Selon un sondage*, une large majorité de Français est favorable à l’usage d’une application de ‘tracking’ permettant d’enregistrer leurs interactions sociales, le point étant de pouvoir prévenir quiconque ayant été en contact avec vous si par malheur vous deviez vous retrouver porteur du Covid-19 ou d’être prévenu si vous deviez par inadvertance croiser l’un d’eux.
Alors que la majeure partie de la population s’enfonce dans la trouille, c’est le bon moment sans doute de présenter ce type d’application miracle. D’ailleurs les articles et reportages sont de plus en plus nombreux pour en vanter les vertus, à des fins sanitaires évidemment, et de citer en exemple d’autres pays qui l’utilisent déjà, la Corée du Sud ou l’Italie par exemple. Les experts, donc les membres du gouvernement, donc les journalistes ne semblent plus prier que pour le ‘tracking’, en anglais dans le texte.
Curieux cette volonté d’utiliser un anglicisme, comme si la langue française n’avait pas de mot pour expliquer ce concept. Elle en a un, un mot féminin : traçabilité. Sans fausse pudeur, ce dont il est donc question ici c’est de la traçabilité des Français, ceux qui sont vérolés et ceux qui ne le sont pas. Mais ‘tracking’ fait plus savant.
Cette traçabilité n’a pas été inventée avec le Covid-19. Cela fait longtemps que les animaux sont tracés, à des fins sanitaires évidemment, et il est sans doute possible avec un peu de recherches de retrouver le nom de l’arrière-arrière-grand-père de votre steak. L’arbre généalogique du moindre poulet contenu dans votre sandwich, sauf si vous l’élevez vous-même dans votre jardin, et encore, remonte au moins 10 ou 15 générations. C’est cela la traçabilité et elle vaut aussi pour les tomates, les pièces détachées d’une voiture ou le moindre pet de travers dans la maquette BIM.
Mais ces applis ne sont pas encore suffisantes et il est déjà question, au fil des déconfinements, et pour des raisons sanitaires évidemment, de tester quasiment toute la population. Les tests qui manquaient tant vont d’ailleurs arriver en France par millions, avec les masques, dès que l’épidémie sera passée. Il faudra bien qu’ils soient utiles pour faire la différence entre : les porteurs sains du Covid-19, tous ceux qui ont survécu sans s’en rendre compte et qui peuvent désormais se promener partout sans masque et sans risque pour quiconque ; les porteurs contagieux, asymptomatiques ou non, et qu’il faut confiner fissa ainsi que toutes leurs personnes-contacts croisées depuis 15 jours et leurs personnes-contacts, etc. ; et les porteurs de rien du tout qui n’ont encore pas été contaminés et ne sont donc par définition pas immunisés.
Une fois que l’on sait ça, s’il n’y a pas de vaccin, devrons-nous porter des étoiles de couleurs pour faire la différence entre qui est qui dans le métro ? Tous ceux qui ont été dûment testés et n’ayant jamais été contaminés devront-ils rester confinés à jamais, pour leur propre santé évidemment ? Y aura-t-il des vols ou des trains réservés à ceux qui ne sont pas immunisés ? Comment fait-on pour les marathons, deux files ? Pour les matches de foot, les virages ne seront plus réservés aux ultras mais aux porteurs sains qui pourront s’embrasser tant qu’ils veulent à chaque but pendant que les non immunisés seront disséminés tous les 3 mètres dans un stade au deux-tiers vides ? Faudra-t-il des sas à l’entrée des immeubles, des résidences, des EPAHD et, quand ça bippe, se diriger IMMEDIATEMENT dans le cagibi réservé à cet effet en attendant l’extraction par la police et l’ambulance ?
Faudra-t-il comme en Chine passer sous un détecteur de température pour entrer dans un magasin ? Pour prendre le train ? Tracking ? Le gouvernement ne semble même pas avoir envisagé autre chose. Tracking ? « Ha ça c’est bien ! et en plus ça fait plaisir aux Français ».
Il ne faudrait pas que le remède soit pire que le mal. Je le crains cependant. Il y a deux mois à peine, l’idée même de confiner toute une population ne serait venue à l’idée de personne, même d’un autocrate. Des gouvernements divers ont ruiné, spolié, torturé, massacré leur population mais aucun n’avait jamais pensé la confiner dans ces proportions, même en temps de guerre, la vraie. Aujourd’hui quasiment tous les gouvernements de la planète savent qu’ils peuvent le faire, et comment le faire.
