La nature a horreur du vide, les promoteurs encore plus, surtout quand les prix de l’immobilier fendent les plafonds. Depuis quelques années, les terrasses éphémères et autres friches industrielles réutilisées prolifèrent dans les grandes villes françaises ; pas moins de 60 rien qu’en Ile-de-France. Si leur succès ne se dément plus chaque été, ces différents spots cachent en réalité plusieurs facettes. Qu’il soit transitoire ou éphémère, cet urbanisme d’un genre nouveau semble déjà bien installé. Alors géniale fulgurance ou fausse bonne idée ?
Rentabiliser le temps si précieux mais pourtant incompressible du portage de projet, c’est désormais possible. La tendance est d’ailleurs à l’élongation. Avec la complicité de la loi, de plus en plus d’usines désaffectées et de bureaux vides sont ainsi loués à des occupants temporaires moyennant un bail dérogatoire ou une convention d’occupation précaire.
C’est à cette faveur que 2017 a vu fleurir la troisième édition du «Ground Control» qui a migré dans l’ancien tri postal appartenant à la SNCF de la rue des Charolais (derrière la Gare de Lyon), la poursuite de l’opération des Grands Voisins sur ce qui fut jadis l’hôpital Saint-Vincent-de-Paul, tandis que la Friche Miko (Bobigny), la Station Gare des Mines (Porte d’Aubervilliers), le 6B à Saint-Denis, pour ne citer qu’eux, affichaient complet tout l’été.
La plupart de ces lieux majoritairement dédiés à l’oisiveté et la fête appartiennent encore à la SNCF qui a eu la bonne idée de créer une entité au sein de SNCF Immobilier pour gérer ces friches aujourd’hui si prisées. «Ce sont des lieux qui nous appartiennent et que nous ne pouvons pas valoriser immédiatement. Nous choisissons donc de les mettre à disposition d’acteurs qui se chargent de les rendre vivants», explique Benoît Quignon, directeur général de SNCF Immobilier.
Un coup d’œil à la chronologie de cette jolie romance entre la SNCF et les milieux culturels (branchés plutôt ?) montre qu’en réalité ce sont les seconds qui ont commencé à courtiser la première. Premier constat, ce n’est pas Beaubourg qui ouvre ses portes mais des associations d’artistes moins onéreuses à loger.
Pour la SNCF, il s’agit de préserver ses territoires inoccupés en attendant les vastes opérations foncières en cours. Si cette utilisation ne rapporte (en théorie) rien à la société, elle a le mérite de permettre l’économie des frais de gardiennage qui peuvent s’avérer exponentiels (autour de 13 000 euros le mois) et les dégradations plus ou moins volontaires.
A Ground Control, l’occupation temporaire avait également comme mission de préfigurer certains usages et d’en mesurer l’attractivité. Un peu comme un urbanisme des foules, où les ‘hipsters’ joueraient le rôle de cobayes des futures ambiances urbaines et coproduiraient la ville, lui permettant de réconcilier «nature et urbanité, consommation et vivre-ensemble» dans un environnement urbain «pacifié, joyeux, plus responsable et solidaire». C’est beau comme l’antique ! Sans oublier que les dents creuses ont tendance à dégrader l’image du quartier. D’où l’intérêt de les confier à des acteurs culturels à la recherche d’espaces pour mener à bien leurs projets.
Cependant, il ne faut pas se tromper. Si l’été se révèle être la saison brame du DJ hipster, c’est que la nature urbaine, ou plutôt que ces acteurs, ont leurs raisons. Anciennes gares, centres de maintenance, ex-tris postaux, tous ces lieux enraillés sont encore aujourd’hui dans des quartiers peu vivants. Qui ne devraient pas le rester longtemps.
