Il y a un an, jour pour jour, cette chronique évoquait la solitude comme ultime forme d’avant-garde*. Voici venu le temps d’évoquer la disparition de la figure humaine dans un futur proche. Dans l’imaginaire artistique au moins, cette hypothèse est souvent au cœur de certaines œuvres.
La fin de l’année 2020 approche. Dans de nombreux pays, des traditions et coutumes sont lourdes à porter pour certains d’entre-nous qui n’en n’avons vraiment rien à fiche des fêtes (religieuses) de décembre. Il nous reste le seul moment agréable : recevoir ou donner des cadeaux, donner et recevoir des cadeaux (pour utiliser une rhétorique de bigot). Nous commencerons par un caisson lumineux de l’artiste Pierre Besson puis enchaînerons par des ouvrages des auteurs de bandes dessinées : Jérôme Dubois (Citéville – chez Cornélius et Citéruine – aux éditions Matière) et, un habitué de cette chronique, à savoir Mathieu Bablet (Carbone & Silicium – produit par le Label 619/Ankama éditions). Vous remarquerez que nous restons dans le Made in France, bilan carbone oblige !
Pierre Besson ou l’art des lieux vacants
Artiste plasticien fasciné par la science-fiction littéraire d’un K. Dick et d’un Ballard, Pierre Besson s’amuse à désosser unités centrales, écrans et autres périphériques d’ordinateurs en tout genre. Sous forme de photographies, de sculptures, de maquettes et de microarchitectures, il transforme toutes ces pièces issues de l’industrie du hardware informatique en mondes que n’habite nulle figure humaine.
« Seuls des lieux vacants composent les paysages fermés sur eux-mêmes, littéralement ‘encaissonnés’ »** de toute une série de caissons lumineux au nom explicite de Microloft. L’ensemble de son travail a toujours comme source et projection l’architecture, l’urbanisme et les espaces domestiques. Tel un miroir de l’espace construit, les ordinateurs et leurs périphériques en constituent des éléments à part entière.
Devant le caisson Microloft 20 (2012), le point de vue de la perspective déplace le regard vers la droite, devant un ascenseur, portes closes. L’ambiance est au gris, gris des parois à l’intérieur du caisson, gris du caoutchouc qui recouvre son épaisseur, gris car ici personne n’attend l’ascenseur ! ** L’architecture des lieux est figée, comme si le temps était suspendu à l’ouverture de la porte de l’ascenseur, en attente d’un retour d’une présence humaine, voire d’une quelconque présence vivante, d’un corps biologique tout simplement.
A y regarder de près, le premier plan est constitué d’un intérieur d’unité centrale. Dans la partie supérieure gauche, nous y distinguons la grille pour ventilateur, elle fait office de rosace d’un hall « Art déco ». Au second plan, une marche nous amène sur un palier, face à une porte métallique d’ascenseur. Ici nous sommes dans le prélèvement photographique d’un élément architectonique, d’un « vrai » élévateur !
Ce photomontage aux accents picturaux, quant à sa touche diffuse et au travail des lumières, pose question : pourquoi faire disparaître toute figure humaine ?
Dans toute son œuvre, Pierre Besson évacue la représentation du corps physique. Même si les images offertes à nos regards sont avant tout faites pour être perçues, elles nous affectent, dans le sens où elles nous obligent à faire corps avec elles, à nous projeter dedans pour y vivre. La symbiose entre l’esprit et le corps, chers à Spinoza ou à Nieztsche, est ici bousculée. Si l’union est préservée, ce n’est plus dans un corps organique que l’esprit se love mais dans une suite produite par la machine de 0 et de 1.
« Cet ensemble marque le passage de notre statut d’être humain, composé d’une intelligence enveloppée dans un corps organique, vers un statut de module énergétique connecté et programmé à regarder pour habiter un autre monde »**.