D’ailleurs, depuis le 6 avril, chacun peut télécharger sur son téléphone son attestation de déplacement dérogatoire. Un autre miracle technologique n’est-ce pas ? Mais cette attestation n’est rien d’autre qu’un permis de circuler lequel, précise Christophe Castaner, ministre de l’Intérieur, pourra être « présenté aux policiers grâce à un QR code ».
A l’heure où les frontières semblent se refermer irrémédiablement, rien de tel qu’un permis de circuler pour créer des frontières intérieures. Si le déconfinement doit être progressif – au risque qu’il en devienne interminable – selon les territoires et les régions, l’Etat fait comment pour restreindre la circulation ? Il met des postes de contrôle sur les autoroutes ? En plus du péage vous avez droit à la prise de température gratuite et, au moindre manquement, on vous embarque et on vous confine ?
Surtout que, d’un point de vue administratif, la France sait y faire. Dans sa grande bonté, le président de la République a précisé le 2 avril qu’un formulaire d’attestation sera adapté spécialement pour les autistes et leurs accompagnants pour leur permettre de « sortir un peu plus souvent ». C’était pour la journée de l’autisme. Et pour les nains, le périmètre est réduit à 100 m autour du domicile ? Et pour la journée de la jupe, une attestation adaptée ? Une attestation spéciale fête des mères autorisant d’aller au cimetière ? Bientôt, pour chaque catégorie sociale ou professionnelle son attestation avec autant de dérogations que de Français ? Les attestations, voilà une idée vraiment utile… Faut-il les garder toutes en trois exemplaires ?
D’ailleurs qui n’a pas remarqué comment en quelques semaines la surveillance par drones est devenue acceptable. Bientôt des drones avec des haut-parleurs viendront cracher la propagande jusque sur nos balcons et, comme ils seront dotés de lecteurs de nos téléphones, ces drones intelligents sauront tout de suite à quel groupe de covidés vous appartenez, comme ça le message sera personnalisé : « Vous, oui vous là, vous êtes en infraction car dehors depuis 62 mn au lieu des 60 minutes réglementaires, VOUS NE SAVEZ PAS COMPTER LES MINUTES ? Ne bougez surtout pas, la police sera là pour vous dans un instant ».
Auparavant, pour les poursuites à grand spectacle de type O.J. Simpson, pour ceux qui se souviennent de cette cavalcade, il fallait les hélicoptères de la police et ceux des TV. Aujourd’hui, si vous n’obtempérez pas, vous risquez d’être poursuivis par une méchante machine dirigée par un opérateur assis peinard dans son bureau à 600 kilomètres de là qui vous collera des amendes dématérialisées. A quand les drones tueurs au-dessus de nos têtes, comme au Sahel, pour rappeler aux citoyens leur devoir d’obéissance ?
Et puis, quand le Covid-19 ne sera plus d’actualité en novembre prochain, le gouvernement aurait tort de se priver de tous ces outils de contrôle pour faire diminuer le nombre de morts – environ 8 000 par an – dû à la grippe saisonnière. Idem pour la gastro. Les raisons ne manqueront pas pour l’Etat de nous faire du bien et nous apprendrons vite à vivre au rythme de nos confinements temporaires en résidence surveillée puisque la prison coûte trop cher.
En tout cas les Parisiens qui ont fui à la campagne juste avant le confinement ont intérêt à bien se tenir. Le gouvernement sait en effet, grâce aux données de leurs téléphones, combien de Parisiens sont partis, à quelle heure et pour aller où. Il ne s’est pas gêné pour récupérer la documentation auprès de biens serviables opérateurs. Puisque ce gouvernement est si prompt à distribuer les amendes – chaque jour il se gargarise du nombre de prunes distribuées, sans doute son seul exploit à ce jour – ce n’est qu’une question de temps peut-être que, pour donner des boucs émissaires à la populace enragée, le manque de civisme de ces citoyens ne soit bientôt dûment sanctionné !
Un argument des prosélytes de la surveillance généralisée est le suivant : puisque les gens sont disposés à donner gratuitement tant d’infos personnelles les concernant pour enrichir les réseaux sociaux, pourquoi devraient-ils être réticents à les donner à l’Etat qui agit pour leur bien ?