En témoignent les 500 logements qui doivent voir le jour à l’emplacement de feu Grand Train, installé l’an dernier rue Ordener. Cela en fait du monde à venir pour les riverains qui, dans ce coin du XVIIIe arrondissement de Paname, ne portent pas tous des Stan Smith et autres sacs en coton bio recyclé. L’opération permet ainsi de doter le futur quartier d’un récit qui préfigure ce que sera son identité prochaine, l’urbanisme transitoire tenant un rôle de facilitateur de la rencontre, inexorablement du troisième type, qui devrait se jouer dans ce quartier entre les riverains ‘historiques’ et les nouveaux habitants.
«L’ADN ferroviaire du site du dépôt Chapelle est ressorti très fortement dans l’appétence et le succès du concept», explique la SNCF, qui y avait installé moult vieilles motrices pour appuyer l’idée. «Le projet urbain en cours de définition fera revivre cet ADN et cette identité ferroviaire très forte qui constituent un actif immatériel et un capital fort». L’occupation temporaire et ses propositions fonctionneraient-elles comme un showroom des usages à venir ?
Quant aux Grands Voisins, il y a été mis en route un efficace laboratoire de réflexion sur la ville et sa fabrication. Une plus grande diversité d’acteurs a ainsi pu participer à la fabrique de la ville, sur le plus important site du genre en Europe (3,4 hectares) où plus de 70 associations trouvent place. Aux Grands Voisins, c’est aussi 300 places de logements d’urgence qui ont aussi vu le jour. Un joli coup de communication récupérée par la ville de Paris, qui permettra à certaines expérimentations de perdurer dans l’écoquartier final.
Les Grands Voisins ou encore Le Voyage à Nantes, pour prendre un train qui file à vive allure, offrent de réelles qualités sociales, porteuses d’emploi et d’aide à la société, du moins dans l’idée. Ce ne sont pas nécessairement ceux qui en ont le plus besoin qui utilisent les installations, la cible étant le trentenaire, voire quadra dynamique, intello-artiste et surtout citadin dans l’âme à fort pouvoir d’achat, en mal de verdure et autres poules pondeuses. D’ailleurs, les prix des marchés de producteurs et autres brocantes tendance vide-greniers vintage ne sont pas souvent à la portée de toutes les bourses.
Parce que bon, il ne faut pas non plus se leurrer quant à la motivation des proprios qui préfèrent aux squatteurs et autres SDF (pour ne pas dire migrants) les gentils fêtards en goguette. L’urbanisme transitoire ou comment les villes s’enfoncent sans vergogne dans un processus de gentrification ‘marketé’ en évacuant les indésirables, et comment des communes comme Saint-Denis, Pantin ou Bobigny s’offrent un nettoyage en règle et électoraliste, à moindres frais pour l’Etat, pour mieux attirer le Parisien qui n’a plus les moyens de vivre intra-muros.
A deux pas de danse de Grand Train et de ses locomotives délicieusement rétro, se dressait honteusement le bidonville de la Chapelle. La SNCF n’aurait-elle pas pu être mise à contribution et installer des solutions tout aussi éphémères de relogement ? A Montréal, la gestion des arrivées accélérées de demandeurs d’asile a permis d’ouvrir la porte à la créativité, notamment à l’hôpital Royal Victoria, qui sert de centre d’hébergement temporaire. Cette fois, c’est l’urgence de la situation qui a forcé à utiliser ce mastodonte de pierres de 100 000 m², vide depuis 2015. Pourquoi ne pas avoir déjà eu cette réflexion rue Ordener ?
En pratique, tout cela à l’air bien chouette mais le soiffard aura vite fait de se rendre compte qu’il est tombé dans le temple du «Zéro spontanéité». Géré par des professionnels de l’événementiel, dont le seul credo est de faire venir le néo-bûcheron dans son antre à la gloire de la bière moitié chaude, dans le XIIe, le XIVe, à Pantin ou à Saint-Ouen. Vu de dedans, les mêmes ‘food trucks’ pour manger, les mêmes palettes pour s’assoir, la même déco en bois, sans grande inventivité.
L’urbanisme éphémère aurait pu être prétexte à proposer des projets audacieux, moins déjà-vus. Raté.
Alice Delaleu