
Démolir des logements, c’est ne pas prêter attention « au chez-soi »,* aux habitants, aux gens, c’est considérer le logement comme « un simple produit » ; grave erreur. On peut voir cela comme une forme de mépris, le début d’une violence ambiante.
Dans les années soixante, il était déjà question de mettre de l’ordre dans le chaos périphérique mais en fait d’ordre nous avons préféré les villes nouvelles. Ces villes ont eu du mal à exister et le même problème reste le même aujourd’hui : comment remettre de l’ordre dans « ce bordel » alors qu’il n’y a toujours pas de grand projet, de vraie réflexion sur la ville.
Seul titre de gloire, le nombre d’arbres plantés !
Et pendant ce temps là, les territoires, la périphérie, la « banlieue » restent en déshérence, par manque de vision, de projet voire de simple compréhension de l’évolution technologique.
À un an des élections municipales, chaque jour nous enseigne l’importance des villes. D’une manière générale, la ville est un puzzle éclaté alors que nous aurions pu lui donner une unité, une histoire, un équilibre, redéfinir la notion de bien commun, de vivre ensemble.
La violence est partout dans la ville, elle commence lorsque est acceptée l’idée de détruire plutôt que de construire.
La situation est paradoxale car plus nous avons besoin de ville et de logements, plus nous « déconstruisons » l’existant. « Déconstruisons », pour ne pas dire « saccageons », « démolissons », ce qui est une façon de renier l’histoire et la culture. La violence est tellement intégrée que nous n’avons pas conscience des dégâts produits alors que sous nos yeux disparaissent nos appartements, nos logements, nos « chez-soi » *.
Bien avant tout le monde, par rapport à la ville, la modernité a pris des positions radicales chez les architectes : pas de limites, pas de traces, pas d’histoire, pas de continuité. La modernité a séparé l’architecture de la ville, rendant l’une inexistante et l’autre autonome.
Sommes-nous sûrs que ce qui se construit aujourd’hui est mieux que ce qui se construisait dans les années ‘60 ? Ce ne sont pas les progrès de la qualité énergétique et acoustique qui vont changer radicalement l’architecture. Ces améliorations ne justifient pas une « déconstruction ».
Nous devons soumettre un réel projet de ville, lisible, compréhensible, pour ensuite proposer une autre conception du logement, mais nous n’en prenons pas le chemin car la préoccupation dominante, et légitime, est le foncier, le financement. La qualité architecturale d’un logement, ses qualités d’urbanité n’ont pas d’importance aux yeux des élus ou des maîtres d’ouvrage, et nos « petits projets urbains » n’y changeront rien.
En attendant, un peu comme si l’on ne savait pas quoi faire, sans projet urbain, c’est la démolition qui a le vent en poupe.
Au haut du lièvre à Nancy, la barre de 400 mètres conçue par Bernard Zehrfuss a été divisée en trois. Cela n’a rien changé à la « perception », furent juste perdus des centaines de logements qui méritaient autre chose. Démolir, détruire, c’est ne pas tenir compte de la ville, c’est ignorer l’importance du « chez-soi » pour ces habitants qui, au fil du temps, avaient conçu leur intérieur, leur intimité et avaient ainsi participé à une histoire. La ville accumule, elle ne peut pas être éternellement une table rase.
Tout au long du siècle dernier, nos villes ont fait l’objet de détestation.
Aujourd’hui, l’ANRU (Agence Nationale pour la Rénovation Urbaine) « reprend les choses en mains » pour des centaines d’opérations. En fait, les « projets urbains » démarrent inexorablement par des « déconstructions ». Le plus souvent c’est le résultat d’un manque d’entretien et de rafistolage sans vision.
La ville, comme l’architecture, est un accumulateur d’histoires, elle ne peut pas se limiter à une opération comptable qui va s’amortir sur 20, 30 ou 50 ans.
Ce pragmatisme impose une vision à court terme mais il est difficile de se contenter d’un saupoudrage, il faut un vrai grand projet d’ensemble, sinon c’est le tonneau des danaïdes. On va dé-densifier, on va planter… sans aucune perspective. Ce n’est pas parce qu’une ville est de plus en plus « plantée » qu’elle en devient plus écologique. La ville a changé de nature, le centre s’est élargi, les déplacements ont « ralenti » pendant que la périphérie est devenue chaotique, désorientée.
Les élections municipales approchant, il est question partout de rénovation urbaine.
