Sous son aspect bonhomme et engageant, Dominique Tessier, président du CROA-IDF, est un homme exigeant et rigoureux à la personnalité plus complexe que son calme apparent ne laisser transparaître. De même son architecture, beaucoup plus subtile au fond qu’au premier regard. Son discours lors de ses vœux le mardi 13 janvier 2009 en atteste. Portrait.
Le très grand bureau de Dominique Tessier, dans l’extension surexposée à la lumière – pas de stores ou volets – au sommet d’un petit pavillon de banlieue (mais la véranda vaut le détour également) au Pré-Saint-Gervais près de Paris, est méticuleusement rangé. Les dossiers soigneusement espacés, les différentes cartes de visite en petites piles au carré, la documentation organisée, le courrier parfaitement classé, etc.
Il s’agit sans doute d’un souci d’organisation puisque le propriétaire des lieux est architecte (1978 – Paris-Belleville), mais aussi depuis octobre 2007 président du Conseil régional des architectes – Ile de France (CROA-IDF), architecte/ingénieur civil de l’Union Européenne à Madagascar, membre de l’Association Architecture et Maîtrise d’Ouvrage (A.M.O) et architecte-conseil de l’Etat. Et il a également une agence à Mayotte. Sauf qu’autant de soin ne peut répondre qu’au seul souci d’organisation. «Je déteste l’enfermement,» souligne Dominique Tessier. Qui insistera plus tard dans l’entretien, à deux reprises, avec exactement les mêmes mots : «je déteste l’enfermement». Ceci expliquant sans doute l’inondation de lumière.
«Je trouve pourtant que ce n’est pas rangé,» s’étonne-t-il. Il montre trois piles sur une étagère : «tout devrait être dans des classeurs mais je n’ai pas eu le temps de le faire». Puis il ajoute : «chaque chose a une place mais il y a trop de choses». Hors du plateau du bureau, des peintures de nus signés DT et des toiles poussées sous l’escalier qui monte à la mezzanine, des photos de sa fille aînée, des objets d’art africain et une bibliothèque hétéroclite où se côtoient, cette fois dans un désordre à soulever le cœur d’un bibliothécaire, livres d’architectures, de peinture, de cinéma, de musique. L’homme n’est donc pas maniaque et ses passions débordent largement le cadre strict de ses multiples fonctions architecturales.
«Je suis ordonné,» convient-il. «C’est efficace. Quand on cherche quelque chose, on le trouve. C’est un préalable. La manière dont je range les choses est une forme de travail car quand tout s’ordonne dans ma tête, je peux hiérarchiser,» dit-il. Cela vaut pour toutes ses activités, y compris et surtout sa pratique. «Pour les projets, avec mes collaborateurs (cinq architectes), nous répertorions et identifions toutes les contingences techniques, réglementaires, budgétaires, etc. Quand on a tout mis à plat, quand tout cela est cerné, nous avons déterminé le cadre de la liberté,» explique-t-il. Il parle de phase d’élaboration assez longue – «je peux achopper,» dit-il. «Sans ordre, il n’y a pas de place pour l’intuition. J’attends donc le moment quand tout est en ordre, ce moment où j’ai enfin une vraie disponibilité d’esprit, alors, je peux penser». Et penser lui permet de se forger des convictions, articulées bien évidemment entre ‘intuition’ et ‘raison’.
Ainsi, ce pur produit de la mobilité sociale républicaine s’est-il très tôt engagé, dès sa première année d’étudiant, à l’U.N.E.F. Il avait d’emblée fait sienne les deux conditions théorisées par André Malraux et Max Querrien du développement d’une politique architecturale : la liberté et l’engagement politique. Lesquels pour lui ne vont pas l’une sans l’autre. Pour preuve, il estime d’une part que «les architectes, au travers de leurs projets, doivent rester porteur d’utopies» tout en relevant, d’autre part, que «les emprunts multiformes à la mode, aux arts visuels, au design, à l’image rendent l’architecture plus difficile à interpréter et la qualité plus difficile à apprécier». L’utopie est donc à chercher pour lui dans l’engagement social et le domaine des idées et non dans des techniques miraculeuses.