A moins qu’il faille attendre l’ouverture automatique de la porte de cet ascenseur. Et là, à l’image de celle que les deux agents dans Men in Black 2 (2002) vivent à la fin du film, lorsqu’ils ouvrent la dernière porte et qu’un zoom arrière les présente, comme enfermés dans un placard de vestiaire, touts petits, tels les êtres vus dans une séquence précédente. Le plan final montre des extraterrestres qui gambadent joyeusement au premier plan. Mais c’est une autre histoire …
A l’évidence, Microloft 20, tient lieu de sas, un arrêt sur image sur notre condition future : entre un avenir binaire ou extraterrestre ?
A moins que …
De la Citéville à la Citéruine
Dans sa bande dessinée, en deux volumes, Jérôme Dubois opte pour une disparition des humains dans un cadre urbain laissé à l’abandon, devenu une suite de ruines. Entre le premier volume – Citéville – et le second – Citéruine – le temps a fait son œuvre, les barrières sont cassées, les murs décrépis, les haies ne sont plus coupées, etc.
Il est presque dommage que dans le deuxième volume les bâtiments soient en ruines car la beauté des lignes qui les composent et le tracé des ombres, à la manière de trames Mecanorma transfert, donnent à l’ensemble une beauté plastique à couper le souffle. Néanmoins le gommage de tous les êtres vivants des cases du premier volume interpelle.
Toutes les histoires mettent en scène des personnes plus horribles les unes que les autres ; leurs apparences sont difficiles à regarder tellement elles sont toutes physiquement répugnantes, leurs conduites au quotidien terriblement abjectes, et pour couronner le tout, leurs seules présences dans les cases provoquent une envie de les faire disparaître car elles obstruent les compositions urbaines aux dimensions géométriques abstraites. A cet endroit, le second volume devient salvateur. Nous sommes reconnaissants envers l’auteur d’avoir opté pour une disparition totale de la race humaine.
Seul au monde, le réseau des caméras de surveillance pourrait contempler à l’infini et pour l’éternité, l’environnement bâti d’une espèce devenue incapable de vivre ensemble.
Un autre scénario semble cependant envisageable …
Le Carbone & le Silicium
Le nouvel album de Mathieu Bablet nous amène dans les méandres de la création post-humaine, au croisement des Big Data et de l’Intelligence Artificielle. L’histoire commence en 2045, date charnière pour les croyant.e.s en la « singularité technologique » où la civilisation humaine se ferait dépasser par sa propre création : une superintelligence.
Dans le dernier opus de Bablet, cette dernière s’incarne dans la création de deux androïdes par une fondation privée basée dans la Silicon Vallée et aux mains d’actionnaires peu scrupuleux. Nous suivons l’évolution de ces deux entités composées de carbone et de silicium pendant 271 années, et par extension, celle de l’humanité. Dans une ambiance cyberpunk, la Terre et ses occupants passent souvent de sales moments embellis par de rares éclaircies. L’humanité se délite et la tension monte entre humains biologiques et humains artificiels. A la fin, y-aurait-il des vainqueurs ?
Impossible de le dire mais, après la mise en route des deux robots, voici le premier dialogue entre l’un des deux robots – Carbone – et l’ingénieure Noriko Ito :
Carbone – Les humains sont le vrai problème de la planète. La seule solution est de les détruire.
Noriko – Qu … Quoi … ?!
Carbone – On plaisante.
Voilà qui annonce la couleur des enjeux d’un avenir pas si lointain.
En résumé, toute cette aventure pose les questions suivantes :
1- Si la fin biologique du corps humain est programmée, la survie de l’esprit passerait-t-elle par sa migration dans des corps artificiels ?
2- Serait-ce plus facile d’évoluer grâce à la force du groupe ou par un individualisme forcené ?
3- Si la destruction des écosystèmes semble inévitable, alors les réseaux constitueraient-ils les seuls cadres architecturaux envisageables pour la survie de l’humanité « augmentée » ?
Voilà un ensemble de questions qu’il serait temps de se poser, encore et encore, avant de se goinfrer en cette fin d’année 2020 si particulière.
Christophe Le Gac
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* Et si la solitude était l’ultime forme de l’avant-garde ?
** extraits du texte « La fiction amorce », Christophe Le Gac, Pierre Besson, 2015, Le Gac Press (ouvrage encore disponible, sur demande, auprès de l’artiste : https://www.reseaux-artistes.fr/dossiers/pierre-besson/#contact).