La réponse est simple : les dirigeants des GAFAS sont sans doute des goinfres immoraux et pour la plupart des personnalités détestables mais leurs visées sont clairement mercantiles, ils prennent des Etats en otage mais pas de prisonniers politiques. Les Etats si. Et si vraiment les gens donnent tant d’infos sur les réseaux sociaux, pourquoi alors cette urgence de l’Etat à nous tracer encore plus puisqu’il n’a qu’à piocher ?
Agir pour notre bien sans que nous puissions en juger par nous-mêmes, la grande peur est bien utile aux régimes autoritaires.
Certes il y a en l’occurrence l’argument que c’est la peur de l’inconnu qui rend ce virus si effrayant. Mais l’argument est fallacieux. Pendant des siècles, l’humanité a fait face à toutes sortes de virus sans même savoir ce que c’était, sans même le début d’une idée de la cause de la maladie. Les gens meurent et vous ne savez pas pourquoi, voilà qui devait ficher les jetons et menait rapidos à la désignation de boucs émissaires et, pour ceux-là, au bûcher. Malgré tout, sans alternative, les gens résistaient bravement.
Aujourd’hui, éduqués comme nous le sommes, nous savons exactement de quoi il s’agit, nous vivons la propagation en direct à la télé, un expert en chassant un autre, nous avons tout un tas d’équipements de protection, l’un des systèmes de santé les meilleurs au monde, nous n’avons jamais vécu aussi longtemps en bonne santé avec toutes nos dents. Pourtant, nous n’avons jamais été aussi terrorisés, au point de mettre le pays à l’arrêt et de créer une dette colossale. Armés de tant de courage, nous n’avons pas fini de la gagner la guerre !
Pourtant, avec ou sans Covid-19, il meurt chaque jour en France environ 1 750 personnes, la plupart de vieillesse, comme on le croyait simplement lors des siècles révolus. Pourtant les journaux télévisés et radio ne commencent pas chaque jour tous leurs programmes par le décompte des décès du jour ! « Bonjour, bienvenue au 20h. 1 856 morts aujourd’hui, le record du mois, une surmortalité due à la vague de froid qui sévit sur le pays ». « Bonjour, c’est le journal de midi. Seulement 628 morts à la mi-journée, c’est une bonne nouvelle chère Estelle. Oui mon cher Jacques mais le record ne sera pas battu aujourd’hui car on nous annonce hélas le décès de trois pensionnaires respectivement âgés de 91, 95 et 98 ans dans trois EHPAD différents du pays, il s’en est fallu de peu, et maintenant le sport ».
Donc cela fait longtemps qu’on meurt en grand nombre tous les jours. Alors de quoi avons-nous peur vraiment ? Je crains que nous ayons surtout peur de perdre notre confort et notre mode de vie consumériste et décadent boursouflé d’égoïsme pour qu’à tout prendre, pour ne pas retourner chercher l’eau au puits, plutôt Xi Jinping que Poutine, et plutôt Poutine que le Venezuela. Des coupures d’électricité ? Et comment je recharge mon smartphone sans lequel je ne peux plus produire mon attestation dérogatoire de déplacement ? Tiens, en Chine, le permis de circuler existe encore, une idée contemporaine bientôt à la mode.
Alors peut-être le moment est-il venu de se demander de quel bâtiment connecté nous avons vraiment besoin et s’il est vraiment nécessaire de construire des équipements permettant de faire du surf en ville*. L’occasion peut-être également de se demander à quoi servent réellement ces smartphones et réseaux sociaux supposés indispensables mais qui ne laissent à personne leur (grande) part de la pollution mondiale, y compris l’insidieuse pollution qui rend imbécile.
Alors au risque d’aller contre la majorité, pandémie ou non, je ne pense pas que la traçabilité soit une bonne idée. La traçabilité, le ‘tracking’ si vous préférez, c’est Skynet de Terminator ou la NSA pour les nuls et pour ma part je ne tiens pas à ce que moi-même et quiconque de ma famille soyons bientôt tagués comme des veaux, notre mouchard téléphonique obligatoire devenu, mieux qu’un tatouage, comme la puce poinçonnée aux oreilles du bétail !
Christophe Leray
*Le Monde 01/04
**Voir notre article Surf en ville, un tsunami délicieusement décadent