En cette fin d’été 2024, alors que la reconstruction de la toiture de Notre-Dame touche à sa fin, se pose la question de notre relation au patrimoine bâti. N’y a-t-il pas dans notre volonté de figer les bâtiments du passé dans une sorte d’état « historique » fantasmé, l’affirmation d’un refus de l’inéluctable versatilité des choses et du temps ?
C’est ainsi que, sans autre interrogation, est restituée et remise en état d’origine la couverture de plomb de Notre-Dame. Chacun sait pourtant aujourd’hui que le plomb est toxique, ce qu’à l’époque de sa construction, tout le monde ignorait. Pourquoi dès lors vouloir absolument restituer cette toiture « historique » ?
Il convient de se souvenir que, malgré tout son talent, Viollet-le-Duc n’a jamais hésité à prendre quelques libertés vis-à-vis de la réalité historique si cela servait son dessein de créer une œuvre qu’il jugeait cohérente.
D’autant que ce ne sont pas les matériaux qui manquent pour couvrir une cathédrale ; certains le sont de zinc, de cuivre, d’ardoise, de tuiles… bref rien n’imposait l’usage de ce matériau… sauf un manque de courage !
Sachant tout cela, il est assez agaçant de constater que nous n’avons pas eu suffisamment de force mentale pour dépasser cette posture dogmatique de restitution « à l’identique » d’une toiture, qui n’avait d’historique que le songe d’un architecte ! Architecte qui, aussi talentueux qu’il ait pu être, n’en a pas moins inventé une histoire imaginaire…
Cette posture très actuelle interroge notre rapport au changement, à la versatilité des choses et du temps, alors que nous traversons une période où tout changement semble inacceptable et source d’angoisse.
Restons dans Paris : que serait-il advenu si l’enceinte de Thiers n’avait pas été déconstruite au début du vingtième siècle ? N’aurions-nous pas aujourd’hui, au non d’une sacro-sainte préservation du patrimoine, des levées de boucliers pour préserver à tout prix cette trace historique quand bien même elle ne serait plus d’aucune utilité ? Heureusement que par le passé il n’en a pas toujours été de même ; Haussmann aurait été bien embarrassé pour faire les grandes percées que chacun s’accorde à admirer aujourd’hui !
Prenons encore le château de Chambord que d’aucuns se plaisent à vouloir restituer « tel qu’à l’époque de François Ier », lequel est certes l’instigateur de l’ouvrage mais en aucun cas celui qui l’a le plus fréquenté mais admettons ! Cependant les combles mansardés, ajoutés bien des années plus tard sur les ailes basses du château, ont été retirés au motif qu’ils ont été réalisés par Mansart lui-même, donc pas d’époque. D’accord ! Mais la toiture de la chapelle aussi a été réalisée par Mansart, elle n’est donc pas d’époque non plus ! on la retire ? Les ailes basses non plus d’ailleurs ne sont pas d’époque : on les démolit ? Ah non, elles permettent d’accueillir billetterie et magasin de souvenir parfaitement d’époque, eux !
C’est bien là toute l’ambiguïté de notre rapport au patrimoine : pourquoi vouloir à tout prix retrouver l’état fantasmé d’un bâtiment, quitte à s’arranger avec l’histoire, plutôt qu’assumer les vicissitudes d’un bâtiment à travers les âges ? En quoi le travail de Mansart était-il moins acceptable que celui de ses prédécesseurs ?
Pour en revenir à des considérations plus quotidiennes, j’ai déjà eu l’occasion d’écrire sur la frénésie actuelle qui pousse à ne plus rien vouloir démolir et réhabiliter à tout prix.* Il y a là aussi dans cette posture « écologique » l’idée de ne pas remettre en cause la matière telle qu’elle a pu être mise en œuvre pour répondre au besoin d’une époque et pourtant devenue obsolète, une approche assez similaire à notre attachement à ce passé fantasmé.
Il n’y a pas si longtemps, lorsqu’un édifice ne servait plus, ne répondait plus aux besoins, il était démantelé, comme le fut l’enceinte de Thiers dont les maçonneries ont permis la construction d’autres édifices, ce que l’on nomme aujourd’hui réemploi, nouveau mot pour se donner l’impression d’inventer une pratique qui a toujours existé !