Peut-on alors parler d’utopie pragmatique ? A peine diplômé, il s’intéresse au logement participatif privé ou social. En 1988, il est lauréat du P.A.N. (Programme Architecture Nouvelle) dans la catégorie Espaces de Bureaux après avoir mené une réflexion qui «alliait conception de l’espace et analyse ergonomique de l’activité». «La place de l’homme dans l’espace est un objet de travail pour l’architecte,» dit-il encore aujourd’hui. Dit autrement, la recherche du confort au travail (ou du moins l’amélioration des conditions de travail) au service de la productivité.
Lui croit à la valeur travail et que l’homme peut vaincre le déterminisme. Issu d’une famille modeste qui le souhaitait ingénieur, un talent artistique et une curiosité sans bornes l’ont finalement dirigé vers l’architecture. «Je ne supporte pas l’enfermement et, en conséquence, je ne supporte pas la spécialisation. L’architecture m’est apparue comme une activité transversale, mêlant philosophie, littérature, les arts, la psychanalyse, l’ergonomie,» explique-t-il. Ce dont témoigne effectivement sa bibliothèque.
Cette foi en la capacité de l’individu à prendre en charge son destin au-delà des déterminismes et des aléas ne l’a pas quitté. Lors de ses vœux de 2009, en tant que président du CROA-IDF, ses premiers mots sont les suivants : «Crise financière, crise économique, crise des banlieues, crise climatique. La crise est devenue le maître mot pour désigner tout ce qui échappe aux solutions connues. Mais est-il si invraisemblable de penser que la ‘crise’ puisse constituer, peut-être, un choc salutaire et un défi formidable pour tous ceux qui, plutôt que considérer que nous serions les victimes d’un avenir inéluctablement dramatique, feraient le choix de devenir les artisans d’un avenir qui reste très largement à construire ?»
Sauf que selon lui l’individu doit s’inscrire dans une logique de groupe. Il note qu’architecte est un métier individualiste «où les gens se mettent très facilement dans des positions de rivalité». «Chacun joue sa personnalité même s’il y a des rapprochements par style. Trop souvent, la marque personnelle prend le pas sur l’objectif,» dit-il. Du coup, son cheval de bataille, au CROA-IDF, est que tous les titulaires d’un diplôme d’architecture, quelle que soit leur fonction, puissent être reconnus architectes et adhérer à l’Ordre. Ainsi, la France compte seulement 28.000 architectes contre 80.000 en Allemagne aime-t-il à répéter.
Il ne voit pas de contradiction non plus au fait que tous les membres du bureau élu en 2007 au CROA-IDF soient issus de la même liste (Mouvement) puisque «tout le monde n’est pas 100% Mouvement Historique, que ce n’est pas un parti et que les membres sont extrêmement divers avec des idéologies sociales et politiques différentes, voire opposées». Ce qui les rassemble ? «La même foi dans le métier, la même volonté de tirer le métier vers le haut». Et, encore, la même interrogation, dans son discours de vœux : «La société que nous sommes en train de fabriquer est-elle toujours républicaine, fondée sur des valeurs de liberté, d’égalité et de fraternité ?»
Cette volonté que l’individu se fonde dans un collectif et un projet plus larges (qu’il appelle «une solidarité supérieure ; le projet collectif, c’est l’anti-crise,» dit-il) se traduit dans son architecture. Il est par exemple significatif que Dominique Tessier ne propose que des bâtiments symboliques de cette république qu’il chérit (et dont il déplore que la «politique publique de l’architecture menée par l’Etat se délite») : des commissariats, un bâtiment pour l’URSSAF d’Amiens, un autre pour la CPAM de Maubeuge ou la Direction départementale de l’équipement et de l’agriculture de Troyes, un institut médico-légal, un Centre national d’informations routières, une sous-préfecture, etc. «Tous les projets sont différents,» dit-il, mais, si tous les bâtiments sont singuliers, ils doivent être attachés à des particularités du lieux, «en osmose», dit-il.
