DE-SO Asia, agence d’architecture et d’urbanisme, est basée depuis l’aube des années 2010 à Hô-Chi-Minh-Ville au Vietnam et développe dans le Sud-Est asiatique des projets d’aménagements durables. Cinq histoires entre montagnes et méandres du fleuve. Chronique du Mékong.
Ma visite de la montagne de Khuoi Doc avec le maître Feng Shui
Pour construire une pagode, il faut avoir quelques principes de base : l’entrée regarde la rivière, l’arrière s’adosse à la montagne.
Rien ne s’effectue sans un rapport complice avec la nature et les chiffres.
Au nombre de toits superposés correspond une succession de nombres sacré Feng Shui, le nombre, l’enchaînement de terrasses et de marches sera forcément un nombre impair 3/7/9/21.
L’autel des ancêtres aux différents Bouddhas est face à l’entrée, tour de contrôle de la Pagode avec un regard sur tout.
Le Feng Shui et le Shan Shui chinois expliquent les énergies descendant des montagnes ou celles du flux ondulant des rivières. La géomancie explique l’orientation des citadelles et l’essor des villes dynamiques.
Aller à l’encontre de ces flux est alors s’exposer à de sérieux problèmes.
Mon client devait construire à la frontière nord une nouvelle pagode vietnamienne, légèrement plus petite que ses sœurs pagodes chinoises situées de l’autre côté du fleuve rouge. Pour ne point offenser la Chine, la nouvelle pagode devait être plus basse et moins haute mais plus subtile…, tel était en partie le cahier des charges que l’on me donna.
Je partis après plusieurs mois d’études rencontrer sur place le grand maître Feng Shui de renommée nationale que l’on m’avait ordonné de rencontrer (ce maître Feng Shui reconnu anime tous les jeudis soir sur une chaîne nationale vietnamienne une émission de conseils et bonnes paroles bouddhistes. Il occupe aussi un poste de haute fonction de la Sangha bouddhiste du Vietnam).
Après un maigre déjeuner, nous partîmes escalader les montagnes et après deux heures de transpirations tropicales et avoir perdu la moitié de notre effectif dans les rizières, le maître Feng Shui reconnut que l’emplacement choisi était bien le bon !
Nous prîmes quelques selfies au sommet de la colline avec le directeur du projet, enchanté d’avoir franchi avec moi et avec succès ce rituel non prévu dans la négociation de mon contrat Fidic.
Alors que nous descendions de la montagne, le maître Feng Shui affublé de ses sandales en cuir me confessa que sa lourde tâche était emplie d’obligations inutiles et qu’il était ravi que nous ayons marché ensemble. Il me parla longuement de son admiration des bâtiments français de Hanoï et du système d’évacuation des eaux usées mis en place et toujours en excellent fonctionnement.
Il me confia qu’il passait son temps à justifier des évidences et à confirmer le bon sens, que les gens ont constamment besoin d’être rassurés sur de banales questions d’espaces.
L’évidence en Asie n’est jamais établie, rien n’est irréfutable, tout doit toujours s’expliquer !
Peu de choses naissent d’une explication rationnelle, une évidence se cimente d’une longue histoire avec de longs échanges et des débats.
Il faut toujours justifier du cours des choses, toujours expliquer que nos certitudes ne proviennent pas d’une justesse scientifique ou d’une raison divine.
Les choses sont concédées, quand elles ont l’approbation de tous avec une élaboration collective.
Le bouddhisme, c’est accepter que nous ne sommes pas maîtres de la situation et que diverses forces vous poussent à accepter et à composer avec votre karma.
Vous ne luttez pas, vous vous adaptez…
Je repartais alors à Saïgon plus léger, ma marche dans les montagnes avec le maître Feng Shui m’avait apaisé.
Tout allait bien, j’avais oublié mon confident, jusqu’au jour où, un an plus tard, j’appris par la presse que la pagode serait construite par les frères de la confrérie de la Sangha bouddhiste vietnamienne et sur la base de nos plans, mais sans nous !
Le maître d’ouvrage avait passé le relais du projet à la confrérie bouddhiste de Lao Caï.
Rien d’évident à laisser un architecte Français construire une pagode !
Le Dragon de terre de la maison Trang
Monsieur Trang nous contacta pour dessiner un éco lodge sur un des plus beaux sites de la côte de Quy Nhon au centre Vietnam. Après plusieurs échanges et visites du site, nous déclinâmes son offre qui consistait, sous la pression financière d’un de ses amis investisseurs, à bousiller la dernière presqu’île naturelle de la province et à construire 500 villas indochinoises juxtaposées à proximité de magnifiques falaises de basalte.
