Pour cette deuxième journée de reconnaissance, partons profiter des joies de l’Italie pour reconnaître les premières étapes de ce Tour de France 2024 en terre transalpine. Dédiées aux puncheurs, elles permettent au suiveur de partir découvrir dans le Sud Tyrol Pedevilla Architects comme on passe voir un cousin. Prendre des nouvelles de la mama et voir un peu ce qu’ils ont sous le pied. La visite est au-delà de l’espoir.
Cette escapade en Emilie-Romagne est donc un prétexte pour remonter vers le Tyrol et claquer la bise aux cousins. L’agence Pedevilla Architects (Armin et Alexander Pedevilla) émerge à juste titre sur la scène internationale depuis quelques années avec des réalisations plus étonnantes les unes que les autres. Le Tyrol italien ou suisse peut s’apparenter sur ses constituantes historiques et géographiques à la France Alpine. Pedevilla montre en revanche que la fabrication de l’architecture contemporaine y a embrassé l’époque et son patrimoine culturel.
Habitués que nous sommes à la litanie française du néorégionalisme Alpin façon gros chalet en bois vieillit ou de l’architecture contemporaine estampillée locale et habillée de tasseaux 40×40 à claire-voie dehors et de panneaux de trois plis épicéa dedans, la claque est immense. Le futur à un territoire, le Tyrol, une temporalité, le présent en Italie.
Pedevilla embrasse tout le vocabulaire de l’architecture locale et l’assaisonne façon 2020. Les mêmes ingrédients qu’en France mais ordonnés avec de la vista, du plaisir à faire, de l’envie de toucher, du ravissement pour les yeux, du désir pour la couleur et du goût pour le motif. L’ornement n’est pas un crime, il est une injonction au bonheur. Des propositions spatiales savantes et sensuelles là au milieu des Alpes. On pense à Céline arrivant à New York : « Pour une surprise, c’en fut une. À travers la brume, c’était tellement étonnant ce qu’on découvrait soudain que nous nous refusâmes d’abord à y croire et puis tout de même quand nous fûmes en plein devant les choses, tout galérien qu’on était on s’est mis à bien rigoler, en voyant ça, droit devant nous… ». On est un peu groggy, plus par ce que l’on découvre que par le dénivelé avalé.
Les projets réalisés sont dans un périmètre géographiques ramassé. À Innissen l’hôtel ATTO déploie dans un volume aux formes archétypales avec une toiture à deux plans tout le registre exploré par Pedevilla : béton coulé en place teinté qui assume ses ratières, serrurerie reprenant la malice du dessin des palisses historiques, habillage en panneau multiplie percés de motifs pour l’acoustique et la lustrerie. Une architecture néorégionaliste qui use et abuse des codes locaux. Une architecture néorégionaliste cependant contemporaine. L’équation est résolue. Les architectes le résument simplement : « Nous nous inspirons de l’architecture qui a une expression ou un concept formel clair mais qui traite également le matériau de manière significative et consciente », disent-ils.
À Sexten, le bâtiment d’information et de service du parc naturel développe toutes ces thématiques de forme claire et de matériau signifiant. Un large toit en béton relève ses pans pour former une casquette et dégager les façades utiles bardées de bois brut. L’architecture est quasiment religieuse, les inclusions de verre rappellent une chapelle, Pedevilla manipule le sacré puisque le bâtiment célèbre la nature. Des éléments en verre massif de couleur ambre relient les deux matériaux, le béton et le bois. Leur aspect rappelle la résine de mélèze et ils viennent orner les bardages. Ils sont parfois plus gros et font office de poignée de porte. Quelle promesse, ouvrir une porte en tournant un cristal magique. Du plaisir vous dit-on !
« Nous construisons avec des matériaux locaux, des artisans locaux et les personnalités des habitants du Tyrol du Sud. Ce n’est pas tant une question intellectuelle qu’émotionnelle : nous voulons donner à nos projets la possibilité de vieillir dignement. Nous regardons les cycles des matériaux utilisés, leur durabilité et leur longévité mais aussi les méthodes artisanales traditionnelles transmises, les connaissances que l’on croyait perdues – nous voulons avant tout redonner vie aux matériaux », précise le duo dont le discours est en adéquation avec le réel qu’il fabrique. Ces architectes ne surplombent pas le dispositif, ils mettent au même rang l’intellectuel et l’émotionnel, ils proposent de rassembler le profane et l’expert, d’élever au même horizon l’usager et le maître d’œuvre.
À Viersach, la caserne de pompier est rouge. Dispositif simple, éculé, maintes fois bâclé, souvent loupé, rarement réussi. Ici tout fonctionne. Le bâtiment opère une liaison topographique par un socle qui appartient autant au sol qu’au ciel. Le béton est rouge, mais rouge béton, presque ocre, un peu oxydé, désaturé. Un béton rouge en somme. La serrurerie s’aligne à la gamme chromatique, d’un rouge ocre. Un rouge terre, le béton rouge n’est rien d’autre qu’une terre rouge maîtrisée.