La ville semble ne plus avoir d’importance, les points de deal se multiplient, nous déplaçons les écoles, déconstruisons les bâtiments. « Rénovation urbaine », sous-entendu « destruction de logements » pour en construire de plus petits, moins énergivores.
Michel Rocard, qui fut premier ministre (1988-1991) parlait déjà d’une architecture « criminogène » ! Ce qui est incontestable est la double politique d’aide à la pierre et de regroupement familial ou regroupements sécessionnistes. Si la délinquance et la déshérence peuvent être attribuées à la non adéquation entre une offre et des attentes, toujours pas de projet de ville et la notion de « marché » a été oubliée par l’urbanisme moderne qui a permis le séparatisme. Sauf à énoncer un projet de ville et à le mettre en œuvre, on trouvera difficilement les outils thérapeutiques pour remédier au problème. L’erreur est de croire qu’un projet commence par des démolitions, la densification du verdissement et par un paysagisme écologique. Il faut au contraire accepter le prolongement, l’extension, la superposition, la densification, la mixité sociale, la mixité des activités…
Il est vrai que nous sommes devenus intolérants. Chaque collectivité décide mais il faut comprendre que la table rase du siècle dernier est une erreur à rattraper et que nous sommes sur la voie de la récidive.
Cela peut s’expliquer par l’incapacité à énoncer un projet avant de l’appliquer. Au lieu de déconstruire, il faut accepter d’utiliser ce qui a été construit, le déjà-là, comme matériau pour fabriquer un nouveau paysage urbain. La répétition tue, il faut trouver, en chaque lieu, la réponse juste. C’est le contraire du « modèle » actuel.
La ville est synonyme d’invention, d’imagination, de plaisir partagé, de surprise, ce n’est pas une juxtaposition de « projets urbains ». Il faut trouver le lien entre le centre, défini de façon large, et la périphérie, limitée dans le cadre de sa configuration actuelle. On assiste au retour de la « limite », de la restriction foncière, sorte de fuite en avant. Il est temps de penser à une vision lointaine, au moins trente ans et sortir des petits deals entre promoteurs et propriétaires. Définissons clairement ce que sera le bien commun, son cadre, celui qui relie le centre et la périphérie, au-delà de la simple voirie. L’enjeu est de taille, l’idée même d’urbanisme doit changer.
Il appartient aux élus d’énoncer un véritable projet de ville, pas un investissement en nombre d’arbres plantés.
Ces dernières années, les centres des villes ont été l’objet de toutes les attentions, ils sont devenus plus attractifs. Il est temps aujourd’hui de porter toute notre attention sur la complémentarité des centres-ville et de la périphérie. La périphérie va devenir à son tour une ville, et c’est à chaque maire d’énoncer sa vision. Il est temps de croire à un « à venir » possible en ville, l’expérience de la campagne ayant montré ses limites. L’urgence est que chaque collectivité mette en place son plan de bien commun, structuré, essentiel pour la ville de demain. C’est à partir de son dessein que le ré-enchantement des villes sera possible.
J’ai dit naufrage car rien n’est fait pour ré enchanter la ville, rien d’autre que de « déconstruire » pour dé densifier, re naturer, ce qui est un contre-sens puisque la ville s’est faite contre la sauvagerie naturelle et s’il est agréable d’avoir des arbres dans le paysage et de sentir les saisons évoluer, il est absurde de créer des forêts qui sont précisément des espaces anxiogènes et dans lesquels il est dangereux de s’aventurer.
J’ai dit naufrage en référence à ma précédente chronique** qui mettait l’accent sur Savigny-le-Temple, une commune de la ville nouvelle de Sénart dans laquelle un des bâtiments d’une opération de 88 logements adoptait la configuration de la parcelle avec un angle aigü et prenait la forme d’une proue, dimension poétique, une métaphore qui apportait un peu de brise marine en Seine-et-Marne. C’était hélas l’annonce du naufrage urbain que nous ne pouvons que constater aujourd’hui.
Il reste à réagir, il y a une urgence, pour éviter la catastrophe, il est temps d’affronter le réel.
Alain Sarfati
Architecte & Urbaniste
Retrouvez toutes les Chroniques d’Alain Sarfati
* « Notre Chez-soi » de Jean Louis André (éditions Odile Jacob)
** Lire Chronique d’une « déconstruction » inutile
*** Photo d’illustration – (re)Découvrir la chronique Tout semble immobile, par Alban Lécuyer