Désireux d’échanger et ouvert d’esprit, il me convoqua plus tard sur le terrain de sa maison familiale de Saïgon avec sa mère et son frère. La famille s’agrandissait et voulait ajouter quatre étages à la maison existante en plein cœur de Saïgon.
Après m’avoir expliqué qu’il faisait son affaire des autorisations administratives, nous voilà à dessiner une nouvelle maison contemporaine sur cinq étages, à enchaîner les réunions de travail avec tous les membres de la famille trois fois par semaine.
Après avoir fait dix esquisses, vingt variantes et modifié cinquante fois les plans du rez-de-chaussée en suivant les demandes du Maître Feng Shui de faire passer les diagonales de feu et d’eau, écouter les recommandations de la belle-sœur de Monsieur Trang, femme également férue de Feng Shui, d’ouvrir toutes les portes à droite, et de réaliser tous les escaliers avec 21 marches.
Une fois rectifié l’orientation cardinale des portes principales d’entrées en raison du signe astrologique de chaque membre de la famille et être attentif au bon « Chi », la famille est alors partie à Hanoï avec les derniers plans de la maison pour consulter un second maître Feng Shui de rang supérieur.
Ce dernier leur expliqua que le dragon de terre enfoui dans le sol avait permis à la famille de prospérer durant de longues années et qu’il devait donc continuer à vaquer librement. Nous changeâmes en trois jours l’emplacement des fondations pour laisser passer les flux bénéfiques du dragon, à grands frais de porte-à-faux structurels que le client paya sans contester.
Plusieurs mois passèrent, la maison sortit enfin de terre.
Une fois que le gros œuvre fut terminé, un troisième maître Feng Shui commandé par le client ordonna de déplacer la salle des ancêtres sur le toit, plus proche du ciel, et de modifier tout le dernier étage.
Nous attendons à ce jour l’invitation par la famille du quatrième maître Feng Shui pour inaugurer la maison !
La tour de 1 500 mètres à Ha Thinh
Après un an de discussions et de négociations, le général Chinh nous rencontra enfin dans son fief de Ha Thinh.
Après la cérémonie du thé, et après m’avoir montré toutes ses décorations et les cadeaux divers offerts par ses hôtes dans une grande pièce poussiéreuse de son usine, il se lança sur une description économique et historique de sa province natale. Il m’expliqua que la forme de celle-ci ressemblait à une tortue, qu’il descendait d’une riche famille de mandarins ayant régné sur la province en forme de tortue depuis plus de trois cents ans.
Le général me pressa, (sans contrat comme à l’accoutumée) de démarrer pour lui en urgence une esquisse d’étude urbaine dont l’objectif était de valoriser l’attractivité de sa province, l’une des plus pauvres du Vietnam, et de présenter cette étude au gouvernement pour obtenir des financements.
Adhérent convaincu des bonnes intentions du mouvement de la frugalité heureuse française, nous lui proposâmes sans frais et sans contrat une vision durable stratégique écologique du territoire, axée sur un développement harmonieux des campagnes aux activités agricoles mixtes, une amélioration des voies de transport, un projet d’agriculture durable à haute valeur ajoutée, associée à des hubs logistiques à quelques heures de Hanoï.
Le tourisme renforcé par une valorisation du patrimoine existant et une agriculture raisonnée avec une forte valeur ajoutée à quelques heures de la capitale : un vrai projet qui puisse avoir du sens dans le monde actuel !
Mais un jour…, et ce jour fût celui de trop, le général insista pour que je l’accompagne présenter aux politiques de la Province un projet parallèle réalisé à notre insu et à sa demande par nos partenaires vietnamiens associés, (L’organisme officiel de planification du Vietnam) : une tour de 1 500 mètres de haut (cinq fois la tour Eiffel) dont la silhouette de la base en forme d‘étoile ressemblait au yacht de Bernard Arnault…
Au Vietnam, face à un client âgé, il faudrait normalement obtempérer et ne jamais dire non et surtout pas devant un militaire haut gradé ! Alors devant mon attitude dubitative et ma moue, le général âgé, soucieux de ne pas perdre la face, me proposa un voyage à Dubaï. Je refusai une seconde fois… blasphème et affronts impensables !
