Entre le minéral et le végétal, la géométrie et la géographie, le plein et le filtre, l’étanche et le perméable, la terre et l’eau, l’architecture et le paysage… Chronique du Mékong.
Supports, plateformes, belvédères, socles sont les invariants d’un vocable de conception de l’espace qui assemble architecture, urbanisme et paysage. Ce vocabulaire collaboratif créatif unifie l’arpenteur, l’observateur géographe avec l’urbaniste, l’architecte et le paysagiste qui transforment irrévocablement le sol.
Au Vietnam, l’eau omniprésente dégorge sans cesse des rivières boueuses, l’eau chargée de limon nous ramène inlassablement à interpréter l’horizontalité, appréhender la pesanteur des strates accumulées, à déceler la ligne de flottaison de notre regard qui nous positionne sans cesse dans l’espace, au-dessus des strates du sol et de son contenu.
Le paysage vietnamien est un fractal de lieux aux échelles multiples, d’écotones variés, de riches limites et de franges mouvantes. Les dragons aux écailles dentelées sont nichés dans les rivières dont les affluents sont des pattes griffées. Les lacs sont les empreintes des sabots des buffles, habités de tortues savantes et sacrées. Tout cela bouge sans cesse, habité par une nature mouvante que l’on ne peut vraiment maîtriser.
Le sol remue, se modifie, s’érode, l’eau déborde, les Vietnamiens font face à ces changements du sol avec adaptation et une résilience éprouvée.
Le bouleversement climatique, son impact sur les niveaux de l’eau dans les deltas n’augure vraiment rien de bon dans les années à venir.
Les données météorologiques changent la donne, amplifient les modifications des sols naturels.
Les berges du fleuve Mékong se dégradent, disparaissent pour se former ailleurs. Le sous-sol se salinise, il détruit les arbres dont les racines désagrégées ne retiennent plus la terre, le jardin d’Éden qu’étaient les vergers du Mékong va disparaître.
Les tressaillements du dragon se font sentir partout…
« Plus que jamais la mise en intelligence de l’architecture avec le sol, le climat, et les sources innombrables de pollution, est l’une des clefs de notre survie. Cette donnée a été à peine effleurée par le XXe siècle », souligne Pierre-Louis Faloci (Esthétique de la menace 2010).
En même temps ; la nouvelle économie de marché capitaliste, l’émergence des nouveaux tigres asiatiques, la mise à disposition d’une puissance de construction sans égale minéralise tout.
La baie d’Along emplie de plastique se bétonne, les rives des rivières se durcissent, les bords fragmentés et poreux se mutent en tristes limites uniformes de ciment et de palplanches.
La nature n’a plus sa place, les dragons des rivières sont à l’étroit !
Dans cette nature souple et changeante, les hommes ont conçu dans tous les coins de la planète des plateformes pour vivre et s’organiser, ils ont toujours composé avec un sol plat pour stabiliser leurs édifices; les nomades organisent leur campement à l’horizontale, les agriculteurs tissent avec l’eau, construisent des rizières en palier en terrain de montagnes, les religieux valorisent temples ou mosquées autour de cours-jardins ou de cloîtres plats, les militaires organisent leurs défenses tapies dans le sol, à l’image de Vauban imprimant au sol des géométries raffinées tirées au cordeau sur des sols complexes.
Créer des supports est lentement devenu une base essentielle de mon travail ; arranger des seuils devant des bâtiments, composer des parvis devant des édifices, proposer des belvédères pour contempler les alentours, conforter des lieux de compromis, métissés entre l’intérieur et l’extérieur.
En Asie les parvis successifs de pierre aux seuils des temples sont des belvédères ouverts ; de grandes marches longilignes forment de subtils plateaux d’observations sur le paysage, ces plateaux sont de délicates estrades qui scandent l’accès aux édifices sacrés et sacralisent le lieu.
« Les quelques centimètres d’altimétries font toute la différence ».
Dans ces lieux sacrés de mémoires asiatiques où la relation forte avec la nature est mise en scène, l’architecte trouve les astuces, les moyens, les combines pour ancrer les bâtiments, stabiliser les murs de ceinture, amplifier les perspectives, inciser les sols pour y construire des bassins nourriciers. Le site d’Angkor Vat n’est qu’un vaste assemblage de cours, de bassins, de socles qui sacralisent et intensifient notre rapport à la nature, à l’eau, à la course exacte du soleil, au cosmos. Les variations minimes de hauteurs des plateformes, des socles aux épaisseurs savamment composées instaurent des terrasses aux larges horizons pour contempler le parfait levant du soleil du solstice d’été.
Ces supports horizontaux minéraux de latérite, de pierre ou de briques entretiennent des relations complexes et parfois violentes avec l’extérieur. Ces murs, ces estrades développent des espaces intermédiaires de conflits entre des espaces intérieurs confinés contrôlés et des espaces extérieurs ouverts fluctuants. Ces zones de marges sont riches de poésies.*
Les socles sont les replats ressentis où la topographie mouvante souple et sinueuse des rivières se confronte poétiquement à la géométrie puissante de l’orthogonalité de la ville et du bâti. C’est la limite plus ou moins épaisse où s’amplifie, s’entrechoque le savant rapport entre Géométrie et Géographie.
L’architecte John Utzon a été fasciné par les terrasses belvédères du Yucatan au Mexique offrants aux hommes une vision surélevée au-dessus de la dense forêt environnante. Ces références aux ruines amérindiennes sont à l’origine du socle épais mettant en valeur l’opéra iconique dans la baie de Sydney.
Être en promontoire, belvédère, terrasse, plateforme, c’est créer des dispositifs intelligents d’installation dans le territoire tout en scénarisant notre horizon et mieux ressentir le paysage et la lumière.
Les terrasses et paliers des jardins de Vaux-le-Vicomte y sont travaillés par incisions et additions de plateaux successifs multipliant les perspectives ; les points de vue évoluent et changent sans cesse. Ce sont des marges subtiles de lecture du paysage, semblables aux dispositifs de composition scandés des cours et plateformes asiatiques.
Lire l’horizontalité du paysage dans le delta du Mékong fascine, comme contempler les nombreuses lagunes et rivières du Vietnam. Ce sont autant de multiples lieux qui nous ramènent à percevoir cette puissante ligne entre la terre et le ciel, l’eau et le ciel, l’horizon.
Olivier Souquet
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