Quand nous avons fondé Constellations Studio, il y a quelques années, nous avons spontanément parlé d’architecture à valeur sociale. C’était écrit, presque comme une évidence, dans nos premières lettres d’intention. Cela signifiait quelque chose de simple : nous voulions faire une architecture ancrée, accessible, à l’écoute.
Nous n’avions pas vraiment théorisé ce mot, ni même pensé qu’il poserait problème. Pour nous, il portait une vision : une architecture qui se fait avec les autres, pour les autres, qui s’inscrit dans les territoires et les récits. Peut-être aussi juste un projet pour ceux qui en ont le plus besoin, tout bêtement, littéralement.
Pour autant, petit à petit, ce mot est devenu inconfortable. Nous entendions : « Architecture sociale, ça ne veut rien dire. En êtes-vous êtes sûres » ; « C’est un mot fourre-tout » ; « C’est clivant et puis, le social, ce n’est pas une identité en soi ».
Nous sentions un léger dénigrement, une distance au mieux. Comme si parler de « social » revenait à dévaloriser son propre travail et sa vision de l’architecture, à renoncer à une forme d’ambition ou de complexité. De quoi parle-t-on alors quand il est question « d’architecture sociale » ? Et pourquoi ces mots dérangent-ils tant ?
L’architecture sociale par nature
Je me souviens un jour d’échanger avec un architecte Libanais : « L’architecture est toujours sociale, il ne devrait même pas être nécessaire de le préciser », me dit-il. Sur le moment, j’ai acquiescé. Il avait raison. Comment l’architecture pourrait-elle ne pas être sociale ?
Elle touche aux lieux de vie, d’apprentissage, de soin, de rencontre. Elle lie les paysages naturels à l’homme. Elle engage des ressources, des métiers, des usages, des sensibilités. Dans sa définition même, l’architecture ne peut qu’être « sociale » car elle a évidemment un impact sur nos sociétés. Les édifices du monde entier décrivent l’histoire des hommes et femmes qui les ont conçus, fabriqués et habités. Ce que nous sommes en tant qu’espèce passe par nos architectures. Toutefois, si cela est si évident, pourquoi avons-nous ressenti le besoin de le revendiquer ?
Peut-être parce que dans certains contextes, l’architecture s’éloigne de cette réalité. Elle devient un objet, une vitrine, un geste esthétique déconnecté de ceux qui l’habitent. Alors parler d’architecture « sociale » revient à exprimer le choix de rester du côté de l’usage, de l’humain, du réel. Bizarrement, je crois que c’était aussi une volonté de « faire bien » comme si ailleurs on faisait mal.
Pourquoi le mot « social » est-il connoté négativement dans notre milieu ? Peut-être parce que depuis les Trente Glorieuses, en France, ce mot a été associé aux grands ensembles, aux politiques de logement de masse, aux zones reléguées. L’architecture sociale a été synonyme de logement HLM, de quartiers dits sensibles, d’une architecture standardisée, rationalisée, souvent perçue comme déshumanisante. Ajoutez à cela les politiques publiques qui ont souvent traité le « social » comme un problème à résoudre plutôt qu’une richesse à cultiver. Le « social » est devenu ce qui relève du manque, de la réparation, de l’assistance, de l’urgence.
De fait, l’architecte libanais cité plus haut m’avait enjoint de ne « surtout pas dire » qu’il « faisait du social ». Comme si planait une menace de relégation pour celui ou celle incapable de trouver des « clients intéressants, c’est-à-dire fortunés ». Avoir de l’argent est bien vu et travailler pour ceux qui en ont l’est aussi. Une question de quoi ? D’image ? D’honoraires ? De plaisir de concevoir avec plus de budget ? L’architecte qui travaille pour des millionnaires ne serait pas capable de réaliser un projet pour une famille à revenus modestes et vice-versa ?
Il demeure qu’expliquer, en France comme au Liban, vouloir faire de l’architecture « sociale » est prendre le risque d’être perçu comme un architecte « du pauvre » – avec tout ce que cela sous-entend de mépris et de marginalisation dans le champ disciplinaire. Faut-il pour autant y renoncer ? Ou plutôt le réinvestir, le défendre, le recharger de sens ? Peut-être commencer par le reposer sur la place publique. D’autant que, puisqu’il est question du Liban, se souvenir que dans ce pays l’architecture ne se rêve pas hors-sol ; elle doit réparer, soutenir, loger, maintenir du lien, parfois simplement offrir un toit. La posture sociale n’est pas un supplément d’âme. C’est une condition de survie.
Doit-on trouver d’autres mots ?
Parfois, si un mot se révèle gênant, il faut le contourner. Parlons d’architecture humaine, d’architecture sensible, d’architecture à l’écoute, inclusive, engagée, de proximité, du »care », de la sobriété heureuse, etc. Les mots ne manquent pas. Parfois, ils sont plus justes. Parfois, ils sonnent juste mieux.