Dire non ne se fait pas en Asie, la réunion tourna court et, depuis ce jour, je n’ai plus aucune nouvelle du général, et je ne suis jamais allé représenter le projet de tour en forme de bateau…
« Khôn ngoan chẳng đọ thật thà ». (L’habilité ne saurait vaincre la sincérité)
Menu à la patte de tortue
Coincé derrière la nouvelle autoroute pleine de bosses qui relie Hanoï à la frontière chinoise, un client aux manières d’un nouveau riche m’invita à un déjeuner d’affaires dans une auberge entourée de faux lacs de lotus recomposés à l’eau croupie.
Ces guinguettes sont constituées de petits pavillons en périphérie des villes et regroupent toutes sortes de gens dont principalement les hommes politiques locaux à l’abri des regards.
Nous nous installâmes selon un sens du protocole très précis à table, chaque personne du même rang de responsabilité et d’âge s’asseyant exactement en face de son homologue en cercle autour d’un grand plateau de table tournant en verre tâché et empli de mets divers complétés d’alcool de riz.
Le repas d’affaires est en Asie l’instant où l’on scrute intensément votre comportement. Votre savoir-être est mis à l’épreuve !
Comme vous êtes invité, vous devez tout goûter, refuser un plat ne se fait pas, on ne dit jamais non et le repas est un moment où l’on vous fait honneur !
Mais ce jour est aussi très certainement destiné à analyser mes réactions et, en pensant m’honorer, l’on me servit à mon insu des pattes de tortue.
Situation délicate quand on sait que la tortue est en Asie un animal sacré connu pour sa longévité… Depuis l’histoire du petit Pangolin de Wuhan, il faut savoir que le Vietnam a adopté une politique très stricte en matière de commerce alimentaire.
La situation était complexe à interpréter et je n’ai à ce jour toujours pas compris ce que mon client attendait réellement de moi…, je pense que je ne le saurai jamais…
Pris au dépourvu, je ne savais plus que faire, la patte de tortue disposée dans mon assiette, je l’avalai ! Ce fut la première et la dernière fois que je mangeais de la tortue.
J’ai dû depuis apaiser ma conscience et m’excuser en relâchant deux tortues dans une pagode de Saigon pour me faire pardonner de cette offense !
La tour observatoire de Madame Hoang Thuy et ses cadeaux de poissons frais
Madame Hoang Thuy ne me lâcha pas la grappe pendant trois mois…
Trois mois d’une relation à sens unique où je recevais tous les jours pour m’inciter à travailler doublement et sans m’arrêter : poissons frais venus en avion de Nha Trang, cadeaux divers de tissus, homards décoratifs en plastique, tableaux divers, nids d’hirondelles…
Madame Hoang Thuy, figure locale et investisseur reconnue, souhaitait réaliser à l’estuaire de la lagune une tour phare féminine à l’effigie de la princesse Sham Huyen Tran.
La tour marquerait par sa féminité l’entrée de la baie face à la statue du général Tran Dao connu, lui pour avoir bouté les Chinois.
Madame Hoang Thuy avait épuisé avant moi l’énergie de nombreux architectes vietnamiens et français, elle était en compétition avec d’autres investisseurs, son projet devait être le meilleur et elle avait donc décidé de nous aider tous les jours…
J’étais prévenu et sur mes gardes, je ne pouvais pas contenir son énergie journalière débordante avec un flot incessant de nouvelles informations et de nouvelles idées qui crépitaient sur mon téléphone portable.
Après trois mois d’un épuisement total de mon équipe, le projet fut attribué à un autre investisseur ayant proposé un parc d’attraction avec téléphérique. Ce groupement vietnamien véreux est aujourd’hui en redressement judiciaire après avoir salopé une large partie de la péninsule avec de fausses maisons de maître français dessinées par une agence singapourienne.
Je garde un souvenir chaleureux de ces échanges, l’énergie optimiste pugnace de cette femme d’affaires vietnamienne à mener un projet complexe dans sa ville et sa volonté farouche d’arriver à ses fins en monopolisant toute l’énergie de son entourage.
« Nước chảy đá mòn ». (À force de couler, l’eau finit par user la pierre)
Olivier Souquet
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* Afin de préserver mes bonnes relations avec mes amis et maîtres d’ouvrage, l’ensemble des noms des personnes et des lieux de ces petites histoires de Chroniques d’architecture a été volontairement changé.