DE-SO Asia, agence d’architecture et d’urbanisme, est basée depuis l’aube des années 2010 à Hô-Chi-Minh-Ville au Vietnam et développe dans le Sud-Est asiatique des projets d’aménagements durables. Encore cinq nouvelles histoires entre montagnes et méandres du fleuve. Chronique du Mékong.
Tombe la neige
À l’arrivée des fêtes du nouvel an, de nombreuses soirées de fin d’année d’entreprises sont organisées et il est de bon ton de s’y montrer, ce sont les « Year end party » !
Les débuts de soirée sont d’un protocole impeccable et rodé ; vous prenez des photos sur une estrade avec les organisateurs souriants avec en fond derrière vous des panneaux géants imprimés avec le nom des sponsors de la soirée.
Vous entrez ensuite dans une grande salle des fêtes, et l’on vous place systématiquement toujours à la mauvaise place ; devant tout le monde, à côté de la sono et la scène derrière vous, de manière que toute la salle puisse vous observer lors du gala.
Au fur et à mesure que la soirée avance et que l’alcool de riz remplit continuellement votre verre, la bonne tenue générale de la soirée s’estompe.
À un moment vous ne savez plus pourquoi mais vous vous retrouvez sur la scène à chanter « tombe la neige » de Adamo où à hurler « Aline » de Christophe.
Là encore vos clients partenaires, ravis de vous voir chanter en français et de partager ce moment unique décomplexé de communion, vous renouvelleront leur confiance pour la nouvelle année !
Au Vietnam et comme dans beaucoup de pays asiatiques votre univers de travail et de détente se mélangent et les relations professionnelles passent toujours par des moments de convivialité. Seuls peuvent comprendre ceux qui ont chanté « tombe la neige » !
« Rượu vào lời ra » (Quand l’alcool entre, les paroles sortent)
L’homme au slip d’or
Le surnom de « l’homme au slip d’or » fut donné à un promoteur ambitieux par mon ami architecte Lợi. Ce promoteur rêvait de collaborer avec des architectes français élégants, polis et bien élevés.
Toujours bien habillé avec ses boutons de manchettes en or, ses chaussures de cuir noir pointues cirées à la perfection. Pour gagner la construction d’un gros projet universitaire, il avait réuni un ancien président de l’académie d’architecture française, quelques sommités du milieu de l’architecture, le président de l’université et tout son conseil d’administration.
Il nous conviait régulièrement autour de grandes tables garnies, dans des salles de mariage en faux marbre blanc brillant et aux dorures dégoulinantes.
À chaque fin de soirée dans des boîtes dorées, il sortait des cigares enrubannés de fils d’or. Parfois à table on servait du cochon grillé enrubanné de papier en or à manger !
Le projet d’université en cœur de la ville issu d’un travail collaboratif fut rapidement jeté à la poubelle, le projet adopté a depuis triplé de volume et l’homme au slip d’or s’est volatilisé !
La vue depuis la lune
Madame Phong, femme ou maîtresse de Monsieur Duc maître d’ouvrage, avait assisté exceptionnellement à la réunion de présentation des experts français de la plus grande piscine du Vietnam aux multiples bassins d’eau douce et de mer face à la mer de l’Est.
Le projet immense consistait en une succession de bassins miroirs et de piscines à débordements.
Lorsque tous les intervenants, ingénieurs, architectes et paysagistes eurent expliqué le projet et le fonctionnement des flux d’eau comme ceux de Dubaï, Madame Phong affublée de son sac Hermès bleu se leva dignement.
Elle annonça à tout le monde dans un anglais parfait qu’il fallait que l’équipe fasse son maximum pour que la piscine soit visible depuis la lune !
Les Vietnamiens ont toujours le sens des grandeurs et huit ans plus tard, la piscine n’est toujours pas construite…
À défaut de piscine, il y a toujours la mer de l’Est avec le sable de la plage…
Le trône de Madame Thanh Tuy
Une séance de travail avec Madame Thanh Tuy à Hanoï mérite le détour…
Dans les beaux quartiers aux boutiques de luxe, après vous être présenté à rez-de-chaussée à l’hôtesse qui passe ses journées sur Tik Tok et qui siège près de la grenouille en pierre et de l’autel bouddhiste en or empli de cadeaux brillants face à l’entrée.