« Nous sommes connus pour garder nos projets simples, souvent monochromes. Par exemple, nous décidons d’une couleur ou d’une matière que nous formulons précisément. Cela donne aux bâtiments une sensation terre à terre et une composante sculpturale – présente – mais sensuelle », soulignent les architectes.
La région recèle jusqu’à plus soif de leurs réalisations amples et hétéroclites ; caserne, école, restaurant, logements, villas. Tous les registres sont explorés, tous les programmes appréhendés.
Au fond de soi, quand on passe voir un cousin qui vit au milieu de nulle part, on pense l’épater avec nos réalisations millésimées par la CAUE local. L’arrogance est éternellement punie. Avec Pedevilla, la sanction est une récompense. Il existe quelque part dans les Alpes une façon de faire de l’architecture contemporaine alignée avec son époque. Elle parle à tout le monde, aux commanditaires qui voient leurs besoins mis en spatialités, aux passants qui trouvent une trace de leur passé et un morceau du présent, aux revues spécialisées qui doivent parfois se demander si le bâtiment existe réellement, aux usagers dont les sens sont mobilisés. Pedevilla réussit cet exploit de résoudre les questions de son époque, de démonter que la dimension conjoncturelle est une source infinie de fabrication.
Pour finir, ou juste pour faire une pause, une halte à l’académie de cuisine de Schorgau permettra de se sustenter. Peu importe ce qu’ils proposeront au menu ce jour-là, le seul fait d’être là suffira. Les suiveurs boiront un petit verre de vin au milieu d’un ornement en bois à motif fraisé numériquement en face d’un élément central de cuisson en pierre. « L’élément central est le bloc de cuisson de près de cinq mètres de long, un monolithe en porphyre de Sarner gris-vert d’un poids brut de 2 200 kg. Seule la surface de travail a été lissée, les surfaces restantes présentent la fracture d’origine ».
Cette reconnaissance se termine donc devant une pierre de deux tonnes et un plafond au raffinement infini. Là dans le Tyrol, chez nos cousins, qui font mieux avec les mêmes ingrédients. Il faut parfois remercier l’organisation des Jeux Olympiques puisqu’elle a entraîné le départ de ce Tour depuis l’Italie. Un événement mondial pour aller voir des cousins dans les Alpes Italiennes. Une conjoncture pour se retrouver quelque part et avoir envie de se frotter aux bâtiments, de prendre dans ses bras des façades et de caresser des plafonds. Cette reconnaissance d’étape nous renvoie à nous-même, à notre propre sort, au destin de l’architecture française dans les Alpes.
Sur notre vélo en direction d’un autre petit bijou, je pense à un autre Italien. Enrico Fermi, physicien, qui en 1950 a établi le paradoxe qui porte son nom. Il est mathématiquement impossible qu’il n’y est pas de vie dans l’univers, la probabilité scientifique est certaine. Pourtant nous ne voyons rien, peut-être parce qu’il n’y a rien. L’architecture alpine française pouvait penser pendant longtemps qu’il devait y avoir statistiquement une architecture néorégionale de qualité mais que paradoxalement elle n’existait pas.
Les frères Pedevilla, avec leur nom de coureur cycliste, démontrent le contraire : ils sont loin devant et presque arrivés au col, ils grimpent avec panache, leurs maillots sont ornés de motifs, leurs casques sont dorés et ils ont le sourire dans l’effort.
Ils ont le sourire de ceux qui savent que le paradoxe de Fermi n’existe pas.
Guillaume Girod (en reconnaissance)
* Le Tour de France 2024 s’élancera de Florence en Italie le Espagne le samedi 29 juin pour une arrivée à Nice le dimanche 21 juillet. Comme les équipes de coureurs reconnaissent les étapes en amont, les suiveurs du Tour de France contemporain de Chroniques d’architecture, pour leur septième participation, en font désormais autant.
Pour les suiveurs, retrouver :
– Toutes les Reconnaissances d’étape du Tour de France contemporain 2024
– Toutes les étapes du Tour de France contemporain 2023
– Toutes les Reconnaissances d’étape du Tour de France contemporain 2023
– Toutes les étapes du Tour de France contemporain 2022
– Toutes les Reconnaissances d’étape du Tour de France contemporain 2022
– Toutes les étapes du Tour de France contemporain 2021.
– Le Tour de France contemporain 2020 : Le départ ; La suite ; La suite de la suite ; L’arrivée.
– Le Tour de France contemporain 2019 : 1ère semaine ; 2ème semaine ; 3ème semaine.
– Le Tour de France contemporain 2018