Nous nous y sommes employées nous aussi mais je me questionne. Nous utilisions par exemple les termes « logement digne », je trouvais l’expression intéressante, intrigante. Mais a-t-elle vraiment plus de sens que le mot social quand tout le monde comprend le subterfuge. Il me semble aujourd’hui que le risque est que ces mots ne deviennent que des façades, une manière élégante de dire qu’on se soucie des autres, sans toujours le faire vraiment. Le langage se polit, se ‘’markete’’, s’éloigne de l’action. On enrobe. On enjolive. On adoucit.
Je n’ai rien contre une telle alternative, bien au contraire. À condition cependant qu’elle ne soit pas là pour cacher, ou pour éviter de nommer les choses comme elles sont. L’architecture sociale, au fond, c’est aussi une manière de dire que l’architecture a un rôle à jouer dans les équilibres sociaux.
Un mot chargé d’une méthode
Le social est souvent véhicule d’une manière de faire, d’une méthodologie. C’est prendre le temps d’écouter. C’est aller sur le terrain. C’est concevoir avec, pas pour. C’est accepter que le projet change au contact des usagers. C’est intégrer les temporalités du soin, de l’usage, de la réparation. C’est penser les détails non comme des finitions mais comme des gestes d’attention.
Ce n’est pas une esthétique. Ce n’est pas un programme. C’est une posture qui peut traverser tous les types de projets : logement, école, tiers-lieu, maison individuelle, espace public, équipement culturel ou sportif.
Une autre critique adressée parfois à l’architecture dite sociale est qu’elle serait trop « localiste », repliée sur le petit, sur l’usage immédiat, incapable de produire une pensée globale, un discours formel. Il faut pourtant sortir de cette dichotomie. Il est possible de créer une architecture du lien, du sensible, de la proximité sans renoncer à la complexité, à la pensée, à la poésie.
L’architecture sociale n’est pas un renoncement. C’est un déplacement. Elle ne cherche pas à impressionner mais à faire tenir, à créer des lieux vivants, ancrés, désirables. Elle ne fait pas table rase. Elle s’appuie sur l’existant, sur les récits, sur les usages ordinaires, sur la matière déjà-là, sur les hommes et les femmes.
La spatialité pure peut-elle être sociale ?
Comme exprimée parfois, l’étiquette « social » induit une attention portée à l’usager au détriment de la spatialité mais la spatialité pure peut-elle être sociale ? En d’autres termes, l’architecture peut-elle porter en elle une valeur sociale indépendamment des discours, des usages ou des fonctions ?
Je veux y croire et il s’agit peut-être même de ma conclusion : certains espaces favorisent intuitivement le rassemblement, l’échange, la convivialité. Un banc bien placé, une lumière apaisante, un seuil généreux peuvent devenir supports d’un lien, d’un usage collectif différent.
Le social n’est certes pas un style ou un label mais peut-être plus que tout une éthique de la forme, une manière de concevoir : les distances, les usages possibles, l’attention à ce qu’un espace rend visible ou invisible, accessible ou inatteignable. La spatialité devient sociale lorsqu’elle n’impose pas un usage mais en autorise et suggère plusieurs, lorsqu’elle rend possible l’inattendu, la rencontre, l’appropriation.
Je crois qu’une architecture sociale repose avant tout sur la capacité de l’architecte à penser et à défendre la production d’espaces bâtis de qualité — pour la ville, pour le vivant, pour la diversité des corps et des vies qui l’habitent. La spatialité s’apprend en pensant au corps qui traverse l’espace. Mais peut-on réellement parler de spatialité sociale sans s’affranchir de l’idéal de l’homme universel et penser les lieux à partir de la pluralité de celles et ceux qui les parcourent ? Dessiner pour la lenteur d’un corps vieillissant, pour des pas lourds, pour une montée d’escalier devenue épreuve, c’est déjà dessiner pour l’autre.
Je pourrais concevoir demain le plus beau des bâtiments : une façade sublime, un parcours architectural soigné, une composition manifeste. Et j’en serais fière. Mais si cet espace ne répond qu’à moi, quel est son sens ? Je crois qu’un espace ne prend forme que quand les corps y pénètrent. Ce n’est pas l’objet en lui-même qui est social mais le potentiel de relation qu’il contient — et la manière dont ce potentiel est activé par les lieux.
Alors oui, le mot « social » est imparfait. Il est encombré d’histoires, de malentendus, de connotations négatives. Mais il reste selon moi un mot nécessaire. Il permet d’ouvrir des discussions, de poser des enjeux, de nommer une volonté. Le renier serait, d’une certaine manière, renier ce qui fait en partie le métier d’architecte. Et, surtout, ce pour quoi on le fait.
Une architecture réalisée avec patience, écoute, poésie, soin, avec les autres, une architecture qui ne cherche pas à séduire mais à servir… Une architecture sociale en somme !
Estelle Poisson
Architecte — Constellations Studio
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