Vous prenez l’ascenseur climatisé aux boutons dorés et une nouvelle assistante vous accueille à l’étage, celle-ci, plus attentive, vous guide vers une salle d’attente impersonnelle. Vous remarquez que l’odeur moite et persistante de la moquette s’amplifie avec la mise en route forcée de la climatisation que l’on vient d’actionner pour vous.
Vous pénétrez dans une pièce sans lumière aux rideaux tirés, emplie de sculptures, de bonzaï parfois en plastique et de tout un ensemble de jardins miniatures composés de faux rochers agrémentés de cascades et de pagodes miniatures (tout cela au cœur même d’un immeuble art déco faussement indochinois).
Quand vous entrez dans la pièce, vous vous dites alors que votre client est sensible à la nature car l’environnement est semblable à une boutique « nature et découverte ».
Vous entendez que les pompes à eau mal réglées des fontaines émettent un cliquetis agaçant et vous remarquez que les tableaux mélangent dans une confusion entretenue des scènes de paysages vietnamiens et des paysages de la Dolce Vita de Méditerranée.
À l’extrémité de la grande table de réunion, trône un fauteuil légèrement surélevé par une subtile estrade de cinq centimètres …
Ce fauteuil digne d’appartenir à Napoléon est surmonté au plafond d’une couronne de fleurs de lavande provençale peinte par un artiste Hanoïen. Vous remarquez que celui-ci n’a pas bien observé la couleur des lavandes car les lavandes sont de couleur bleu roi.
Le plafond peint de lavandes, les fontaines Feng Shui, les bonzaïs en plastique engagent mal le projet que vous êtes venu proposer…
La réunion commence, Madame Thanh Tuy vante la Côte d’Azur et souhaite créer une ville semblable à Monaco avec un casino.
Vous comprenez alors que vous perdez votre temps et que le projet sensible, ascétique et identitaire que vous êtes venu proposer ne se fera jamais…
« Tốt danh hơn lành áo » (Bonne réputation vaut mieux que beaux habits)
Cliquetis de talons
L’architecture est un sport de compétition et les obstacles sont nombreux pour aboutir ; pour s’en convaincre, il faut avoir assisté au moins une fois à la présentation par des experts étrangers de projets immobiliers auprès du conseil d’administration d’investissement de Monsieur Hien.
Après deux ou trois heures d’attente subies pour vous rappeler votre rang, vous pénétrez dans la grande salle d’administration du groupe où cinquante personnes de tous les services administratifs écoutent religieusement les projets présentés par les experts designers du monde entier.
On trouve autour de la table en bois foncé rouge style art déco en forme de U, un premier rang de responsables financiers plutôt masculins, un second rang féminin est assis sur des chaises à l’arrière contre les rideaux épais qui obturent toute lumière naturelle. (Je me demande pourquoi les architectes européens s’obstinent à mettre des fenêtres dans les bureaux en Asie… les Vietnamiens passent leur temps à mettre des rideaux pour obturer la lumière).
Votre nom est inscrit en lettrage or Times New Roman sur un porte-cartes coloré rouge communiste qui est changé à chaque passage d’experts et de projet.
Les longs commentaires qui justifient le travail des conseillers démarrent, vous vous impatientez et vous constatez qu’aucune étude d’éclairage ou d’acoustique n’a semblé guider le design de la salle.
À un moment et toujours de grand silence, l’une des assistantes administratives se lève pour poser devant le grand patron un large parapheur doré et une pile de lettres à signer. À cet instant précis, le bruit de ses talons résonne dans la pièce qu’aucun absorbant acoustique ne vient atténuer. Le son des talons est amplifié par le sol en carrelage gris céramique d’importation chinoise qui résonne comme une peau de tambour.
À ce moment de tension extrême, tout le monde épie les moindres faits et gestes du Président.
Quand la secrétaire sera à nouveau assise, et après avoir écouté brièvement ses fidèles sous-chefs en les interrompant sans cesse, Monsieur Hien parlera en dernier. Après avoir lâché lentement plusieurs bouffées de son cigare de Cuba, il lèvera ou baissera son pouce et votre sort d’architecte sera définitivement scellé !
Olivier Souquet
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* Afin de préserver mes bonnes relations avec mes amis et maîtres d’ouvrage, l’ensemble des noms des personnes et des lieux de ces petites histoires de Chroniques d’architecture a été volontairement changé.