Il y a, à l’extrême ouest de notre territoire, à la pointe Saint-Mathieu, au bout du bout du Finistère, un ancien monastère qui montre bien le changement de relation au patrimoine. Installée là, la congrégation religieuse veillait à allumer un feu pour guider les navires près de ces côtes dangereuses à l’entrée de la rade de Brest. Les aléas de l’histoire ont fait disparaître cette congrégation et l’État a construit un phare. Les pierres de l’ancien foyer qu’entretenaient les religieux ont servi de base au nouveau phare et l’abbaye se trouvant à son pied a été vendue à un investisseur privé à la fin du XIXe siècle. Celui-ci, ne trouvant pas d’usage à la bâtisse, s’en est servi comme gisement de matière première pour alimenter de nouvelles constructions alentour. Scandaleux ?
Du coup, quelques années plus tard, l’État a racheté les ruines et, aujourd’hui, ne restent que quelques murs et ogives affrontant les vents et les tempêtes, un ouvrage que l’État doit entretenir et sécuriser à grands frais pour… rien ! Et le jour où une pierre, poussée par une bourrasque plus forte qu’une autre, tombera, il y aura sûrement des tas de gens pour exiger qu’elle soit remise en place au nom d’un devoir mémoriel quelconque…
En réalité, cela pose la même question que posait la tour INSEE de Malakoff (Hauts-de-Seine) : doit-on à tout prix préserver des bâtiments devenus obsolètes ? Est-ce forcément leur rendre hommage que de les maintenir coûte que coûte ? Quitte à ce qu’ils deviennent des sortes d’épaves, abandonnées et sans âme, lieux d’Urbex, comme on dit aujourd’hui, pour personnes en mal de sensation fortes ?
Au lieu de les figer, ne serait-il pas plus pertinent d’accepter de faire disparaître ces patrimoines et, en intégrant leurs matériaux au sein d’autres bâtiments conformes à nos besoins, de véritablement valoriser leur mémoire ?
Que chacun se rassure cependant, Notre-Dame restera un gouffre énergétique et, au nom du respect historique, polluera tout le quartier ! Pourtant, il aurait pu être demandé à un architecte du patrimoine de travailler avec des industriels pour mettre au point un système de toiture photovoltaïque qui s’intègre à une image désirable et acceptable par nos contemporains. Faire avancer les techniques et la science, n’est-ce pas là le propre des bâtiments aussi emblématiques ? N’était-ce pas là le moteur même de ceux qui ont construit Notre-Dame ? N’aurait-ce pas été leur rendre un plus bel hommage plutôt que, avec toute la débauche d’énergie et de calcul de nos outils moderne, tenir à singer le savoir-faire manuel d’artisans d’une autre l’époque ?
À l’heure où il n’est plus question que de réemploi et de revalorisation, n’y a-t-il pas plus d’intérêt à accepter que les bâtiments devenus obsolètes, certes anciens mais sans atteindre le statut de monument historique, puissent avoir une seconde vie en devenant des gisements de matière première pour donner naissance à des ouvrages plus en adéquation avec nos besoins contemporains ?
Et s’ils doivent être un peu ‘violentés’ pour être préservés et répondre à nos besoins actuels, faut-il à chaque fois subir une opposition farouche pour cause d’atteinte à l’image ? Les gouvernements successifs n’ont certainement pas même exigence pour l’architecture du quotidien : combien de pavillons de banlieue sont-ils mutilés sur l’autel de l’économie d’énergie ? Pour le coup, il n’y a personne pour s’en émouvoir !
De fait, tous les bâtiments peuvent être des gisements, le principe n’étant pas uniquement valable pour la maçonnerie traditionnelle puisque le béton est aujourd’hui lui aussi recyclé, des plateformes parvenant désormais à séparer les granulats et à les trier pour les réintégrer dans de nouveaux bétons.
Peut-être suffit-il finalement de revenir à ce qui s’est toujours fait par le passé : la ville qui se réécrit sur elle-même. À une différence près cependant puisqu’avant de déconstruire, nous avons aujourd’hui à destination des futurs historiens la possibilité de créer un jumeau numérique et des reportages photographiques qui s’avèrent pour ces ouvrages bien plus précis que les gravures d’époque.
Stéphane Védrenne
Architecte – Urbaniste
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