oblige.
«Comment ne pas saluer la qualité de cette réalisation», s’est exclamé François Dagnaud, le maire du XIXe, lors de l’inauguration, avant de s’extasier sur la convivialité de la cour. Danièle Premel, présidente d’Elogie-Siemp (et vice-présidente de la métropole du grand Paris et élue du XVIIIe arrondissement) d’en rajouter. «Les habitants ont tout à gagner avec des espaces partagés : dans ce petit coin de paradis, on retrouve toutes les vertus de la cour», dit-elle. Et Ian Brossat, adjoint à la maire de Paris chargé des questions relatives au logement de soupirer : «aux habitants des arrondissements rétifs aux logements sociaux, j’aimerais leur dire : venez visiter des bâtiments comme ceux-ci».
Sarah Bitter n’a pas réinventé la cour, elle lui a rendu sa fonction. L’occasion peut-être de rappeler aux élus que dans cœur d’îlot, il y a cœur.
Sous le flot de louanges, l’architecte garde les pieds sur terre et rappelle qu’il a fallu huit ans pour réaliser le projet : «huit ans, c’est l’âge de ma fille», dit-elle. Entre le moment où il arrive sur le projet et la livraison, l’architecte associé Christophe Demantké a eu le temps de fonder une famille et d’avoir deux enfants. «Une tranche de vie à l’échelle humaine mais un clin d’œil à l’échelle de Paris», s’amuse Sarah Bitter.
Il demeure qu’entre la halle (l’ancienne imprimerie), l’immeuble rénové et les pavillons sculpturaux organisés autour d’un lieu commun et mitoyen, Sarah Bitter, dans le cadre du logement social pourtant contraint, a su exprimer sans fausse note une remarquable polyphonie du tissu parisien. Sa réussite tient sans doute qu’elle n’a rien oublié de cet environnement. D’ailleurs, rappelle-t-elle, elle habite le XIXe arrondissement depuis longtemps.
L’architecture du logement étant de plus en plus standardisée, est-ce la raison pour laquelle ce bâtiment hors norme n’a pas été retenu dans la présélection de l’Equerre d’argent, dans la catégorie logement avec le résultat que l’on sait ?**
Pourtant, avec ce bâtiment conçu avec le souci manifeste et quasi jusqu’au boutiste d’une vision de la qualité architecturale, il y a de quoi s’émerveiller. Dans ce projet, seul le loyer est modéré.
Christophe Leray
*Le teaser du film est consultable à cette adresse : https://vimeo.com/243300179
Le film sera projeté au MAC VAL le 19 mai 2018 dans le cadre de la Nuit des Musées.
**Equerre 2017 – Sauf coup de théâtre, Renzo PPPiano