Il prend l’exemple d’un concours non gagné à Torcy pour une sous-préfecture (encore) coincée entre un viaduc RER et un étang. Afin d’offrir «à tous» les qualités du site, il a tenu à ce que tous les locaux aient une vue sur l’étang, ce qu’il appelle «un arbitraire qui permet de dégager une forme». Mais si chaque bâtiment est singulier, «il doit bien y avoir une continuité». Pour lui cette continuité se traduit souvent dans le choix des matériaux, la brique et le bois notamment, «mais sans exclusive». A propos de la sous-préfecture de Dunkerque conçue par lui, un magazine a titré : Continuité spatiale et républicaine.
Son architecture ne fait donc à son tour que traduire son engagement. Lors des vœux 2009, parlant d’architecture contemporaine : «La question se pose ainsi : l’humanité du XXIe siècle avec des moyens financiers et technologiques jamais égalés saura-t-elle satisfaire tous les besoins élémentaires de ses enfants, des femmes et des hommes ? Au XXe siècle, de manière radicale et irréversible l’architecture a apporté l’hygiène et la lumière dans les logements. Et nous qu’allons-nous produire ? A quoi riment les plus-values financières et les économies de ’bouts de chandelles’ si c’est pour que s’accroisse proportionnellement la ‘mal vie’ d’une partie toujours plus importante de la population ?»
Individualiste par sens des responsabilités, Dominique Tessier demeure fasciné par les réalisations collectives. Par exemple Mayotte. Pourquoi une agence à Mayotte ? «Lors d’un premier voyage, j’ai été séduit par le fait que la croissance urbaine est contenue ; il n’y a pas de mitage malgré une croissance démographique forte. J’ai voulu comprendre comment c’était possible,» dit-il. Il a plus tard compris que c’était la coutume locale, donc le mode de vie, qui en était à l’origine après avoir identifié les deux règles qui président au développement spatial du village. «D’une part, tous les enfants nés au village ont droit à une maison dans ce village, d’autre part, obligation est faite au père de construire pour chacune de ses filles une maison sur la terre de la mère,» explique-t-il. Il relève avoir également observé une architecture de main d’œuvre «qu’on ne fait plus en Métropole».
Bref, il fut conquis et une histoire professionnelle est aussi devenue une histoire personnelle. Comme souvent avec lui. De fait, il avoue avoir longtemps habité ce qui n’est plus aujourd’hui que son bureau. «Je ne sais pas faire de séparation stricte entre vie professionnelle et vie tout court, les choses sont mêlées,» dit-il, précisant par ailleurs être ‘gourmand’ de la vie et de la culture. Il a donc accepté une mission à Madagascar.
«Nous avons besoin de liberté pour agir et d’engagement pour aboutir,» insista-t-il encore lors des vœux. L’antienne, à force d’être répétée, pourrait tenir du sermon, voire dénoter une forme de rigidité. En réalité, l’extrême rigueur de Dominique Tessier est sujette au contretemps. «Les journées ne se passent jamais comme prévu,» dit-il en souriant. «Mais l’aléatoire qui intervient dans mon organisation ne va pas m’empêcher de finir ce que j’ai commencé, je prends simplement plus de temps».
Il se souvient que lorsque qu’il est devenu libéral, en 1988 (après avoir été salarié de Bernard Kohn et travaillé en Inde avec Louis Kahn), son inquiétude était de savoir «comment occuper [son] temps». «J’ai vu tout de suite que je n’en aurais jamais assez,» dit-il, riant franchement cette fois. Alors il a fini par «suspendre» quelques-unes de ses activités. Il a par exemple cessé d’enseigner, il ne peint plus. Le temps gagné lui a permis de s’engager ailleurs, autrement, avec depuis peu, pour une fois, une petite part de solidarité supérieure accordée à lui-même.
Mais il revient très vite aux obligations qu’il s’impose tout en enjoignant, de par sa fonction au CROA-IDF, ses confrères d’y adhérer. «Constatant que l’Etat ne cesse de reculer devant les égoïsmes locaux, il apparaît désormais évident que c’est à notre institution ordinale de relever le défi et de porter une véritable politique nationale,» leur a-t-il dit enfin lors des vœux. Rien moins. Utopiste ? Peut-être. Mais surtout l’expression de sa volonté de «rendre utile ce qui est obligatoire».
Christophe Leray
Cet article est paru en première publication sur CyberArchi le 14 janvier 2009